mercredi 24 octobre 2012

Rôle des langues dans la construction de l'identite des immigres italiens et de leurs descendants

 Sylvie ROBERT




Introduction : Contexte historique de l'immigration italienne

en France p. 1
I. Spécificités de l'immigration italienne et choix méthodologiques p. 7
I.1. Une situation plurilingue p. 7
I.2. Création de communautés italiennes p.1 1
I.3. L'intégration : facteurs « facilitateurs » et obstacles p. 22
I.4. Enquête et constitution d'un corpus p. 27
II. Le rapport ambigu entre langue et identité chez les immigrés italiens p. 31
II.1. La quête identitaire des immigrés p. 31
II.2. La langue, élément fondateur ou simple constituant de l'identité ? p. 36
II.3. Le rapport ambivalent à la langue française. p. 41
III. La langue maternelle, un signe distinctif à effacer ou un héritage à transmettre à ses descendants ? p. 47
III.1. Le rejet de ses origines et la non-transmission de la langue p. 47
III.2. Le désir de la 3ème génération d'un retour aux sources. p. 53
Conclusion p. 58

AVANT-PROPOS
J'ai choisi d'étudier le plurilinguisme et la question de l'identité chez les immigrés italiens venus en France, probablement en raison de mon amour pour l'Italie, où j'ai vécu quelques années et que je considère comme mon pays d'adoption bien que je n'aie aucune origine italienne. Les liens qui m'unissent à ce pays sont toujours très forts et ne se sont pas amoindris après mon retour en France. J'ai d'ailleurs quitté l'Italie pour devenir professeur d'italien et j'essaie - autant que faire se peut - de transmettre à mes élèves ma passion pour ce pays et pour la langue italienne.
Ayant grandi dans le Nord-est de la France, j'ai de nombreux amis ou connaissances dont les parents étaient immigrés italiens. J'ai pu constater que certains n'avaient pas souhaité transmettre leur langue maternelle à leurs enfants. Je me suis alors demandé quel(s) événement(s) pouvai(en)t amener à l'abandon voire au rejet de cette langue que j'aime tant alors qu'elle n'est pas la mienne. Cette question m'a donné envie de me documenter sur l'immigration italienne, sur l'intégration dite « facile » des travailleurs italiens.
Au cours de mes recherches et en lisant des témoignages, j'ai pris conscience de la complexité du problème de l'identité. Qui est-on vraiment lorsque l'on est immigré ? Cesse-t-on d'être italien lorsque l'on quitte l'Italie ? Devient-on français dès lors que l'on obtient la naturalisation ? Est-on français seulement sur "les papiers" et reste-t- on italien dans son coeur ? Y a-t-il une identité franco-italienne ?
Je me suis également interrogée sur la place des langues dans la construction de l'identité de l'immigré : La langue que l'on parle conditionne-t-elle notre mode de pensée ? Devient-on français lorsque l'on maîtrise parfaitement le français, lorsque l'on pense en français ? La langue maternelle exerce-t-elle toujours une influence sur la pensée ? Peut-on réellement se détacher d'une langue qui vient des parents ? Est-ce important de la transmettre aux générations futures ?
Ce sont ces questions qui ont orienté ma réflexion sur le thème du rôle des langues dans la construction de l'identité chez les immigrés et leurs descendants.
Mon propos n'est pas d'apporter une réponse univoque à ces questions, ni d'émettre des généralités. Je garde à l'esprit que chaque histoire d'immigration est unique et qu'elle est souvent douloureuse. Mes conclusions s'appuieront sur des témoignages et ne sauraient revêtir un caractère universel.
En premier lieu, j'exposerai le contexte historique de l'immigration en France après la seconde guerre mondiale, puis j'analyserai le rapport ambigu entre langue et identité chez les immigrés italiens, enfin je montrerai que la langue maternelle peut être perçue comme un signe distinctif à effacer ou au contraire, comme un héritage à transmettre à ses enfants.
INTRODUCTION : CONTEXTE HISTORIQUE DE L'IMMIGRATION
ITALIENNE EN FRANCE.
Notre étude s'appuiera sur des témoignages recueillis auprès d'immigrés arrivés en France entre les deux guerres, et sur ceux de leurs enfants et petits-enfants. Il est cependant nécessaire de présenter brièvement les vagues antérieures de l'immigration afin de comprendre les difficultés d'insertion auxquelles ont été confrontés les migrants. En effet, contrairement aux idées reçues, l'intégration des Italiens dans la société française résulte d'une longue histoire parsemée de difficultés et d'épisodes parfois sanglants.

· Les premières vagues d'immigration italienne en France.
La première grande vague d'émigration eut lieu à la fin du XIXème siècle (entre 1871 et la fin du siècle)1, alors que l'unité italienne n'était pas encore achevée. À cette époque-là, où l'Italie était très pauvre et 90 % de la population était analphabète, 5 millions d'italiens quittèrent leur pays pour chercher du travail et s'installèrent dans le Nord de la France et surtout à Marseille.
L'Italie ayant signé l'alliance avec l'Autriche, la Hongrie et l'Allemagne en 1882, elle devint une ennemie potentielle pour la France c'est donc avec hostilité que furent accueillis les travailleurs italiens venus du Nord de la Péninsule (Turin, Cuneo), vus comme des «envahisseurs2» et des concurrents déloyaux. Leurs conditions de vie étaient extrêmement difficiles (ségrégation dans les ghettos situés en périphérie des grandes villes comme Paris ou Marseille), promiscuité dans les baraques ouvrières des villes industrielles du Nord. Se contentant de peu, les Italiens acceptaient les tâches les plus dures et des salaires dérisoires ce qui suscita l'inimitié des ouvriers français. Des rixes parfois très violentes éclatèrent entre Français et Italiens, parfois
1 Cf. Annexe 1 : carte de la répartition par départements des Italiens dans la France en 1896.
2 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p 145 : « l'image de nos voisin(...) continue d'entretenir une peur fantasmatique de la submersion. En témoigne l'usage omniprésent dans les textes du thème de l'invasion(...) on parle de « nuées de sauterelles», de « hordes de barbares », de « l'ennemi campant aux portes de la Cité ».
Le roman de Louis BERTRAND, L'invasion publié en 1907, connaît un grand succès en France.
sur le lieu même du travail. La tragédie d'Aigues-Mortes3, manifestation de xénophobie la plus éclatante a été, hélas, suivie d'autres incidents :
Le travail dans les salines d'Aigues-Mortes était extrêmement difficile. Le zèle des Italiens provoqua la jalousie des ouvriers français. Le 17 août 1893, des altercations dégénérèrent en véritable émeute, la foule excitée poursuivit les Italiens, armée de fourches et de pioches et réclamant la mort des « Christos ». Ce fut un véritable massacre.
L'assassinat du Président Carnot par l'anarchiste Sante Caserio exacerba l'hostilité et provoqua un nouveau déferlement de violence dans de nombreuses villes (Marseille, Avignon, Chambéry, Nancy et surtout Lyon).
De 1905 à 1914, les violences s'amoindrirent, les relations entre Français et Italiens s'améliorèrent peu à peu bien que les préjugés sur les Italiens perdurèrent jusqu'à la guerre.
En 1915, l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés de l'Entente et le fait que des milliers d'Italiens aient été volontaires pour combattre avec les Français contribuèrent à changer de façon positive l'image des Italiens. Les migrants qui arrivèrent dans les années 20, s'insérèrent donc plus facilement dans la société. On reconnaît les qualités des travailleurs italiens et leur savoir-faire :
Dans les milieux patronaux s'élabore l'image de l'Italien « bon ouvrier » en même temps que
« bon père de famille » généralement peu enclin à troubler l'ordre public4.
Mais dans les années 30, la crise économique qui gagna la France après avoir affaibli l'Amérique et l'Europe, provoqua une nouvelle vague de xénophobie, alimentée par les discours non seulement de l'extrême droite mais de tous les partis politiques, ravivant les anciennes rancoeurs et les stéréotypes. Les « chasses à l'Italien » et les événements sanglants de la fin du siècle précédent ne se reproduisirent pas, mais la violence verbale se déchaîna.
Les Italiens appelés « ritals » ou « macaroni » étaient tournés en dérision et la presse diffusa une image négative des Italiens en mettant en avant la criminalité italienne. La propagande de Mussolini pour rapatrier les immigrés ne fit qu'empirer le sentiment italophobe, devenu si fort en 1939, qu'il alarma les partis politiques de gauche :
3 Enzo BARNABÀ, Le sang des marais, Aigues-Mortes, 17 ao€~t 1893, une tragédie de l'immigration italienne, Marseille, Via Valeriano, 1993.
4 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p148.
« Les Italiens de France, dans leur immense majorité, réagissent. Contre la guerre, certes, dont ils ne veulent pas. Mais aussi contre leur gouvernement, dont ils n'hésitent pas à dénoncer (...) les responsabilités criminelles. Ils vont plus loin, et par dizaines de milliers, se déclarent prêts à défendre contre une agression le pays dont ils sont les hôtes (...) Il y a Italiens et Italiens, et, l'on veut espérer que les Français ne commettront pas la faute de confondre les uns et les autres ».5

· La seconde guerre mondiale et le traumatisme du « coup de poignard dans le dos »
La déclaration de guerre de Mussolini à la France occupée par les nazis en 1940, vécue comme « un coup de poignard dans le dos » par les Français fut lourde de conséquences pour les Italiens de France, considérés comme des traîtres. 60 000 Italiens quittèrent la France pour l'Italie en 1939, la plupart pour échapper aux dénonciations et à la déportation dans les camps de concentration du Midi.
"Qui a-t-on envoyé dans ces bagnes dont un certain nombre ne reviendront pas ?( ...) j'ai sous les yeux en écrivant ces lignes les centaines de photocopies que j'ai faites aux archives de Marseille (...) Pour un sympathisant déclaré de la dictature mussolinienne, je trouve cinq adversaires déterminés du régime et à peu près autant de pauvres diables installés de longue date dans la région, parfaitement intégrés (...) souvent ayant demandé leur naturalisation depuis des années et que l'on a embarqués au petit matin, à la suite d'une dénonciation, parce qu'ils ont un jour participé à une grève, eu une altercation avec un voisin".6
Le souvenir de la « trahison » italienne resta longtemps présent dans l'esprit des Français, l'animosité ne s'estompa que très progressivement :
"Les Italiens se souviennent des difficultés de la vie quotidienne (vente de biens, relations familiales distendues, deuils sans accompagnement), de l'impression d'r~tre mis à l'écart et des vexations de toutes sortes7".
"Jusqu'en 1945, la presse française fait preuve d'un «anti-italianisme par défaut» en présentant les immigrés comme les ressortissants d'un pays vaincu8".
Italiens et Français gardent aujourd'hui encore un souvenir noir de cette période. Il semblerait néanmoins que les torts aient été partagés :
"On entend encore dire que « les Italiens ont fait la noce » dans un pays humilié par la défaite, souff ."
5 André GUERIN, article paru dans L'°~uvre, avril 1939, cité par Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p 153.
6 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p358.
7 Laure TEULIERES « Mémoires et représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain», dans Les italiens en France depuis 1945, p 215.
8 Alexis SPIRE « Un régime dérogatoire pour une immigration convoitée. Les politiques française et italienne d'immigration et d'émigration » dans Les italiens en France depuis 1945, p 43.
9Laure TEULIERES « Mémoires et représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain » Mémoires privées, le choix du non-dit, p 215.
"Le traumatisme de 1940 n'a pas seulement fait perdre leurs repères aux habitants de l'Hexagone (...) il a également provoqué chez les migrants des réactions qui ne sont guère plus glorieuses. Certes, comme chez les Français une minorité s'engage tout de suite dans le combat contre l'occupant. (...) Mais la masse hésite entre le désir d'incognito - ne pas faire de vagues, surtout ne pas afficher son appartenance à la nationalité du pays ennemi pour ne pas éveiller ou réveiller l'hostilité des autochtones - et la jubilation d'f tre du côté des vainqueurs."10
Pour les Italiens, participer à la Résistance est une preuve de loyauté envers la France et montre leur volonté d'intégration :
" C'est l'affirmation d'une identité pleinement francisée pour les jeunes de la seconde génération. On exalte les épreuves partagées, le sacrifice consenti pour le pays d'accueil "11.

· La libération et la Reconstruction
L'économie italienne très affaiblie au moment de la Libération et le taux de chômage élevé furent à l'origine d'un nouveau flux d'immigration. La France avait par ailleurs besoin de main-d'oeuvre pour reconstruire le pays et de « sang neuf » pour relancer la croissance démographique :
"Alfred de Sauvy insiste sur l'urgence de combler les vides et le général De Gaulle admet la nécessité de faire appel à une « bonne » immigration en attendant les millions de beaux bébés dont la France a besoin pour assurer sa pérennité historique"12.
À partir du printemps 1945, de nombreux Italiens arrivèrent en France : il s'agissait d'anciens ouvriers qui avaient quitté la France en 1939 et qui retrouvaient facilement du travail auprès de leur ancien employeur, mais aussi de chômeurs qui venaient pour chercher du travail et régularisaient leur situation par la suite.
Les Français considérèrent d'abord cette arrivée massive comme "une nouvelle invasion"13. Selon les régions dans lesquelles ils s'établirent, ces nouveaux immigrés subirent, comme les générations précédentes, rejet et discriminations.
Mais la participation des Italiens à la Reconstruction scella à nouveau l'amitié entre les deux peuples :
10 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p.361.
11 Laure TEULIERES, « Mémoires et représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain », dans Les Italiens en France depuis 1945, p.207.
12 Pierre MILZA, Op.cit., p101.
13 Ibidem, p.100.
"La période de l'après-guerre est évoquée par les entrepreneurs, artisans, patrons ou simples ouvriers comme le temps de la fierté, de l'enracinement, de l'acceptation réciproque, de l'insertion à la société d'accueil ".14
Jusqu'au début des années 60, l'immigration se stabilisa. En France, la croissance s'accéléra, tandis que le « miracle italien15 » améliora considérablement le niveau de vie des ouvriers dans le Nord du pays.
Par conséquent, le nouveau flux est majoritairement composé d'italiens originaires des régions du sud de la Péninsule (Campanie, Calabre, Pouilles, Basilicate, Sicile) tandis que les immigrés des vagues précédentes venaient du Nord (Piémont, Cuneo). Les nouveaux venus eurent beaucoup de difficultés à se faire accepter non seulement par les Français de souche mais également par ces anciens immigrés, installés depuis longtemps en France et parfaitement intégrés à la société.
À partir des années 60, une grande partie des immigrés italiens choisit de rester définitivement en France. Leurs enfants, nés en France abandonnent souvent les durs métiers de la sidérurgie entre autres, pour se tourner vers d'autres secteurs de l'économie :
"Chez les Italiens apparaît une volonté de s'établir en France de façon plus durable (...) en 1962, leur nombre augmente en passant à 52 % des étrangers nouvellement naturalisés français (...) La nouvelle génération d'Italiens née en Lorraine et scolarisée sur place, préfère se tourner vers le commerce (30 %) ou monter une petite activité artisanale ou industrielle (1/5) "16.
Pour cette seconde génération et pour les migrants arrivés après les années 60, l'insertion a été plus facile, même s'il existe des différences sensibles d'une région à l'autre. Ainsi, en grande majorité (60 %), les primo-migrants - arrivés en France entre 1950 et 1963 - ayant répondu à notre questionnaire considèrent-t-ils que les Français leur ont réservé un bon accueil.
14 Marc POTTIER, « Les Italiens et la reconstruction de la Normandie aux lendemains du Débarquement » dans Les Italiens en France depuis 1945, p.70.
15 Entre la fin des années 50 et le début des années 60, l'Italie se transforme sur le plan socio-économique: on assiste à l'industrialisation, à la scolarisation en masse et à une modernisation fulgurante du pays, d'où l'expression « miracle italien » pour désigner ces progrès extraordinaires.
16 Piero D. GALLORO, « Le flux de main-d'oeuvre italienne dans la sidérurgie Lorraine, analyse sociale et démographique (1945-1 968) » in Les Italiens en France depuis 1945, p 92.
Ce rappel historique avait pour but de montrer que l'intégration dite « réussie » des immigrés italiens, ne s'est pas faite sans obstacles ni souffrances.
Retracer le parcours des différentes générations d'immigrés était nécessaire avant de réfléchir au rôle des langues dans le processus d'intégration. Connaître les événements historiques à défaut de l'histoire personnelle de chacun permet de mieux comprendre les différents choix des immigrés : celui de transmettre leur langue maternelle ou non, leur désir de préserver ou au contraire de dissimuler leur italianité.

I. Spécificités de l'immigration italienne et choix méthodologiques

I.1- Une situation plurilingue.

A- Coexistence de plusieurs langues au sein des communautés italiennes (dialectes/ italien)
Contrairement à la France, où les dialectes ont pratiquement tous disparu en raison de « la chasse aux patois » mise en oeuvre dès la fin du XVIIIème siècle, surtout dans le Nord du pays, en Italie, ils ont constitué le seul moyen de communication jusqu'en 1960, date à laquelle la télévision a fait entrer l'italien dans les foyers des Italiens. Ils subsistent aujourd'hui encore17, et si la plupart des jeunes ne connaissent que quelques mots de dialecte, ils le comprennent parfaitement. Dans certaines régions, deux dialectes coexistent en plus de l'italien, c'est pourquoi on peut effectivement parler d'une situation plurilingue et non pas bilingue.
L'unification linguistique de l'Italie n'existait pas au moment des premières vagues d'immigration. D'après le linguiste De Mauro, vers 1860, les italophones ne représentaient que 20 % de la population adulte. L'Italie a d'ailleurs été faite par un roi francophone qui parlait à ses soldats en piémontais. Ceux-ci n'arrivaient d'ailleurs pas à se faire comprendre dans les régions du sud de la Péninsule qu'ils avaient conquises ! L'italien était une langue littéraire, à laquelle la population n'avait pas accès. En outre, il n'y avait pas en Italie de sentiment national, c'est pourquoi Massimo D'Azeglio aurait déclaré après la proclamation de l'Unité italienne, « l'Italie est faite, il reste à faire les Italiens ». Des traditions culturelles très différentes opposaient le Nord et le Sud de la Péninsule ; l'analphabétisme et la pauvreté des méridionaux suscitaient souvent le mépris des septentrionaux.
Il était urgent de faire en sorte que les Italiens ne parlent qu'une seule langue ; le nouveau gouvernement, le fascisme, les militants antifascistes et les intellectuels de gauche, tous oeuvrèrent dans ce sens, par le biais d'une nouvelle littérature visant un large public. L'italien s'est donc peu à peu imposé comme un outil de communication. Mais son usage n'a pas marqué l'abandon des dialectes ni effacé l'attachement à la région natale.
17Cf. Annexe 2 : les dialectes italiens
Aujourd'hui encore, l'esprit de clocher - il campanilismo - est très vif, les Italiens se définissent d'abord par l'appartenance à leur région, voire à leur ville, les rivalités très fortes qui ont opposé dans le passé des villes voisines, comme Florence et Pise, subsistent encore.
Ces éléments nous permettent de comprendre les difficultés linguistiques auxquelles ont été confrontés les immigrés italiens : On imagine aisément la difficulté que représentait l'apprentissage du français pour ces immigrés qui n'avaient pas été - ou très peu - scolarisés dans leur pays, dont la langue maternelle n'était pas l'italien mais un dialecte incompréhensible pour les immigrés provenant d'autres régions !
L'absence de cohésion nationale explique que les méridionaux aient été victimes du racisme, non seulement de la part des Français, mais des Italiens du Nord qui les méprisaient et les considéraient comme des terroni, des paysans.
On comprend alors la nécessité pour ces immigrés provenant des régions méridionales de l'Italie de s'intégrer rapidement dans la société française, puisqu'ils étaient même rejetés par leurs compatriotes. Pour eux, la clef de l'intégration était une acquisition parfaite de la langue française.
Toutefois, il convient de nuancer notre propos : si ceci est vrai pour les Italiens du Sud de la Péninsule qui se sont installés dans le Nord ou le Nord- Est de la France, la situation a été bien différente pour les immigrés qui se sont installés en Provence. En effet, la Provence est la région la plus proche de l'Italie sur le plan géographique (climat, paysages), culturel (mode de vie, gastronomie...) et linguistique puisque le provençal reste en vigueur jusqu'à la seconde guerre mondiale et avait acquis dès le début du siècle un prestige littéraire qui l'avait élevé au statut de langue18. Nous verrons plus loin que cette proximité favorisera indiscutablement l'intégration des nouveaux venus.

 

B- Le français : une clef pour l'intégration

Étant donnée l'hostilité manifestée envers les Italiens, les immigrés ont, dans leur
grande majorité, appris le français rapidement, certains allant jusqu'à interdire
l'usage de l'italien au sein de leur famille. Cette interdiction visait à faciliter
18 Frédéric MISTRAL obtient le prix Nobel de la littérature en 1904 pour son oeuvre écrite en provençal.
l'intégration parfaite des enfants. Ceux-ci transmettaient les connaissances acquises à l'école à leurs parents.
La plupart des immigrés disent avoir appris le français « sur le tas », au travail, en parlant avec les gens. Certains assistaient à des cours du soir, après leur journée de travail.
De nombreux témoignages montrent que certains immigrés ont mis un point d'honneur à gommer leur accent italien :
"Jamais je n'ai entendu parler italien à la maison... L'intégration totale était de mise, le parler français sans accent : de rigueur ! "19
"En France, il cessa vite de parler italien, apprit le français, un français soutenu, nourri de lectures nombreuses qu'il écrivait sans fautes et qu'il parlait, quand je l'ai connu, pratiquement sans que rien dans son accent le trahisse"20.
L'intégration linguistique des immigrés italiens a été facilitée en revanche, dans les départements de la Provence (Bouches-du-Rhône, Var, Vaucluse) dans la mesure où le provençal était resté la langue usuelle jusque dans les années 30 dans les villes et jusqu'à la seconde guerre mondiale dans les zones rurales, et où les dialectes italiens (génois, piémontais) étaient beaucoup plus proches des dialectes provençaux que du français.
Lors des travaux agricoles (cueillette des olives, vendanges...) les ordres étaient donnés en provençal.
"Avant 1914 ou même 1939, les Italiens arrivant dans la région [le Var] apprenaient en même temps le dialecte local et le français ; pour beaucoup mrme (d'origine surtout piémontaise) le provençal était un intermédiaire quasi obligatoire pour arriver au français. Tous les ordres ou conseils pour le travail étaient donnés en dialecte [provençal] "21
Sur les chantiers également, il arrivait aux immigrés italiens de côtoyer des ouvriers français, venus de zones rurales, où ils parlaient encore un patois :
"Autrefois avant l'arrivée des Ritals, c'étaient les gars du Limousin qui montaient à Paris faire les maçons. Papa en a encore connu, dans son jeune temps. Eh bien, un truc qui épatait papa, c'est que les ploucs qui parlaient leur patois de ploucs français comprenaient le dialetto, et que lui comprenait le limousin. Ça alors !"22
19 Emmanuelle NIGRELLI, «La marina : castel di Tusa», dans Racines Italiennes, p 112.
20 Christophe MILESCHI « Les silences de Guizèpe », dans Racines Italiennes, p 137-138.
21 P.ROUX, 1970, p 58,59, cité par Philippe BLANCHET dans « Déstructuration et restructuration des identités culturelles : les exilés italiens en Provence dans la 1ère partie du XXème siècle » dans Dialogues politiques, revue n°3, janvier 2004 [en ligne].
22 François CAVANNA, Les ritals, p 67.
Cet usage quotidien du dialecte a donc facilité dans un premier temps, l'intercompréhension, puis la communication entre immigrés et autochtones.
Italiens et Français ont créé une sorte d'interlangue : Les Italiens mélangeaient leur dialecte, le provençal, puis dans les années 40-50, le français, tandis que les Provençaux italianisaient leur provençal pour se faire mieux comprendre par les transalpins. Le dialecte a donc été une étape vers l'apprentissage du français.
François Cavanna souligne que les Italiens du quartier dans lequel il a grandi passaient inconsciemment d'une langue à l'autre :
"ils ne savent plus très bien s'ils parlent dialetto ou français, ils sont à cheval sur les deux "23.
Cet accès progressif au français a favorisé l'intégration des Italiens dans leur environnement proche et a permis des échanges interculturels : le provençal s'est enrichi d'emprunts lexicaux de l'italien ou du dialecte des immigrés, la présence des Italiens a influencé le maintien de certaines traditions régionales et les goûts des Provençaux (gastronomie italo-méditerranéenne, engouement pour le cyclisme, passion de l'opéra).
Il apparaît donc clairement que les langues jouent un rôle primordial dans l'intégration des Italiens et que l'on ne puisse étudier l'immigration italienne en France, sans faire de distinctions entre les régions : on pourrait presque aller jusqu'à parler d'immigration différente en fonction de la provenance de l'immigré et de la région d'accueil. En effet, comme le souligne Philippe Blanchet :
"Quand un Piémontais migre vers la Provence, ce n'est pas du tout la m r m e chose qu'un Sicilien qui migre vers la Lorraine. Et pourtant c'est à chaque fois un Italien qui migre vers la France"24.
23 François CAVANNA, Les ritals, p.26.
24 Philippe BLANCHET, Déstructuration et restructuration des identités culturelles : les exilés italiens en Provence dans la 1ère partie du XXème siècle » dans Dialogues politiques, revue n°3, janvier 2004 [en ligne].
I.2- Création de communautés italiennes A- Les « Little Italy » françaises
Au début du siècle, le quartier populaire de la Villette ressemblait à une « Little Italy » à moindre échelle évidemment puisque le nombre d'immigrés italiens était bien inférieur en France. Il y avait, en effet, 46 000 Italiens dans le quartier de la Villette en 1914 et plus de 800 000 à New-York en 1920 !
Judith Rainhorn a effectué dans sa thèse, une étude comparée des deux quartiers. Il en ressort qu'ils ne sont pas aussi éloignés que ces chiffres pourraient le laisser croire.
En effet, à la Villette comme à East Harlem, les Italiens avaient des conditions de vie épouvantables, « Ils s'entassaient dans des logements exigus et insalubres »25.
La rivalité donnait parfois lieu à des affrontements violents avec les autochtones et ils exerçaient des métiers modestes et peu gratifiants :
"Métiers ambulants, cireurs de chaussures, balayeurs de rue ou débardeurs au port de New-
York, égoutiers, gaziers ou maçons à Paris"26.
Toutefois, l'italianité a été davantage préservée à Harlem, grâce à une vie associative forte, au maintien des traditions, des loisirs (jeux de cartes, pétanque), tandis que les Italiens de la Villette se sont rapidement intégrés dans la société. Les mariages mixtes - les hommes italiens étant plus nombreux que les femmes - ont favorisé cette intégration alors qu'à Harlem le mariage endogamique était de rigueur. En Île-de-France, deux autres villes ont accueilli une importante population italienne : Argenteuil située dans le Val-d'Oise et Nogent dans le département du Val-de- Marne.
Les Italiens d'Argenteuil ont marqué de leur présence la ville d'Argenteuil, en particulier le quartier Mazagran :
"Cet endroit, il était célèbre : le quartier des Italiens. Mazagran (...) Ah, oui, c'était un quartier
complètement italien "27.
25 Ralph SCHOR, «Judith RAINHORN, Paris, New-York; des migrants italiens, années 1880-1930» Revue européenne des migrations internationales, vol.23 n°2|2007 [en ligne]
26 Ibidem
27Témoignage d'Inès, « La communauté italienne d'Argenteuil. Identité et mémoires en question », propos recueillis par Antonio CANOVI, in Racines italiennes, p 241.
Et pourtant, les Italiens d'Argenteuil ne la qualifient pas de « Petite Italie » dans leurs récits, ils l'appellent plus volontiers « Petit Cavriago » ou « Petite Reggio », parce que la plupart des immigrés qui s'y sont installés venaient de la région d'Émilie Romagne. Ils affirment cependant avec fierté leur appartenance au quartier, dont ils ont italianisé le nom, Mazzagrande :
"À l'époque, y'avait 90 % d'Italiens et 10 % de Français, ils étaient obligés d'apprendre l'italien, sinon ils ne pouvaient pas vivre, parce qu'on parlait italien partout, dans les magasins on parlait italien "28.
Ce quartier est devenu dans les années 30 le refuge des antifascistes. Ils tenaient des réunions dans les salles communales, dans les cafés et les restaurants. L'engagement politique a joué un rôle important dans l'intégration des Italiens de Mazagran, Français et Italiens étaient unis dans la lutte antifasciste :
"Argenteuil devint un des bastions de la ceinture rouge à la mode franco-italienne comme il en fut plusieurs autour de Paris. Elle fournit des volontaires Français et Italiens pour la guerre d'Espagne"29.
Ils y multiplièrent les actes de désobéissance et de résistance sous l'occupation nazie.
L'immigration italienne remonte au XIXème siècle à Nogent. Les premiers venus étaient majoritairement originaires du Val de Nure (70 %), zone montagneuse au Sud de Plaisance, ils se sont très vite spécialisés dans les métiers du bâtiment et ont acquis au fil du temps un savoir-faire reconnu.
Différentes vagues d'immigration se sont succédé à Nogent : certains fuyaient le fascisme, d'autres la misère. Les réseaux d'amitié ou de parenté les amenaient à Nogent.
Les Italiens se sont regroupés dans le centre-ville de Nogent, où ils vivaient dans la pauvreté, comme le laisse deviner la description de François Cavanna :
"La rue Sainte-Anne et le quartier tout autour c'est le vieux Nogent. Les Français ont abandonné ses ruelles tortillées, ses enfilades de cours et de couloirs et ses caves grouillantes de rats d'égout aux Ritals."
Certains immigrés ont ouvert de petits commerces, ou des cafés comme le Petit
Cavanna
. L'hôtel-restaurant le Grand Cavanna est devenu une institution et
accueillait les nouveaux venus. Le fait de créer sa propre entreprise montre la
28 Ibidem, témoignage de Marino, p 242.
29 Antonio CANOVI, « Argenteuil, une petite Italie antifasciste? » in Les petites Italies dans le monde, Marie- Claude BLANC CHALÉARD (dir.), PUR, 2007, p180.
volonté de s'établir définitivement et symbolise la réussite dans le pays d'accueil30. Ainsi les noms des familles d'entrepreneurs : Cavanna, Taravella, Imbuti, entre autres, sont-ils devenus célèbres dans la région.
Les autres communautés italiennes suffisamment importantes pour que l'on puisse parler de « Petites Italies » se trouvent en Lorraine :
Les zones minières et sidérurgiques du Nord- Est de la France ont, en effet, fait appel à différentes époques, aux travailleurs italiens, qui se sont regroupés souvent dans la même ville, à proximité de la mine ou de l'usine. Comme le souligne Pierre Milza, la population de certaines communes comptait plus d'Italiens que de Français :
"Il en est ainsi à Mancieulles près de Briey et à Villerupt en Meurthe-et-Moselle, où les Italiens originaires pour la plupart du Frioul ou de la région de Gubbio en Ombrie- représentent plus de la moitié de la population"31.
Pour les autres régions de France, il est difficile de recourir à l'appellation « Petites Italies » en dépit d'une présence très importante d'Italiens. À Lyon, ils ont occupé quelques rues du centre mais se surtout regroupés en périphérie, où ils vivaient parfois dans des ghettos insalubres.
Il n'y a pas de « Petite Italie » à Marseille non plus, bien que les Italiens soient arrivés si nombreux qu'ils ont suscité un sentiment d'invasion chez les Marseillais. Il y avait cependant à l'époque des quartiers italiens, autour du Vieux-Port, dans le Panier, le quartier Saint-Lazare et le quartier de Saint-Mauron, surnommé « Petite Sicile ». L'intégration des méridionaux n'a pas été facile, nous avons déjà évoqué les manifestations xénophobes à l'égard de ceux que l'on appelait sans distinction « les napolitains ». C'est ainsi que le quartier du Vieux Port devint le « Petit Naples » pour les Marseillais. Comme en témoigne Nicole Giacomuzzo :
"Tout autour du Vieux Port, dans ces rues aux noms pittoresques de vieux métiers, on n'avait pas vraiment l'impression de vivre dans une « Little Italy » car là se côtoyaient les descendants de ceux qui étaient venus de tous les rivages de la Méditerranée (...) Et pourtant, même si autour de moi on ne parlait pas italien, tout au plus quelques expressions, injures ou imprécations en dialecte, mon quartier était bien une petite Naples"32.
Après la seconde guerre mondiale, les quartiers italiens de Marseille disparaissent :
le quartier du Vieux-Port, qualifié "d'empire du péché et de la mort" par l'académicien
30 Cf. Annexe 3: Entreprises du bâtiment et évolution de la colonie italo-nogentaise.
31 Pierre Milza, op.cit. p 95.
32 Nicole GIACOMUZZO, «Saveurs d'enfances», in Racines italiennes, Op.cit. p 104.
Louis Gillet33 est détruit, ses habitants - dont beaucoup étaient Italiens - sont évacués par milliers.
Aujourd'hui, on retrouve quelques traces de cette présence italienne, car les représentants des générations successives sont venus se réinstaller dans le quartier. À Nice, ville italienne par excellence, l'arrivée massive des immigrés a été aussi mal perçue qu'à Marseille, mais leur intégration a été moins difficile, probablement en raison des affinités culturelles et linguistiques et parce qu'ils n'ont pas constitué de véritables communautés : en effet, ils se sont disséminés dans toute la ville et se sont mêlés à la population, même si on relève une présence plus forte dans le Vieux Nice et à Nice Ouest (Magnan, la Madeleine).
Laure Teulières s'est interrogée sur l'absence de « Petites Italies » dans le Sud- Ouest de la France : en effet, l'arrivée massive des Italiens dans les années 20, aurait pu donner lieu à des regroupements : il n'était pas rare d'ailleurs que les nouveaux venus soient tous originaires du même village italien. Mais ils se sont dispersés dans les campagnes pour s'installer sur des terrains laissés en friche et sont passés inaperçus, comme en témoigne le résultat d'une enquête sur la population de la France dans le département du Tarn-et-Garonne :
"Les immigrés italiens sont ici retirés, silencieux, invisibles. Le fait est qu'on ne les voit pas.
Pour les découvrir, il faut aller les chercher au fond de leurs campagnes"34.
Ils n'avaient de contacts qu'avec leurs voisins avec lesquels ils se réunissaient lors des fêtes, pour jouer aux cartes. Toutefois, malgré un certain repli sur la famille et l'entourage proche, ils ont tissé des liens avec les agriculteurs français, surtout lors des moissons : ils travaillaient ensemble et partageaient leur repas.
Dans les villes et les villages, il y a avait des commerces, des cafés et des restaurants italiens et quelques associations italiennes ont vu le jour, notamment sous l'influence fasciste. Leur succès a néanmoins été limité par l'éloignement géographique.
Étrangement ce ne sont donc pas dans les départements les plus italianisés35, mais dans de petites communes du Nord et du Nord- Est que ce sont formées les « Little Italy » à l'échelle française
33 Pierre MILZA, Op.cit. p 537.
34 Enquête sur la population de France. Le département du Tarn-et-Garonne, L'Illustration, 23 février 1929, cité par Laure Teulières, in « Perdus dans le paysage ? Le cas des Italiens du Sud- Ouest de la France » in Les Petites Italies dans le monde, Op.cit. p1 89.

B- Le café : un lieu de rencontre privilégié des immigrés

De nombreux immigrés italiens deviennent gérants d'un café, surtout dans les villes où la communauté italienne est importante36. Ce sont souvent les femmes qui tiennent les cafés, les hommes conservant leur métier de manoeuvre, mineur, terrassier ou exerçant parfois une autre activité (coiffeur, épicier) dans une pièce voisine.
D'après Pierre Milza, dans les années 30, les Italiens géraient la plupart des cafés de certaines communes lorraines :
"Dans les régions minières de la Lorraine sidérurgique, on voit se multiplier les débits de boisson tenus par les Italiens. À Auboué, dans les années 30, sur 30 cafés, 27 relèvent de cette catégorie"37.
Les cafés ont une fonction politique : ils servaient souvent de siège pour les réunions du syndicat, comme le bar, le Franco- Italien, à Argenteuil pendant la grève de 1909 dans les carrières de gypse.
Leur importance était telle, qu'ils ont parfois été fermés par les municipalités pour empêcher les réunions syndicales :
"Avoir les cafetiers avec soi dans une lutte, comme pendant la grève de 1905 est d'une importance primordiale, non seulement parce qu'ils ont souvent la confiance populaire, mais aussi parce qu'ils disposent d'une salle pour les réunions. Dans les périodes de grève, non seulement les cafés sont interdits au syndicat, mais pour plus de sûreté, les maîtres de forges font pression sur le maire pour qu'ils soient fermés les jours de frte."38
Mais le café est avant tout un lieu de détente. Les ouvriers y trouvent un peu de chaleur humaine et de réconfort après leur dure journée de travail à l'usine ou à la mine. Ils aiment s'y réfugier avant de regagner leur logement insalubre et misérable. C'est en quelque sorte un lieu suspendu entre l'Italie et la France : les immigrés s'y rassemblent pour parler, en italien, du pays, des parents ou amis qu'ils y ont laissés, de leur travail, de sport ou de politique.
35 Cf. Annexe 4 : Répartition de la population par départements en 1931.
36 Cf. Annexe 5: Photographies de cafés italiens dans le Nord- Est de la France.
37 Pierre MILZA, Op.cit. p 183.
38 Gérard NOIRIEL, Longwy immigrés et prolétaires 1880-1980, p 257-258.
Pour les nouveaux venus, c'est un endroit rassurant, où ils se sentent moins seuls, et où ils ont le sentiment de ne pas avoir vraiment quitté leur pays. C'est aussi le lieu où ils peuvent trouver du travail.
Dans ces cafés, on s'amuse, on boit, on chante, on « refait le match »39 ou le monde et on joue aux cartes à la briscola, tresette, à la scopa et à la morra40 en parlant fort et en dialecte :
"La mourra, la mourre comme on dit en « dialetto », là oui ça fait du bruit ! Ils jettent les doigts en avant, à toute volée, tu te demandes comment le bras ne s'arrache pas de l'épaule pour aller se planter dans le ventre du gars d'en face, ils étincellent de tous leurs yeux, de tous leurs crocs, ils rugissent de leurs gosiers énormes (...) Le plafond sursaute. Les vitres tremblent, elles tremblent pour de bon, quand nous autres mômes on passe dans la rue ça nous vibre dans la tête, les murs font écho, toute la rue résonne comme un gros mirliton"41.
Les discussions et les parties de cartes, parfois très animées, contribueront à la construction d'une image négative des Italiens :
"Des Italiens jouant aux cartes, il faut avoir vu ça : c'est l'émeute, c'est la guerre, c'est la haine, la rage, le désespoir, les cheveux arrachés à poignées, la mère de Dieu plongée et replongée dans les fosses d'aisances de tous les bordels du monde, et tout ça en Dialetto évidemment"42.
Le café est donc un lieu de liberté, où les Italiens renouent avec leur passé, en pratiquant les mêmes jeux que ceux auxquels ils s'adonnaient dans leur propre pays, mais c'est aussi un lieu d'échange, où ils côtoient les Français qui partagent le goût du jeu de boules. Des terrains sont aménagés à côté des cafés et on y organise des compétitions. Les équipes sont mixtes, car elles sont constituées en fonction du niveau des joueurs et non de leur nationalité. Français et immigrés italiens vont alors prendre conscience qu'ils ont des points communs : même si les pratiques diffèrent, ils aiment les mêmes jeux.
Le café a donc son importance dans le maintien de certaines traditions mais aussi dans la découverte de la culture de l'autre.
39 Fabien SURMONNE, Le Républicain Lorrain, 19/07/2009.
40 La mourre est un jeu très ancien, dans lequel deux joueurs se montrent simultanément un certain nombre de doigts, tout en annonçant la somme présumée de doigts levés. Le gagnant est celui qui a deviné ce nombre.
41 François CAVANNA, Les Ritals, Paris, Belfond, 1978, p 19.

C- L'associationnisme italien

Le syndicalisme ouvrier
Les premiers immigrés italiens s'étaient attiré les foudres des ouvriers français, car ils acceptaient sans se révolter leurs dures conditions de travail et cherchaient à ne pas faire de vagues. Les Français les méprisaient, les taxant de « kroumirs » et de « briseurs de grèves ».
Mais à la fin du XIXème siècle, ils participent activement au mouvement ouvrier, surtout à Marseille. Sous l'influence considérable de Luigi Campolonghi, le mouvement ouvrier italien devient un organisme puissant et fait entendre ses revendications. Les Italiens se rallient par centaines aux syndicats et participent massivement aux grèves, soucieux de faire preuve de solidarité avec les ouvriers français :
"Dans toutes les manifestations, écrit le commissaire spécial dans son rapport de synthèse, le drapeau italien est déployé à côté du drapeau français "43.
Bien que les rivalités et les rixes entre ouvriers italiens et français n'aient pas disparu, l'investissement des Italiens dans le syndicalisme les a atténuées. Dans un rapport daté de 1900, le commissaire spécial note en effet :
"(...) une amélioration très sensible de leurs rapports avec la population locale, une plus grande sécurité et une augmentation très substantielle de leurs salaires"44.
L'influence de Campolonghi, ses succès et sa popularité le rendent dangereux aux yeux des autorités françaises. Il sera donc arrêté puis expulsé en 1901.
Mais entre-temps, le socialisme italien s'est affirmé dans les autres régions de France où la population italienne est importante. Différents organismes voient le jour, comme 113 P Dn:tDriD qui assiste les immigrés entres autres, par le biais du Consorzio SI-L2lD2tXtI-lD2dI-HII-P IJrDzIRnI-2CI-12SDI-ii2ll X1RSD qui distribue de l'argent, veillait à la mise en place de maison d'accueil pour les migrants, envoyait des inspecteurs pour contrôler les conditions de vie des immigrés. Ainsi, à la demande des mineurs italiens de Lorraine, plusieurs inspecteurs seront mandatés en Lorraine, dont Cavalazzi qui s'y installera et fondera le premier organe syndical en Lorraine, Le
43 .
Pierre MILZA, Op.cit. p 242
44 Ibidem, p. 243.
réveil ouvrier, dans l'arrondissement de Briey. Pour les mêmes raisons que Campolonghi, il sera reconduit à la frontière en 1905.
L'engagement politique des Italiens de France :
Le parti communiste :
Sous la Terreur squadriste -- du nom des équipes fascistes qui menaient des expéditions punitives dans les rues depuis la prise de pouvoir de Mussolini -- qui les avait pris pour cible, de nombreux militants du parti communiste italien se réfugient en France. Ils n'abandonnent pas leur lutte dans l'exil et cherchent à rallier les immigrés italiens à leur cause par le biais de journaux et les incitent à s'inscrire à la Fédération des sections communistes italiennes en France. En 1923, les fédérations communistes étrangères sont supprimées, leurs membres doivent donc rejoindre les «groupes de langue« du parti communiste français. Les Italiens sont les plus nombreux et les plus actifs.
"Les I-11aR-MIII G-III XrIII 3 lib I-RIA1-III laJ grX-gtIII X'-f aIA-gR-III G-III Dag -III (c) centuries prolétariennes » organisées et encadrées militairement pour la seule ville de Paris ». Sachant que mille hommes environ composaient une centurie, on devine l'inquiétude du gouvernement français qui réagit en procédant à de nombreuses arrestations et expulsions en 1925.
Les organisations fascistes en France :
La force des organisations antifascistes a limité l'implantation des fasci sur le territoire français. Mussolini, soucieux d'établir de bons rapports avec la France, n'était pas pour la propagande fasciste à l'étranger prônée par les squadristes. Toutefois, le ralliement massif des immigrés à l'antifascisme cause des tensions : les fascistes et les dirigeants du Parti National Fasciste s'acharnent contre les opposants au régime. Des groupes fascistes (fasci) naissent à Paris et à Nice en 1922, puis à Marseille en 1925.
Il n'y a pas eu d'organisations fascistes dans les autres régions d'immigration italiennes, malgré quelques tentatives en Lorraine sous l'influence des missions catholiques.
La lutte entre fascistes et antifascistes provoque plusieurs épisodes violents, l'assassinat du chef du fascio Bonservizi à Paris en 1924 déclenche une vague d'attentats, d'expéditions punitives, des complots se trament contre Mussolini.
Suites à ces violences, les organisations sont reprises en main, épurées de leurs membres les plus extrémistes. Mais le fascisme s'impose peu à peu dans toutes les régions françaises, à forte concentration italienne. Ce sont surtout des notables (commerçants, industriels, médecins, avocats, journalistes...) qui adhèrent au fascisme, les ouvriers sont très minoritaires. Le fascisme s'infiltre dans les milieux immigrés, en les séduisant grâce aux avantages qu'il comporte : l'adhésion au fascisme donne droit à des soins gratuits en cas de problèmes de santé, à une aide pour la recherche d'un emploi, au rapatriement pour ceux qui voudraient retourner dans leur pays mais n'en ont pas les moyens. Par le biais des organisations (associations d'entraides, d'anciens combattants, consulats, Maisons d'Italie, Dante Alighieri) le gouvernement fasciste offre des colonies de vacances aux enfants d'immigrés, leur distribue des jouets et des bonbons pour les fêtes de fin d'année. Cette stratégie politique fonctionne : en 1938, on compte 274 fasci en France.
Au lieu de mener une propagande directe, ces organismes cherchent à préserver l'italianité des immigrés et le culte de la Mère Patrie. Ils font donc obstacle au processus d'assimilation.

· Les associations culturelles
Les associations italiennes se sont surtout multipliées en France après 1945, sur 322 associations dénombrées par le ministère des Affaires étrangères en 1980, 233 ont été créées après cette date.
Le besoin de se retrouver entre Italiens peut s'expliquer par un désir de retour aux sources, de valorisation de sa culture et par un besoin de s'unir face aux manifestations d'italophobie auxquelles les Italiens ont été confrontés avant et après le conflit :
"L'effet préventif des associations est réel. L'intégration passe aussi par le besoin de se
retrouver. Une fois qu'on est rassuré sur ses origines, c'est plus facile d'aller vers les autres
"45
45 Magaly HANSELMANN, citée par Aline ANDREY dans « Les associations italiennes pourraient servir de modèle aux nouvelles migrations », Le Courrier, 28 février 2008 [en ligne].
Il vient peut-être aussi une réaction contre les politiques d'assimilation menées par le gouvernement français. Les autorités exercent d'ailleurs un contrôle très strict sur les associations étrangères, dans le but de limiter les regroupements des militants politiques.
Comme nous l'avons souligné dans le paragraphe précédent, les consulats avaient favorisé les missions religieuses pour influencer les immigrés, limiter leur francisation et les inciter à retourner en Italie sous le régime fasciste. Depuis lors, le gouvernement français s'est montré très méfiant à l'encontre des activités consulaires. Les associations d'anciens combattants étaient étroitement surveillées. Certaines associations précisaient dans leur statut leur caractère apolitique afin ne pas être inquiétées : en 1958, le comité de Draguignan de la Dante Alighieri par exemple, stipule dans l'article 2 de ses statuts l'interdiction de toute discussion politique en son sein. Son objectif est de diffuser la culture italienne, en proposant des cours d'italien, en organisant des conférences ou en projetant des films.
Les petites communautés italiennes de France étant souvent composées d'immigrés provenant de la même région italienne - voire du même village - des associations régionales voient le jour à partir des années 70. Les autorités régionales italiennes favorisent ces organismes - les associations sardes de l'étranger reçoivent une aide financière du gouvernement Sarde par exemple - car elles contribuent à leur dynamisme économique et au développement du tourisme.
"En favorisant l'associationnisme, le pouvoir politique régional poursuit alors un double
objectif : le maintien des liens entre les migrants et leur région d'origine et l'intégration dans
le pays d'accueil dans une démarche qui vise au développement du tissu socio-économique régional v46.
Cependant comme le souligne Antonio Da Cunha :
"L'association devient un lieu de repli si elle ne se tourne pas vers la société d'accueil. Mais n'oublions pas que l'intégration est un processus réciproque."47
Or, dans la mesure où leur caractère apolitique était bien défini, les autorités françaises ne se sont pas opposées aux associations car elles transmettaient également un message de solidarité entre immigrés et Français.
46 Stéphane MOURLANE, cahiers de la Méditerranée, vol.63, Villes et solidarités, 2001 [en ligne].
47 Antonio DA CUNHA, président du forum pour l'intégration des migrantes et des migrants, cité par Aline ANDREY, Le Courrier, 28 février 2008 [en ligne].
Ainsi, l'association Italia Libera déclare dans ses statuts qu'elle vise à
"resserrer les liens d'amitié entre les deux peuples et [à] combler le fossé créé par la politique néfaste du fascisme qui a séparé les deux pays".
Certes, toutes les associations n'affirment pas cette volonté de rapprochement avec le pays d'accueil, mais les activités qu'elles proposent sont ouvertes à tous et invitent à l'ouverture sur les autres. Lors des matchs par exemple, les équipes ne sont pas exclusivement constituées de joueurs italiens.
Le festival de Villerupt, créé en 1976 pour redonner vie à la ville après la fermeture des usines, a permis aux immigrés italiens de revoir leur pays par le biais du cinéma, mais a aussi fait découvrir l'Italie et les grands réalisateurs italiens aux Français. Tous avaient bien besoin, en pleine crise sidérurgique, de s'évader et d'oublier leurs problèmes le temps d'une comédie. Le succès du festival (3 000 spectateurs) a donné lieu à une seconde édition, et le nombre de spectateurs ne cessant de croître, il a été reconduit d'année en année. Dès les premières éditions, l'organisation du festival a réuni Italiens et Français, de tous âges et de toutes catégories sociales. Cette manifestation a donc concilié la revalorisation de l'italianité et le rapprochement avec la société d'accueil. Sa renommée dépasse les frontières de la Lorraine, il a attiré presque 35 000 spectateurs en 2008 et fêtera son trente-deuxième anniversaire en octobre 200948.
Si les associations italiennes sont encore très dynamiques dans le Nord et l'Est de la France (70 en Moselle, 10 à 15 en Meurthe-et-Moselle) et dans le Nord (48) ou en Île-de-France (40), Pierre Milza observe en revanche que "l'associationnisme italien si vigoureux au début du siècle est complètement tombé en désuétude dans le Sud- Est". En effet, il ne dénombre que 9 associations dans les Bouches-du-Rhône.
En revanche, Laure Teulières note un nouveau dynamisme associatif italien dans le Sud- Ouest à partir des années 80 : des manifestations et des échanges scolaires sont organisés, des jumelages sont réalisés.
Aujourd'hui, les cours de langue italienne sont souvent fréquentés par les enfants ou les petits-enfants d'immigrés qui éprouvent le désir de renouer avec leurs origines. Les voyages organisés au sein de ces associations rencontrent également beaucoup de succès auprès des Français.
48 Cf. Annexe 6: Affiche de la 32ème édition du festival de Villerupt.
1.3- L'intégration : facteurs « facilitateurs » et obstacles.


A- L'école

Bien qu'elle ait été le théâtre de discriminations et d'humiliation de la part des élèves comme des maîtres parfois, l'école a favorisé l'intégration des enfants d'immigrés.
Ils ont bénéficié d'un enseignement dont ils auraient été privés en Italie au début du siècle.
Soucieux de la réussite de leurs enfants et afin de leur éviter les tâches les plus avilissantes auxquelles eux-mêmes avaient dû se soumettre, les parents insistent sur l'importance de l'école. Leur ambition était qu'ils obtiennent le certificat d'études, qui permettait d'exercer les métiers d'ouvriers spécialisés ou d'employés. Beaucoup d'entre eux obligent leurs enfants à ne parler qu'en français à la maison. Les enfants jouent ainsi le rôle de médiateurs : c'est par leur intermédiaire que les parents apprennent le français :
"Innombrables sont à cet égard les témoignages qui nous montrent comment la langue parlée et écrite, la culture (mr me réduite à son expression primaire (...), les références historiques, géographiques, littéraires, idéologiques, qui fondent l'appartenance à la nation française, pénètrent peu à peu dans les familles de migrants par les conversations entre parents et enfants, les lectures faites à la cantonade, les leçons récitées à la mère ou aux aînés"49.
Dans sa thèse sur l'immigration italienne dans l'Est Parisien50, Marie-Claude BlancChaléard a effectué une recherche sur l'école. Il en ressort que les Italiens obtenaient généralement de meilleurs résultats que les écoliers français aux épreuves du certificat d'études. Les moqueries qu'ils ont endurées en tant que "fils d'immigrés" et le désir de ne pas décevoir leurs parents qui tenaient tant à leur réussite scolaire ont certainement influé sur leur motivation. Mais la plupart d'entre eux cessait d'étudier après l'obtention du diplôme pour s'insérer sur le marché du travail. Toutefois, le fait de pouvoir prétendre aux métiers d'artisans ou d'employés constituait déjà une belle réussite.
49 Pierre MILZA, Op.cit, p 395.
50 Marie- Claude BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est parisien. Une histoire d'intégration (années 1880- 1960), Ecole française de Rome, 2000.

B- La religion


· Une cause de rejet :
Bien que la religion catholique aurait dû rapprocher Français et Italiens, dans certaines régions - surtout dans les grandes villes ou les zones industrielles - la piété des Italiens, jugée excessive, a été une cause de rejet.
Ainsi, à la fin du XIXème siècle, les processions des Napolitains, suscitent-elles le mépris des Marseillais :
"Chaque année, au mois d'aoI1t, c'est par milliers que les Napolitains se rassemblent à l'église de la Major, pour célébrer avec éclat leur fête patriarcale. Ces bruyantes démonstrations d'attachement à leurs traditions religieuses provoquent à l'encontre de la communauté italienne dans son ensemble des réactions hostiles de la part d'un prolétariat qui, dans cette partie de la France, a déjà fortement subi les effets de la déchristianisation"
51.
C'est à cette période, que l'on désigne avec mépris les Italiens de « Christos ». Ces différences de pratiques religieuses freinèrent également l'intégration des migrants des vagues successives, dans les années 20-30 notamment :
" Dans les années de l'entre-deux guerres, la majorité des étrangers venaient de pays européens possédant des affinités culturelles et religieuses avec la France. Cette parenté semblait propre à faciliter l'intégration des nouveaux venus. En fait, la réalité se révélait sous un jour beaucoup plus complexe (...). Des étrangers ayant conservé la foi pouvaient se trouver en contact avec des Français indifférents (...) Autre facteur de diversité, les étrangers, m r me s'ils partageaient les croyances fondamentales de leurs hôtes restaient souvent fidèles à des traditions et usages religieux particuliers abandonnés de longue date en France ou inconnus "52.
Comme nous l'avons évoqué en introduction, « le miracle italien » marque le début d'une nouvelle immigration, ce sont les Italiens du Sud qui s'installent dans les petites villes industrielles de la Lorraine sidérurgique ou du Nord-Pas-de-Calais. On imagine alors aisément que si la ferveur religieuse des Napolitains avait choqué les Marseillais, elle dut sembler encore plus étrange aux habitants du Nord- Est de la France, d'un tempérament plus réservé.
L'Église joua d'abord un rôle important pour préserver l'italianité des immigrés : en
effet, le gouvernement de Rome favorisa l'implantation d'un clergé missionnaire. Les
51 Pierre MILZA,Op.cit., p 125.
52 Ralph SCHOR, « Le facteur religieux et l'intégration des étrangers en France (1919-1 939), Vingtième siècle, revue d'Histoire, volume 7, numéro 7, p 103.
prêtres encadraient des structures d'accueil et d'assistance comme l'oeuvre Bonomelli créée en 1900 par l'évêque de Crémone.
Toutefois, les autorités ainsi que le patronat français y trouvèrent eux-aussi un intérêt :
"Les grandes entreprises payaient souvent le voyage de l'aumônier depuis son pays d'origine jusqu'en France, elles construisaient des églises et des presbytères, rétribuaient les prr~ tres (...) Cette bienveillance n'était pas dépourvue d'arrière-pensées. Les employeurs avaient compris que le maintien des traditions religieuses garantissait la stabilité de la maind'f uvre et le calme social"53.
· Un facteur de rapprochement :
S'il était important de souligner les limites du rôle de la religion dans l'intégration, il n'en reste pas moins qu'elle a souvent favorisé les contacts entre français et immigrés et qu'elle a favorisé leur insertion dans les zones rurales.
"Il est clair qu'avec le temps les contacts établis au sein du milieu paroissial ont favorisé l'insertion des Transalpins. Pour les enfants l'enseignement du catéchisme (...) les activité reliées à l'église locale ont accéléré et complété le rôle assimilateur de l'école. Non sans quelques bavures identiques à celles qui ont été constatées pour l'institution scolaire (...) mais globalement l'institution et la pratique religieuses ont plutôt favorisé l'intégration des migrants, là où [ils] se trouvaient en présence, non d'un prolétariat déchristianisé, mais d'importantes communautés catholiques"54
t



C- Le sport

Comme nous l'avons vu précédemment, les immigrés italiens de la 1ère génération s'attiraient souvent l'hostilité des Français à cause de leur ardeur au travail. Ils ne s'octroyaient pas de loisirs, leur priorité étant de faire vivre leur famille et d'envoyer un peu d'argent en Italie, à leurs parents restés au pays. Mais dans les années 30, la diminution du temps de travail et l'instauration du repos dominical, laisse un peu de temps libre aux ouvriers pour s'adonner à une activité sportive.
· un frein à l'intégration :
Le sport a d'abord été utilisé par les missions catholiques et par les autorités
italiennes qui cherchaient à préserver l'italianité des immigrés. Certaines
53 Ralph SCHOR, « le facteur religieux et l'intégration en France (1919-1939),Vingtième siècle, revue d'Histoire, 1985, volume7, numéro 7, p 107.
54 Pierre MILZA, Op.cit, p 403.
associations, subventionnées par le gouvernement italien, visaient à freiner l'assimilation des immigrés à la société française, en limitant les échanges avec les autochtones : ainsi les équipes de football ne comportaient, dans un premier temps, que des joueurs italiens et la compétition créée par l'Union Vélocipédique italienne était réservée exclusivement aux Italiens.
? Le sport, un terrain d'égalité :
Cependant, peu à peu, le sport a rapproché Italiens et Français, surtout les enfants, car dans ce domaine, ils étaient enfin sur un pied d'égalité :
"L'espace réservé au sport est celui où l'enfant d'immigré se trouve en totale égalité avec les petits Français. En effet, si les « Ritals » peuvent avoir des difficultés dans les matières intellectuelles, pour des raisons bien compréhensibles, ils ne rencontrent dans les activités sportives, aucune barrière du mr me ordre. Pas à l'aise en classe, ils deviennent la coqueluche des cours de récréation. Le sport leur permet de renverser les valeurs et de faire preuve de leurs qualités."55
C'est à l'école que les enfants commencent à s'initier au sport, mais la rue devient rapidement leur terrain de jeu favori. Les enfants d'immigrés oublient ainsi leurs dures conditions de vie et affrontent les petits Français dans des matchs France- Italie qui marquent un premier pas vers l'intégration. Le plus important pour les enfants, c'est de jouer, la nationalité de l'adversaire ou du coéquipier importe peu. Ce qui compte, ce sont les qualités sportives.
Dans une interview, Michel Platini souligne l'importance du football dans la vie des jeunes enfants d'immigrés :
"Le foot a toujours été un lieu privilégié dans les quartiers populaires. À mon époque, les immigrés étaient italiens. Nous vivions la mrme chose qu'aujourd'hui. Mon père s'est occupé du club de J uf pendant 30 ans, à une époque où ce n'était pas facile. Avec les Ritals et ce côté un peu difficile de l'intégration. Le foot n'a jamais cessé d'aider les jeunes à se trouver des passions pour qu'ils vivent mieux leur vie "56.
55 Ibidem p 150.
56 Michel PLATINI, interview, L'Humanité, 9 décembre 2005.

· Les sports pratiqués par les ouvriers italiens :
Les Italiens pratiquent différents sports (marche, natation, boxe, lutte, catch), mais leur préférence va généralement au football et au cyclisme, domaines dans lesquels certains d'entre eux s'illustreront brillamment.
D'après un témoignage recueilli par Nicolas Violle57 le sport pratiqué est lié à l'activité professionnelle :
" D'après M. To., les menuisiers du faubourg Saint-Antoine à Paris XIIe, faisaient plutôt du cyclisme ; les maçons, plZtriers, terrassiers, carreleurs, m an uvres... du football ; et les chauffeurs de taxi (Valdôtains pour la plupart des Italiens de cette profession) plutôt de la marche ou de la course".
Après la victoire du Front Populaire en 1936, qui accorde quinze jours de congés payés aux ouvriers, le cyclisme connaît un véritable succès : la bicyclette permet de se déplacer rapidement, de se promener, on peut l'utiliser en ville ou à la campagne et elle symbolise la réussite des ouvriers immigrés. Le tour de France créé en 1903 et très médiatisé rend le cyclisme encore plus populaire.
Entre les deux-guerres, le sport pénètre les milieux ouvriers. Les patrons encouragent la pratique du football, qui permet de rapprocher les ouvriers, de développer leur sens du travail en équipe et surtout de les éloigner du syndicalisme :
"Le football requiert une bonne compréhension des règles simples, un véritable esprit d'équipe, et confirme chaque joueur dans un rôle précis, profitable au travail de toute l'équipe dans la recherche d'un but commun : la victoire. (...). Le patron préfère savoir ses ouvriers au stade plutôt qu'à la réunion du parti ou du syndicat. Il apparaît aussi comme un bon vecteur pour calmer les tensions sociales."

· L'influence positive du sport sur l'image des immigrés :
La renommée des joueurs d'origine italienne qui excellent dans le football français (Roger Piantoni, Pierre Repellini, Michel Platini...) joue un rôle important dans l'intégration :
"L'évocation répétée de leurs patronymes, liée à celle de leurs performances va créer une accoutumance à ces noms à consonance étrangère (...) ils deviennent familiers, puis reconnus comme ceux des membres de l'équipe qu'on supporte (...) si l'origine étrangère ne s'estompe pas complètement, l'attachement à l'équipe de son c ur, que ce soit un club ou une équipe nationale, est suffisamment fort pour qu'elle s'estompe et que l'effet produit rejaillisse sur l'ensemble des attitudes vis-à-vis de la population de même origine."58
57 Nicolas VIOLLE, « Le rôle du sport pour l'intégration des Italiens en France » dans Babel n°11, textes réunis par Isabelle FELICI dans Regards culturels sur les phénomènes migratoires, Université Toulon-Var, 2005, p 144.
58 Nicolas VIOLLE, Op.cit. p 157.
En faisant l'éloge de ces champions, la presse, contribue à changer l'image des immigrés italiens, "désormais moins autres qu'avant, [qui] apparaissent comme les cousins transalpins, plus tout à fait étrangers 59".
Le succès retentissant du Tour de France est dû en grande partie à sa médiatisation : on peut suivre les exploits des coureurs dans la presse, à la télévision mais aussi en direct à la radio ! Les journalistes font des vainqueurs de véritables héros :
"Après la guerre, mon c ur s'est rallié à Fausto Coppi. Sur un lit, à l'Hôpital de Bicr tre, j'ai suivi son Tour royal de 1952 ! Tous les malades s'arrr taient presque de souffrir pendant le reportage de Georges Briquet. Fausto gagnait contre la montre (...) Les Français l'avaient adopté. Tous les mauvais souvenirs de la guerre, de Mussolini, des vilains ritals alliés aux Fritz, étaient effacés grâce à Fausto. Rien que pour cela il devrait bien avoir sa rue dans toutes les villes de France."
Les Italiens qui sont arrivés en France après les années 50, ont bénéficié de cette revalorisation de leur image.


I.4- Enquête et constitution d'un corpus.

A- Méthodologie : élaboration de questionnaires

Nous avons élaboré trois questionnaires, un pour chaque génération : les primo- migrants, leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils ne comportent délibérément qu'une dizaine de questions, sous forme de choix multiples, de sorte à ce que quelques minutes suffisent pour les compléter. Ce type de questionnaire ne permet pas d'approfondir certains points et les différentes propositions peuvent influencer les réponses données. Cependant, il nous a semblé qu'un nombre plus important de questions aurait pu décourager les personnes ayant accepté de témoigner et que des questions ouvertes auraient pu leur poser des difficultés de rédaction.
Les personnes interrogées avaient par ailleurs la possibilité de cocher la case « autres », et beaucoup n'ont pas hésité à préciser, justifier leur réponse, ou leur absence de réponse, lorsqu'elles en ont ressenti le besoin.
Le premier questionnaire60 était destiné à la première génération. La plupart des personnes ayant répondu, sont arrivées en France entre 1953 et 1970. Les onze questions exigeaient d'elles un effort de mémoire, puisqu'elles concernaient leur connaissance du français à leur arrivée en France, les enjeux et les difficultés de son
59 Ibidem, p.158.
60 Cf. Annexe 7 : Questionnaire première génération.
apprentissage, les discriminations subies ou non, le maintien des traditions italiennes dans leur foyer, leur rapport à leur langue maternelle et enfin leur sentiment d'appartenance à la France ou à l'Italie.
Le second questionnaire61, destiné aux enfants d'immigrés, était composé de 8 questions qui déterminaient la langue parlée en famille, les motivations de l'apprentissage de l'italien, les éventuelles discriminations subies et leurs sentiments par rapport à leurs origines.
Enfin le troisième questionnaire62, soumis aux petits-enfants d'immigrés s'articulait en 10 questions. Les premières questions concernaient les grands-parents : leur région natale, les causes de leur départ pour la France, puis la transmission de leur langue maternelle à leurs enfants et/ou à leurs petits-enfants, le maintien ou non de traditions italiennes. Enfin, s'adressant plus spécifiquement aux petits-enfants, les questions suivantes les interrogeaient sur ce qui avait motivé le choix d'apprendre l'italien, leur connaissance de l'Italie et de l'histoire personnelle de leurs grands- parents.
Les questions sont presque les mêmes afin que nous puissions comparer les choix et le ressenti des différentes générations.

B- Caractéristiques de l'échantillon

Dans un premier temps, les questionnaires ont été diffusés dans les trois principales régions d'implantation de l'immigration italienne : en PACA, en Rhône-Alpes et en Lorraine : Ils ont été distribués dans les collèges, les lycées et les associations culturelles. Les collégiens, lycéens et adhérents des associations ont été invités à les diffuser à leur tour dans leur entourage familial.
Par la suite, leur diffusion a été étendue à l'ensemble du territoire national, via internet, grâce à la liste de diffusion des professeurs d'italien et à des forums hébergés par des sites consacrés à l'Italie.63
L'intérêt de diversifier les modes de diffusion était d'obtenir des témoignages de personnes appartenant à différentes catégories socioprofessionnelles.
61 Cf. Annexe 8
62 Cf. Annexe 9
63 http://www.racinesitaliennes.org/
http://forum .italieaparis.net/ http://www.italie1.com/ http://www.touristie.com/
Les personnes qui ont répondu au 1er questionnaire sont âgées de 42 à 85 ans, avec une prédominance très nette de femmes.
Le deuxième questionnaire a été rempli par des hommes et des femmes en nombre à peu près égal, âgés de 13 à 83 ans, dans leur grande majorité nés en France, de deux parents italiens :
Enfin, le troisième questionnaire a recueilli les témoignages de collégiens et de lycéens, âgés de 11 à 19 ans, avec une légère prédominance de filles.

C- Objectifs

Notre recherche se propose d'examiner le rôle des langues dans l'intégration des immigrés, puis dans la construction de l'identité de leurs descendants.
Pour ce faire, nous nous appuierons sur l'étude des questionnaires, dans une approche intergénérationnelle : l'objectif est de déterminer quelle(s) langue(s) les immigrés italiens - ayant participé à cette enquête - parlaient à la maison, quelle était leur langue d'échange avec leurs enfants et de savoir s'ils leur avaient transmis leur langue maternelle.
Le corpus limité sur lequel s'appuie notre réflexion ne permet pas de généraliser des pratiques, mais grâce aux résultats quantitatifs obtenus, nous pourrons observer des tendances propres à chaque génération et essayer d'établir des liens entre l'expérience des représentants de la 1ère génération et les choix opérés quant à la transmission ou à la non-transmission de leur langue maternelle et de leur culture. Dans un deuxième temps, nous réfléchirons aux conséquences du choix de transmission ou de non-transmission, de maintien ou d'abandon des pratiques culturelles italiennes dans la construction de l'identité des enfants et petits-enfants d'immigrés. Les résultats de notre enquête mettront en évidence la complexité et les paradoxes du sentiment identitaire de cette population.
Nous tenterons de comprendre dans quelle mesure le contexte historique et socioculturel a pu influencer le rapport aux langues (langue maternelle et langue du pays d'accueil) et les stratégies d'acculturation ou d'assimilation.
Notre propos ne s'appuiera pas exclusivement sur les données chiffrées des questionnaires, mais sera étayé par les conversations non-directives que nous avons eues avec des représentants des différentes générations et par les témoignages écrits, recueillis par Isabelle Felici dans Racines italiennes.

II. Le rapport ambigu entre langue et identité chez les immigrés
italiens

II. 1. La quête identitaire des immigrés

A- Le poids du regard des autres

La France a mené une politique d'assimilation, surtout dans les années 50. Bon nombre d'immigrés ont abandonné leur langue et leur culture pour s'intégrer à la société d'accueil. Or, paradoxalement, on n'a cessé de leur faire sentir qu'ils restaient toujours un peu étrangers.
Comment pourraient-ils se sentir français à part entière si leur entourage leur rappelle qu'ils sont venus d'ailleurs ou les désigne toujours en tant que "fils d'immigrés" ?
Lors d'une interview Michel Platini s'est insurgé contre cette stigmatisation :
" Un jour, j'étais reçu par un adjoint au maire de Belfort en tant qu'entraîneur de l'équipe de France. Dans son discours, il a parlé de moi comme un bon exemple d'intégration. J'ai failli l'insulter (...) Je ne me suis jamais considéré comme étranger, je n'avais jamais parlé italien, mon père non plus. Mon grand-père parlait lui aussi français. Je suis de 3ème génération. Il était temps que je sois intégré !"64
Constatant que pour son fils et ses camarades, se sentir français n'allait pas de soi, Guy Girard, petit-fils d'une immigrée italienne, a sillonné la France pour recueillir des témoignages visant à définir l'identité française65. Au cours de son reportage Les Français, il a posé une question provocatrice à un Français « de souche » : "faites- vous une différence entre les Français et les vrais Français ?". La personne interrogée a répondu que selon elle, un vrai Français était celui qui - quelle que soit son origine - était content de vivre en France.
64 Michel Platini, L'Humanité, 9 décembre 2005.
65 «Je suis né à Vitry sur Seine le 31 juillet 1950. Ma grand-mère était italienne. Nous n'avions pas d'argent mais je ne trouvais pas que nous étions pauvres. Dans la cour de l'école, les copains étaient d'origine espagnole, portugaise, polonaise, algérienne. Le communautarisme n'existait pas et la question de l'identité nationale ne se posait pas, soit qu'elle semblk~t hors de propos, soit qu'elle f€~t une évidence. Nous nous sentions Français, un point c'est tout. Dans les années 90, quand mon fils invitait ses copains à la maison, j'ai remarqué que pour eux, r tre Français n'était plus une évidence. La question des origines devenait un vrai sujet de conversation. Quelque chose avait changé. Je me demande ce que signifie le fait d'rtre Français aujourd'hui. Qu'est-ce qui fait qu'on se sente Français », Guy GIRARD, Les Français, JEM productions, 1994.
Aujourd'hui cette distinction touche principalement les Français d'origine maghrébine puisque les Italiens ont acquis - avec le temps ! - le statut de « bons immigrés ». De jeunes Français d'origine algérienne soulignent l'absurdité de la question « vous sentez-vous Français » en répondant à Guy Girard qu'ils ne peuvent que se considérer Français puisqu'ils sont nés en France et ne connaissent que ce pays. L'un d'entre eux, montre la même exaspération que Michel Platini, en constatant que même lorsqu'une famille est implantée en France depuis plusieurs générations, ses membres sont toujours considérés comme des étrangers :
"J'ai un pote, il est de la 4ème génération et on lui demande encore « d'où tu viens », il ne
peut pas se dire fier d'r~tre français".
Pour avoir le sentiment d'appartenir à une nation, il faut s'y identifier mais également être reconnu par ses membres comme l'un d'entre eux. Les immigrés et leurs descendants ne peuvent se sentir réellement français que s'ils ne perçoivent plus de différence dans le regard et l'attitude des Français à leur égard.
Nous avions conscience lors de l'élaboration des questionnaires que la dernière question66 pouvait blesser voire agacer les personnes qui ont obtenu la naturalisation et surtout leurs enfants et petits-enfants.
Il fallait néanmoins que nous la posions, le sentiment identitaire étant au coeur de notre réflexion. Les personnes interrogées avaient la possibilité de formuler une réponse personnelle, quelques-unes ont d'ailleurs répondu « européen » ou « citoyen du monde » marquant ainsi leur refus de s'enfermer dans le cadre réducteur d'une appartenance nationale ou d'une double appartenance.
Si l'on compare les réponses des primo-migrants et des enfants d'immigrés, on observe une différence notable : tandis que 43 % des représentants de la première génération déclare se sentir italiens, la majorité des enfants d'immigrés (53 %) revendique sa double appartenance et 30 % d'entre eux se sent français.
Vous vous sentez :
L Italien(ne)
L Français (e)
L Italien(ne) et Français (e)
L Autre (précisez)
1ère génération 2ème génération



B- Le sentiment d'être étranger en France comme en Italie

Le fait de quitter son pays est presque toujours un déchirement. Jusqu'en 1960, les Italiens qui ont quitté l'Italie, l'ont fait par nécessité. Beaucoup rêvaient d'économiser pendant quelques années en France puis de regagner leur pays. Or, à leur arrivée, ils n'ont pas trouvé la vie meilleure et plus facile qu'ils imaginaient. Mais malgré les difficultés et les sacrifices, en France, il y avait du travail pour eux. Les sentiments qu'ils nourrissent à l'égard de leur terre natale sont donc ambivalents : la souffrance de l'exil les amène parfois à haïr leur patrie ou, au contraire, à en conserver un souvenir nostalgique dans les moments difficiles.
Beaucoup d'immigrés arrivés en France au début du XXème siècle sont retournés en Italie suite aux violences xénophobes ou parce qu'ils ont été expulsés au moment de la 1ère guerre mondiale. Le retour au pays ne s'est pas toujours bien passé, comme en témoigne une dame interviewée par Guy Girard :
" -1 la guerre de 14, ils ont été expulsés en Italie et maman elle disait toujours qu'ils avaient
été très mal reçus, parce qu'ils disaient « Vous venez manger notre pain, retournez en France !»
Ce témoignage ne suffit pas pour affirmer que les retours dans la mère-patrie se sont toujours mal passés, mais il est intéressant parce que nous notons que le reproche adressé aux parents de cette dame est exactement le même que celui que les Français faisaient aux immigrés italiens en période de crise. Ceux qui se sont sentis
rejetés en France, puis en Italie, dans leur propre pays, se sont sentis apatrides, indésirables où qu'ils aillent.
Dans les années 60, l'amélioration du niveau de vie des ouvriers permet aux immigrés de retourner dans leur village natal au moins une fois par an.
Ils effectuent souvent le voyage en voiture, symbole de leur réussite dans le pays d'accueil. Après la souffrance de l'exil forcé et les sacrifices qu'ils ont faits pour faire vivre leur famille et envoyer un peu d'argent en Italie, ils éprouvent le besoin d'une reconnaissance de leur réussite.
Mais le retour au pays s'accompagne souvent de la prise de conscience que rien n'est plus comme avant. En vivant en France et en s'efforçant de s'intégrer à la société française, les immigrés se sont ouverts à une nouvelle culture, ils portent à présent un autre regard sur les choses qui les entourent, ils ont adopté un autre mode de vie, une autre façon de penser. L'éducation donnée aux enfants par exemple est souvent moins traditionaliste, moins rigide. Ils ont alors conscience de n'être plus tout à fait les mêmes, se sentent différents de leurs parents et amis.
Les signes extérieurs de leur réussite (certains ont réussi à se construire une maison, possèdent une automobile, leurs enfants font des études plus longues) suscitent des jalousies et des réflexions désagréables :
"Adesso sei ricco, sei un Signore"67
La modernisation et l'industrialisation n'ayant pas touché le Sud de l'Italie, ils ont l'impression de replonger dans le passé. Les enfants sont encore plus sensibles à la différence, ils se sentent souvent étrangers à ce monde si éloigné de leur univers quotidien, d'autant plus s'ils n'y ont jamais vécu ou trop peu pour s'en souvenir.
Le témoignage de Salvatore Maggiore nous donne le point de vue d'un enfant de retour en Sicile avec ses parents pour les vacances :
"Au cours de ce même été, les parents instituèrent cette espèce de longue transhumance, le retour au pays pour les congés payés. Ces voyages entrepris chaque année se transformaient en véritables expéditions. Dans des trains bondés, surchargés de bagages, ils passaient la quasi-totalité du trajet debout ou couchés dans le couloir. Ces séjours ne coûtaient presque que le prix des billets, à tarif réduit du reste, et quelques kilogrammes de sucre, de café et plaques de chocolat, en échange de l'hospitalité familiale. Le gamin en garda un mauvais souvenir et une très grande aversion pour les voyages en train.
Il s'ennuyait à mourir dans ce pays qui n'était plus le sien, où les seules occupations consistaient à rendre visite à la famille et aux amis"68.
67 Maintenant tu es riche, tu es un Monsieur?
L'attitude des habitants du village envers les anciens enfants du pays, partis travailler ailleurs, accentue parfois leur sentiment d'étrangeté. Il arrive en effet qu'ils les désignent par leur nouvelle nationalité "Voilà, les Américains, les Suisses, les Français !" ou qu'ils leur fassent remarquer qu'ils ont oublié leur dialecte natal.
C'est ainsi que les immigrés, après s'être sentis étrangers dans leur pays d'accueil, le deviennent aussi un peu dans le village où ils sont nés.
Néanmoins, la grande majorité des représentants de la 1ère génération que nous avons interrogés considère l'Italie comme son pays.
Aucun d'entre eux ne se sent différent au point d'affirmer que l'Italie est devenue pour eux un pays étranger. Bien qu'ils aient conscience d'avoir changé, de porter un autre regard sur leur ville ou leur village natal, c'est là que se trouvent leurs racines.
68 Salvatore MAGGIORE, Logotomie, paroles d'immigré, deuxième partie, [consultée en ligne], http://ulysse51.over-blog.com/article-29278494.html
II.2. La langue, élément fondateur ou simple constituant de l'identité?


A- Rôle de la langue maternelle dans la construction de l'identité.

La langue maternelle ou première a un rôle primordial dans la construction de l'identité car elle est indissociable de la pensée, comme l'affirme Henri Delacroix :
"la pensée fait le langage en se faisant par le langage".
C'est lorsqu'il commence à parler, que l'enfant pense. Mais bien avant d'être capable de parler, donc de penser, l'enfant entend la langue de ses parents et comprend ou plutôt établit des liens entre les actions de sa mère et les mots qu'elle prononce. Dès les premiers mois de sa vie, l'enfant est très sensible aux sons, aux couleurs, aux formes de ce qui l'entoure.
C'est la raison pour laquelle le lieu où l'on naît est déterminant dans la construction de l'identité.
La langue est également un marqueur d'identité : les locuteurs d'une même langue appartiennent au même groupe, ils se comprennent entre eux et sont facilement identifiés par les autres. Le fait de parler un dialecte définit plus précisément l'identité du locuteur, puisque sa langue trahit sa provenance régionale. Un Napolitain ne s'exprime pas du tout comme un Milanais : il parle plus fort, accompagne son discours de gestes, son accent est plus prononcé, les consonnes sont redoublées, la langue est chantante. Le dialecte Milanais, moins exubérant, a une toute autre musicalité, transmet moins de chaleur et d'allégresse. La langue et l'attitude du locuteur sont donc en accord parfait et s'influencent mutuellement. Ce n'est pas par hasard que nous avons choisi de comparer les dialectes de deux régions très éloignées géographiquement : le lieu de naissance influence certainement notre mode de vie, notre façon d'être et notre façon de penser.
Par ailleurs, la langue n'est pas seulement un outil de communication, un système de signes et de sons. Elle permet de formuler la pensée et d'exprimer la vision du monde d'un peuple :
"On ne peut pas dissocier une langue de sa culture et du contexte de la société dans
laquelle elle existe. Tout interagit : la langue fait la société, c'est-à-dire les rapports qui, à
Notre façon de concevoir les choses, de voir le monde qui nous entoure, de structurer de notre pensée est liée à notre langue maternelle. Il s'agit du concept de relativité linguistique qu'Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont exprimé sous forme d'une hypothèse :
"L'hypothèse énonce que le langage n'est pas seulement la capacité d'exprimer oralement des idées, mais est ce qui permet la formation mr me de ces idées. Quelqu'un ne peut pas penser en-dehors des limites de son propre langage. Le résultat de cette analyse est qu'il y a autant de visions du monde qu'il y a de langages différents."
En effet, chaque langue a des structures qui lui sont propres, ce qui signifie que le cheminement de la pensée de locuteurs de langues différentes ne sera pas le même. Dans chaque langue, il existe des expressions que l'on ne peut pas traduire littéralement dans une autre langue. Les expressions imagées reflètent la vision du monde d'un peuple, elles ne peuvent par conséquent être identiques, d'une langue à l'autre même lorsqu'elles expriment le même concept, comme le prouve l'exemple suivant : Quand les poules auront des dents / quando gli asini voleranno70.
Comme nous l'avons évoqué précédemment, le lieu de naissance exerce une grande influence sur notre façon d'être et sur notre vision du monde. On remarque en effet, des différences de perception sensorielle entre les individus qui ont une langue maternelle différente : chaque langue transcrit les onomatopées - les cris des animaux par exemple - en fonction des sons dont elle dispose et qu'elle utilise le plus fréquemment.
Les langues possèdent un vocabulaire plus ou moins riche pour désigner les couleurs. Le caractère chinois ts'ing peut désigner le bleu ou le vert. Le même terme russe peut traduire le jaune ou le vert. Les Japonais, par exemple, sont plus sensibles à l'aspect mat ou brillant. Les occidentaux distinguent les couleurs chaudes des couleurs froides tandis que les Africains font la même distinction entre couleur sèche et humide.
Les confusions ou au contraire, les nombreuses dénominations d'une même couleur dans certaines langues, ont amené les linguistes et les anthropologues à s'intéresser à l'influence de la langue maternelle sur la perception des couleurs.
69 Philippe BLANCHET, Parlons provençal, p.34.
70 Littéralement : « Quand les ânes voleront »
On ne peut pas affirmer avec certitude que ces différences de perception proviennent du langage ou du milieu, mais force est de constater que les différentes populations ne nomment pas les choses qui les entourent de la même façon. Il semble donc évident qu'elles ne les voient pas de façon identique : tandis que les Français parlent du jaune d'uf, les Italiens parlent du « rouge d'oeuf » rosso dell'uovo.
L'exemple le plus fréquemment donné pour illustrer les différentes interprétations du monde est celle de la langue inuit qui possède plus de vingt termes pour désigner la neige sous ses différentes formes. Ces distinctions n'existent pas dans les autres langues parce qu'elles ne renvoient à aucune réalité connue pour les autres peuples. Selon Boas, les mots d'une langue sont adaptés à l'environnement dans lequel ils sont utilisés.
Dans le même ordre d'esprit, le symbolisme lié aux fleurs, aux couleurs, aux animaux varie selon les cultures : le chrysanthème associé à la mort dans les cultures occidentales est une fleur sacrée au Japon, liée à la joie.
On s'habille de noir en Europe pour porter le deuil tandis qu'au Viêt Nam, en Corée du Sud ou en Inde, on revêt des habits blancs.
En comparant des expressions familières italiennes et françaises, qui associent des couleurs aux émotions, on constate qu'elles ne recourent pas à la même couleur, bien que leur signification soit la même :
Français
Italien
Rire jaune
Ridere verde71
Avoir une peur bleue
Avere una fifa verde72
Être rouge de colère
Essere arrabbiato nero73
Enfin, la langue véhicule la culture d'un peuple, au sens large du terme, c'est-à-dire, l'ensemble des connaissances (historiques, littéraires, religieuses, populaires...) partagées par le plus grand nombre.
Les expressions populaires se nourrissent de ces références, difficiles à comprendre pour des étrangers.
71 Traduction littérale: "rire vert"
72 Traduction littérale : "avoir une trouille verte"
73 Traduction littérale: "Être noir de colère"
Citons quelques exemples :
C'était Waterloo (référence historique)
Pleurer comme une Madeleine (référence biblique) Un repas gargantuesque (référence littéraire)
Nous pouvons donc affirmer que la langue maternelle n'est pas un simple constituant de l'identité, mais qu'elle la construit et qu'elle influe sur notre conception du monde. La pluralité des langues implique donc une pluralité de visions du monde.





B- Peut-on changer d'identité en adoptant une autre langue ?

Au début de l'apprentissage, le passage par le stade de traduction de la pensée est inévitable et source de nombreuses erreurs. Penser dans sa langue maternelle conduit à des productions langagières erronées, parce que le locuteur calque les structures des phrases sur celles de sa langue maternelle.
Or, comme nous l'avons évoqué précédemment, de nombreuses différences existent entre l'italien et le français bien qu'il s'agisse de deux langues romanes. On peut donc en déduire que plus les langues sont éloignées, plus le cheminement de la pensée sera différent.
Lorsque l'on maîtrise correctement une langue étrangère, on pense directement dans cette langue, sans traduire sa pensée préalablement dans sa langue maternelle. Cela sous-entend que l'on a également acquis une bonne connaissance de la culture du pays, puisque nous venons de le voir, la culture est inhérente à la langue. Si comme l'affirme Georges Mounin, "chaque langue reflète et véhicule une vision du monde", les immigrés installés depuis de nombreuses années en France, ne portent plus le même regard sur le monde : ils ne pensent plus de la même manière, ils sont donc différents. Ce qui ne signifie pas qu'ils pensent comme les Français. En effet, ils ont un background culturel qu'un Français ne possède pas et inversement : certains d'entre eux étaient plurilingues avant la migration - ils parlaient leur dialecte natal et maîtrisaient plus ou moins bien l'italien - selon qu'ils avaient été scolarisés ou non dans leur pays, ils avaient acquis des connaissances métalinguistiques dans leur propre langue ainsi que des références culturelles qui ne sont pas celles des Français. En revanche, même s'ils ont acquis une très bonne
compétence linguistique en français, il est rare que les primo-migrants accèdent aux savoirs culturels partagés des Français, sauf s'ils apprennent la langue de façon formelle.
En parlant le français quotidiennement, ils acquièrent de nouvelles connaissances, s'habituent à appréhender les choses sous un angle différent, mais cela ne signifie pas qu'ils oublient leur passé. Même lorsqu'ils le parlent peu, ils restent attachés à leur dialecte natal, à sa mélodie, à sa cadence, aux mots propres à leur région qui leur évoque un monde familier. Leur identité s'enrichit de cette nouvelle vision du monde.
Il en va de même pour les enfants d'immigrés qui ont été scolarisés quelques années dans leur pays : il est normal qu'ils se sentent différents des autres lorsqu'ils intègrent l'école française : en effet, ils portent en eux des expériences scolaires, des connaissances, des références, inconnues à leurs camarades français. Les enfants apprenant beaucoup plus rapidement que les adultes, ils acquièrent une compétence linguistique et socioculturelle égales à celle de Français natifs.
Leur identité va donc nécessairement se modifier au contact du milieu français et de la langue française, mais sans pour autant se superposer à leur identité précédente. Seul l'abandon total de leur langue d'origine (dialecte ou italien) peut en causer l'oubli et l'incapacité à s'exprimer. Ils ne perdront toutefois jamais la faculté de compréhension.
II.3- Le rapport ambivalent à la langue française. A- La langue « du pain » et la langue « du coeur »
La plupart des primo-migrants (66 % des personnes interrogées) ne parlait pas du tout français à son arrivée en France. Mais beaucoup affirment qu'elles pouvaient aisément se faire comprendre, leur dialecte étant parfois proche de certains patois français.
Nous avons déjà évoqué le rôle clef de l'apprentissage du français dans l'intégration des immigrés. Pour les adultes, l'apprentissage du français a été difficile, d'autant plus qu'ils n'avaient jamais été - ou très peu - scolarisés dans leur enfance. Ceci étant, les hommes réussissaient à communiquer sur les chantiers ou dans les usines car il y avait de nombreux immigrés de différentes nationalités. Tous faisaient donc des efforts pour se faire comprendre.
Pour ceux qui ont dû apprendre le français en prenant des cours du soir après leur journée de travail, cet apprentissage s'est souvent révélé fastidieux. Le français était pour eux « la langue du pain », pour s'intégrer et donc survivre, il fallait l'acquérir. Cette motivation leur a donné le courage nécessaire pour apprendre le vocabulaire de la vie quotidienne et du travail. L'apprentissage de la langue a certainement été encore plus difficile pour les femmes qui ne travaillaient pas, et qui avaient par conséquent moins d'occasions de communiquer avec des Français.
Le graphique ci-après montre néanmoins qu'il s'agit d'une minorité (12 %), la plupart ayant appris le français en communiquant avec les autochtones.
Si l'on compare les chiffres concernant le mode d'apprentissage et les difficultés
rencontrées, on observe que ceux qui ont appris le français en parlant avec les
Français, n'ont pas le souvenir que cet apprentissage ait été difficile. Les graphiques ci-après mettent en évidence la corrélation entre facilité et communication.
En revanche, 27 % des personnes interrogées déclarent avoir eu des difficultés plus ou moins importantes. Ceux qui ont trouvé l'apprentissage très difficile sont ceux qui n'ont bénéficié d'aucune aide.
Les immigrés qui ont banni l'usage de leur langue d'origine dans leur foyer ne sont pas nécessairement ceux qui s'attachent le plus au français. Pour certains, la « langue du coeur », celle qu'ils aiment par-dessus tout, reste leur langue d'origine, souvent leur dialecte natal, souvenir de leur enfance, langue de la spontanéité. C'est souvent à elle qu'ils recourent pour exprimer leurs émotions : leurs sentiments, leur joie mais aussi leur colère. Aline, que nous avons interrogée sur la langue utilisée par ses parents déclare :
"Mes parents ont toujours parlé en français, même entre eux, mais si mon père se faisait mal en bricolant, il jurait toujours en italien !"
L'abandon complet de leur langue d'origine était dicté, la plupart du temps, plus par la volonté de s'intégrer et de protéger leurs enfants que par le rejet de leurs origines. C'est peut-être ce qui explique le fait que leur langue ressurgisse dans l'intimité :
"Jamais je n'ai entendu parler italien à la m aison...l'intégration totale était de mise, le parler français sans accent de rigueur !...Mais « mezza voce » un « duemilasessantatre » filtrait à travers les cloisons du bureau comme un ruban soyeux et prometteur : qui pourra m'expliquer l'alchimie du cerveau qui obligeait mon père à faire ses comptes dans sa langue maternelle ?"74
Les amitiés, les rencontres amoureuses peuvent néanmoins influer sur l'attachement
à la langue. Lorsque le français devient le seul vecteur de communication avec les
enfants, il acquiert une autre sonorité : il devient capable d'exprimer des sentiments.
74 Emmanuelle NIGRELLI, «La marina: Castel di Tusa», in Racines Italiennes, p 112.
Si elle ne substitue pas la « langue du coeur », elle devient peu à peu familière et amicale.
Le graphique ci-dessus révèle en effet que la majorité des primo-migrants exprime ses émotions en français.
B- Le français : langue étrangère, langue d'adoption ou langue maternelle pour les enfants de migrants ?
L'approche avec le français a été plus brutale pour les enfants de migrants en âge d'être scolarisés. Ils se retrouvaient du jour au lendemain, arrachés à leur environnement habituel, à leurs amis et face à un maître qui leur parlait dans une langue dont ils ne comprenaient pas un traître mot. Beaucoup se souviennent d'avoir détesté cette langue, qui leur semblait froide, dure, hostile. Inès Cagnati, écrivain d'origine italienne, décrit ce qu'elle a ressenti étant enfant, lorsqu'elle est entrée à l'école dans le Lot-et-Garonne :
"À l'école, le monde a basculé. Je ne comprenais rien à ce que l'on me disait, je ne pouvais
m r me pas obéir, je ne savais pas ce que l'on me voulait. Les Français n'avaient plus rien de fascinant. Leur monde était hostile, agressif, il ne nous voulait pas ; je ne comprenais ni son langage ni ses lois et ni ce que je devais faire non pour être tolérée, mais au moins pour être pardonnée d'r~tre moi, différente..."75
Les instituteurs ont généralement fait de leur mieux pour intégrer les enfants étrangers au sein de leur classe, mais plusieurs témoignages prouvent que cela n'a pas toujours été le cas :
"J'ai eu des maîtresses d'école neutres à notre égard, parfois bienveillantes. Mais j'en ai eu une surtout (...) de particulièrement haineuse. Sa haine, sans cesse renouvelée, pleuvait sur les Italiens avec la ténacité, la violence et la certitude des pesticides."76
75 Inès CAGNATI, Sud- Ouest Dimanche, 1984, citée par P.MILZA, Op.cit. p 391.
76 Ibidem
Au cours d'un entretien, Albert Balducci confie à Pierre Milza, le traumatisme qu'a été pour lui son premier jour d'école en Lorraine, alors qu'il était âgé de sept ans :
"Non je n'ai pas été heureux à l'école. Vous savez les gosses, c'est les gosses... Je me rappelle toujours, l'instituteur, je me rappelle comme aujourd'hui. (...) Le premier jour il me dit d'aller au tableau. Alors j'y vais. Je vais au tableau. Mais je ne comprends rien aux questions qu'il me pose. Alors il me balance deux paires de claques. Qu'est-ce que je fais... Quand je retourne à la maison, je gueule. Mais ma mère, qui a déjà tellement souffert, avec mon père qui ne sait ni lire ni écrire, alors elle me dit qu'il faut que j'aille à l'école."77
L'incompréhension, les brimades des maîtres ou les moqueries des autres élèves, l'obligation de l'apprentissage ont entraîné un rejet, voire une haine de la langue française qui semblent bien naturels. Mais avec le temps, le rapport des enfants à la langue a évolué. Peu à peu, le français devient pour eux une langue de socialisation, qui perd sa connotation négative lorsqu'elle est associée à des choses agréables : conversations amicales, encouragements des maîtres, jeux, chansons...
Malgré l'ampleur des difficultés, les enfants apprennent vite lorsqu'ils sont immergés dans le bain linguistique.
Par ailleurs, comme nous l'avons évoqué précédemment, pour faciliter l'intégration de leurs enfants, les parents ont souvent choisi de ne parler que français à la maison, ce qui a incontestablement favorisé l'acquisition de la langue :
" (...) Des familles dont les gosses ne parlaient que le français, les parents s'efforçant de ne pas parler italien entre eux pour « pas embarrasser la tA'te aux petits, qu'ils ont déza assez du mal comme ça d'apprendre oune langue, allora qu'est-ce qué ça serait avec deux, qué ça leur péterait la tête !"78
"Ma grand-mère qui vivait avec nous, cuisinait napolitain, nous éduquait napolitain, vivait napolitain, sans jamais parler autre chose que marseillais."79
L'usage du français dans le cercle familial n'implique pas toujours la perte de la langue d'origine, car lorsque les parents ne maîtrisaient pas suffisamment le français, ils s'adressaient à leurs enfants en italien et ceux-ci répondaient en français.
C'est cette alternance linguistique qui explique la contradiction apparente entre les réponses des primo-migrants et celles des enfants d'immigrés : en effet, la majorité des représentants de la 1 ère génération déclare qu'elle s'adressait à ses proches en italien (44 %) tandis qu'un pourcentage légèrement inférieur (40 %) des
77 P.MILZA, Interview d'Albert Balducci, 1992, in Voyage en Ritalie, p.392.
78 François CAVANNA, Op.cit. p 250.
79 Nicole GIACOMUZZO, «Saveurs d'enfance» in Racines italiennes, p.104.
représentants de la 2ème génération affirme qu'ils parlaient uniquement en français avec leurs parents.
Les enfants jouaient un rôle de médiateurs au sein de la famille : c'est par leur intermédiaire que les parents apprennent le français.
L'acquisition rapide de la langue confère aux enfants un nouveau statut au sein de la famille : c'est à eux qu'incombe la tâche de remplir les documents administratifs, de faire les démarches auprès des institutions car les parents ont souvent des difficultés avec la langue écrite. Ces responsabilités valorisent les enfants et changent par conséquent leur perception de la langue française. Autrefois hostile et synonyme d'échec, elle devient un motif de fierté :
"Les jours, les semaines et les mois s'écoulaient ainsi. Peu à peu de nouvelles racines et un nouvel attachement s'implantaient imperceptiblement dans sa tête. Il surmontait les difficultés quotidiennes, comme autant d'obstacles destinés à prouver sa volonté d'intégration. À mesure, que sa s ur et lui progressaient dans la maîtrise de la langue, leurs parents, leur demandaient d'assumer les démarches administratives qui ne manquaient pas : sécurité sociale, inspection du travail, commissariat de police."80
Avec le temps, cette langue imposée, la langue de l'école, acquiert une sonorité plus douce pour les enfants d'immigrés et devient leur langue, ils se l'approprient. Le rapport à la langue est évidemment différent pour les enfants de migrants nés en France. Si on ne peut parler en ce qui les concerne de langue maternelle dans le sens étymologique du mot « langue transmise par la mère » - sauf dans le cas où les parents ne parleraient exclusivement français en présence de l'enfant - le français est néanmoins leur langue première, celle qu'ils ont entendue dès les premiers mois de leur vie et la première qu'ils ont appris de façon formelle. Leur compétence linguistique est celle de locuteurs natifs, ce qui les différencie de leurs parents. Ils
80 Salvatore MAGGIORE, Logotomie, paroles d'immigré, deuxième partie, [consultée en ligne] http://ulysse51.over-blog.com/article-29278494.html
sont naturellement attachés à cette langue, dont ils entendent la mélodie depuis toujours.
La langue d'origine de leurs parents peut leur être totalement étrangère, ou vaguement familière. Dans le cas où les parents continuent à parler leur langue à la maison, l'enfant apprenant le français et l'italien en même temps, devient bilingue.
Le fait que le français soit leur langue première au même titre que les Français de souche a des conséquences évidentes sur leur sentiment d'identité nationale.
Il est intéressant de constater qu'aucune personne interrogée n'a déclaré ignorer complètement la langue d'origine de ses parents, cela s'explique par la communication alternée que nous avons évoquée précédemment et également par le fait que beaucoup aient choisi d'étudier l'italien à l'école. Certains d'entre eux ont alors découvert qu'ils avaient d'immenses facilités à apprendre cette langue qui ne leur était pas étrangère même s'il est était "interdite" à la maison :
"Par un bel hasard objectif, après avoir voulu opter pour le grec ancien en quatrième (mais faute d'un nombre suffisant d'hellénistes en herbe, le cours ne serait pas ouvert), ( ) je devais commencer à apprendre à défaut du grec l'italien. Et à aimer aussitôt l'italien. A retenir sans peine listes de mots, conjugaisons et règles de grammaire italiennes. A très vite parler couramment cette langue étrangement intime, à la surprise enthousiaste de mon enseignante."81
"Ce voyage, il avait une autre raison de l'entreprendre, presque instinctive comme une nécessité vitale. Il avait dénigré son pays natal depuis qu'il l'avait quitté. Plus encore, il en avait une vision méprisante. Cette certitude avait été quelque peu ébranlée par l'apprentissage de l'italien qu'il avait choisi comme deuxième langue au collège puis comme unique langue étrangère au lycée. La découverte de la littérature italienne et surtout des écrivains du Sud, lui ouvrit les yeux sur un monde qu'il connaissait peu en fin de compte".82
81 Christophe MILESCHI, « Les silences de Guizèpe », in Racines italiennes, p.140.
82 Salvatore MAGGIORE, Logomie, paroles d'immigré, troisième partie, [consultée en ligne], http://ulysse51.over-blog.com/article-29278458.html


III. La langue maternelle, un signe distinctif à effacer ou un héritage
à transmettre à ses descendants ?

III.1- Le rejet de ses origines et la non-transmission de la langue.

A- Causes : volonté d'oublier un passé douloureux / idéalisation du pays d'accueil Au début du XXème siècle, les campagnes italiennes étaient surpeuplées : jusqu'en 1950, il n'y avait pas de travail pour tous. Les conditions de vie étaient très difficiles. Cependant, Pierre Milza insiste sur le fait que
"Ce ne sont pas toujours les plus démunis qui ont pris le chemin de l'exil (...) ce sont bien souvent les plus entreprenants, les mieux armés pour remplir la mission plus ou moins explicitement confiée au migrant par le clan, qui sont partis."83
Toutefois, la souffrance du déracinement, de la solitude, les difficultés rencontrées dans le pays d'accueil, ont souvent amené les immigrés à dénigrer leur pays d'origine, qu'ils décrivent comme un pays "où on mourait de faim" et à idéaliser le pays d'accueil, pays nourricier, symbole de modernité et de liberté.
De nombreux immigrés ont ainsi essayé d'oublier leur pays, peut-être pour se protéger émotionnellement. Le fait de valoriser le pays d'accueil les aidait sans doute à ne pas regretter leur choix.
L'image négative de leur pays natal était aussi - surtout - celle que leur renvoyaient les Français, en temps de crise. François Cavanna se souvient des attaques qui fusaient dans la cour de récréation :
"Dans votre pays de paumés, on crève de faim, alors vous êtes bien contents de venir bouffer le pain des Français"84.
L'hostilité ne cessant de croître au moment de la seconde guerre mondiale, les immigrés désireux de s'intégrer ont voulu prouver leur fidélité à la France en combattant à ses côtés et en demandant la naturalisation, symbole de la rupture avec leur pays d'origine.
83 Pierre MILZA, Op.cit p.567.
84 François CAVANNA, Op.cit p.43.

B- Conséquences : une intégration qui va parfois jusqu'à l'assimilation

Pour obtenir la naturalisation, les immigrés devaient prouver qu'ils s'étaient bien intégrés dans la société française.
Une enquête sur les immigrés a été réalisée par l'INED en 1951. Ce sont principalement des instituteurs qui ont été chargés de l'effectuer. Ronald Hubscher montre comment, considérant que les immigrés devaient se fondre dans le creuset français, ils ont cherché à
"débusquer toute trace d'italianité (...) le fichu ou la mantille des femmes, le chapeau en feutre noir des hommes désignent l'étranger. La couleur vive des robes des immigrantes est qualifiée de criarde et manifestement ne correspond pas au goût français de la mesure. L'intérieur des maisons est scruté avec attention : le tableau d'un paysage cisalpin ou un calendrier italien accrochés au mur sont considérés comme des lieux d'une mémoire qui n'est pas effacée."85
La maîtrise du français, indispensable pour obtenir la naturalisation, ne leur suffisait pas, ils relevaient la moindre erreur de prononciation et toute trace d'accent italien. Ainsi il ressort de quelques dossiers ces commentaires :
"Il parle le français à peu près correctement avec une légère déformation de certains sons"86
"Peut-on l'assimiler à un vrai et loyal Français ? Non : il a encore quelque chose d'italien dans son allure et sa prononciation."87
Ronald Hubscher dénonce la falsification des résultats de cette enquête. En effet, seuls les jugements positifs sur la France ont été retenus tandis que les problèmes évoqués par les immigrés ont été minimisés. En revanche, tout commentaire négatif sur l'Italie a été soigneusement rapporté.
On comprend alors que les Italiens qui ont rejeté leur pays, y ont été fortement encouragés par les représentants de l'État français et par l'opinion publique.
Étant donné la facilité avec laquelle les Français ont associé tous les Italiens à Mussolini, puis la rancoeur provoquée par l'alliance de l'Italie avec l'Allemagne, il était important pour les Italiens qui comptaient s'établir définitivement en France, de prouver leur attachement à la France et de ne pas "se faire remarquer ", autrement dit de s'assimiler pour devenir transparents.
85 Ronald HUBSCHER, Op.cit. p.195.
86 GIRARD et STOETZEL, Français et immigrés. L'attitude française. L'adaptation des Italiens et des Polonais, Paris, INED, «Travaux et documents» Dossier n°17, cité par Ronald Hubscher, Op cit. p.196.
87 Ibidem, dossier n°74.
Marie-Claude Blanc-Chaléard souligne néanmoins que seule une minorité a choisi de s'assimiler, selon elle "la réalité est plutôt celle d'une majorité silencieuse qui cultive dans son espace privé ses traditions identitaires entre deux cultures"88.
C'est en effet ce qui ressort de la comparaison des réponses données par les représentants de la 1 ère et de la 3ème génération quant au maintien des habitudes italiennes. Seuls 7 % des primo-migrants disent avoir renoncé à leurs coutumes, à leur mode de vie. C'est exactement le même chiffre que l'on obtient en interrogeant les petits-enfants.
C- La naturalisation, construction d'une nouvelle identité ou utopie ? ? Pourquoi vouloir devenir Français ?
Pour les primo-migrants, la naturalisation était souvent la dernière étape du parcours vers une intégration réussie.
Le fait de devenir français simplifiait les démarches pour trouver du travail et assurait un avenir à la famille : en effet, la menace des expulsions planait toujours au-dessus de la tête des immigrés (il y a eu de nombreuses expulsions au moment de la première guerre mondiale, puis dans les années 20 lorsque Mussolini accède au pouvoir, mais aussi dans les années 34-35, période de crise économique).
Pour obtenir la nationalité française, il fallait résider en France depuis de nombreuses années, prouver son attachement à la France, maîtriser la langue et ne pas avoir d'idées politiques contraires au gouvernement :
88 Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Les Italiens en France depuis 1945, p. 22.
"Nous on est toujours restés Italiens parce qu'on était de gauche ! Et la naturalisation française, on l'a jamais eue parce que politiquement...Eh ! Mon père il l'a demandée deux fois(...) il faisait la demande et elle était refusée, refusée politiquement. À ce temps-là, quand t'étais de gauche, on te la donnait pas"
Les délais étaient parfois très longs, mais peu avant la seconde guerre mondiale, de nombreux immigrés ont été naturalisés pour être appelés au front :
"Nous on a eu le droit de vote en 1939 ; mon père l'avait demandée en 1930 [la naturalisation] et il l'a obtenue seulement en 1939.89
La volonté de devenir français peut également résulter des discriminations subies en France et/ou dans leur propre pays. L'image négative que les autres leur renvoient d'eux-mêmes les amène à se dévaloriser. Certains ne supportant plus de se sentir apatrides, ont voulu devenir Français pour se construire une nouvelle identité.
Les enfants sont également au coeur de leurs préoccupations, surtout lorsqu'ils ont souffert en étant rejetés, méprisés. Ils souhaitent protéger leurs enfants, faciliter leur intégration :
"La majorité des Italiens, ils votent ici, pour faire étudier leurs enfants, ils ont fait la naturalisation, ils sont devenus français. Mon fils il est français, parce que le fils d'un Italien qui est né ici il doit choisir : ou faire le service militaire en Italie ou le faire ici"90.
C'est rarement un sentiment patriotique envers la terre d'accueil qui amène les enfants d'immigrés nés en Italie à choisir la nationalité française. La plupart du temps ce sont des raisons matérielles qui motivent leur demande : il est plus facile pour un Français de s'insérer sur le marché du travail ou de créer une entreprise. Pour les garçons, c'est souvent pour éviter le service militaire (obligatoire en Italie jusqu'en 2005).
? Peut-on changer d'identité en changeant de nationalité ?
Cette question renvoie à celle que nous nous sommes posée précédemment, à savoir : peut-on changer d'identité en changeant de langue ?
Il nous semble évident que la naturalisation comme l'adoption du français ne peuvent changer l'identité d'une personne. Notre identité se construit peu à peu, tout au long de notre vie. Elle se modifie avec le temps et selon les expériences que nous vivons.
89 Antonio CANOVI, «La communauté italienne d'Argenteuil. Identité et mémoires en question» in Les Italiens en France depuis 1945, Op.cit.p.248.
90 Ibidem
Le fait que les primo-migrants aient voulu être sur un plan d'égalité avec Français ne signifie pas pour autant qu'ils voulaient effacer leurs origines italiennes, en s'assimilant complètement à la société française. Ils ont été obligés de "jouer le jeu", d'effacer leurs spécificités pour sembler Français, puisque telles étaient les conditions pour obtenir la naturalisation. Giovanna Campani et Maurizio Catani expliquent que "l'invisibilité doit rtre étudiée comme une stratégie" et soulignent que
"la capacité de se cacher, de se dissimuler n'implique pas forcément l'intériorisation des traits culturels de la nation de résidence, mais seulement la connaissance de ses catégories culturelles".91
Mais la plupart d'entre eux sont restés dans leur coeur calabrais, siciliens, toscans... .plus rarement italiens.
Girard et Stoetzel insistent sur le fait que92 " l'acquisition de la nationalité française exprime un changement dans une situation juridique. Elle ne modifie en rien les sentiments profonds, elle ne fait pas disparaître les différences entre immigrés et Français s'il en existe.
Il est vrai que certains immigrés se sont si bien intégrés à la société française que rien dans leur mode de vie, dans leur façon de parler et de penser ne laisse transparaître leur origine étrangère. Mais ce n'est pas parce qu'elle est invisible que la différence n'existe pas. Elle réside peut-être tout simplement dans la mémoire : des souvenirs lointains de leur enfance : des paysages, des couleurs, des parfums différents, le souvenir d'êtres chers laissés au pays... et du départ, de l'éprouvant voyage vers un pays inconnu, de la solitude et des privations, de la nostalgie... Même s'ils ont essayé de refouler les souvenirs les plus douloureux, est-il possible qu'ils aient tout oublié ? Et qu'en est-il des souvenirs heureux ? Cette mémoire n'est pas celle des Français qui n'ont jamais vécu ailleurs qu'en France. Grâce à la naturalisation, les immigrés deviennent Français "sur les papiers", mais il ne s'agit pas d'une seconde naissance. Girard et Stoetzel ont défini très précisément ce sentiment de différence qui habite les immigrés :
"Porteur d'un passé vécu sous un autre ciel, l'immigrant en garde un souvenir, qu'actualise dans toutes ses démarches ce qu'il voit, comparé à ce qu'il avait d'abord vu. Au point de vue professionnel, il peut s'habituer aux modes de culture ou de travail français, il reste en lui quelque chose de ses impressions du premier jour, quand il n'était qu'un étranger qui regarde et observe (...) ses habitudes de vie se modifient au contact du milieu, mais il en
91 Giovanna CAMPANI & Maurizio CATANI, «Les réseaux associatifs en France et les jeunes» in Persée, revue européenne de migrations internationales, décembre 1985, vol.1, p. 143-160.
92 GIRARD & STOETZEL, Op. Cit. p.291
persiste toujours quelque chose : dans ses préférences alimentaires, dans sa manière de célébrer les fêtes par exemple. Il écoute toujours les nouvelles de son pays avec une attention inconnue aux Français. (...) Il a beau appartenir à la mr me religion, le c ur ne participe pas aux cérémonies françaises. Les évènements internationaux, les crises économiques lui rappellent qu'il n'est pas semblable en tout à ceux qui l'entourent."93
Ils ressentent d'autant plus cette différence qu'ils l'observent en se comparant à leurs propres enfants. En effet, ceux-ci nés en France n'ont aucun souvenir qui les lie à l'Italie, si ce n'est peut-être des souvenirs de vacances. Le français est leur langue maternelle, leurs références culturelles sont françaises, bien qu'ils ne renient pas pour autant leurs origines italiennes. La plupart des représentants de la 2ème génération se définissent Français et Italiens.94
Certains ont pu rejeter leurs origines pendant une période de leur vie, puis avoir une sorte de "déclic" qui leur fait prendre conscience du lien qui les unit à l'Italie :
"Qu'il le veuille ou non, le souvenir du petit garçon qu'il avait été, se trouvait inscrit dans ce paysage, dans chaque pierre, dans l'air qu'il respirait et qui le contaminait à nouveau. Une part importante de lui provenait de là, belle, insouciante, innocente et pure. Rien ni personne ne pourrait la lui arracher. Qu'il le veuille ou non il appartenait à cette terre.
Plus jamais il ne dénigrerait ses origines et il en parlerait avec fierté mais pas par nationalisme, sentiment qui lui était totalement étranger, uniquement parce qu'il savait, enfin, que ce qu'il était devenu il le devait à ses racines. Les rabaisser signifiait se discréditer et se nier lui-même".95
93 GIRARD & STOETZEL, Op. Cit. p. 88-89
94 Cf. Annexe 10, Interviews, Les Français, Guy GIRARD.
95Salvatore M AGGIORE, Logotomie, paroles d'immigré, troisième partie, [en ligne] httpi/ulysse51 .overblog.com/article-29278458.html.

III.2. Le désir de la 3ème génération d'un retour aux sources.

A- Une génération « préservée »

La plupart des jeunes qui ont répondu au troisième questionnaire sont des adolescents âgés de 13 à 18 ans. Ils sont souvent issus d'un mariage exogamique, leurs parents sont généralement nés en France et les ont éduqués "à la française ". Rien ne les distingue de leurs camarades de classe, si ce n'est parfois un patronyme à consonance italienne. On peut donc parler de génération "préservée" dans le sens où elle n'a pas connu les difficultés auxquelles se sont confrontés leurs grands- parents (souffrance de l'exil, difficultés financières, rejet, discriminations...) puis de leurs parents, marqués de l'étiquette « fils / fille d'immigré ».
Nombreux sont ceux qui disent avoir été victimes de moqueries (45 %) et d'insultes (34 %), la plupart du temps à l'école.
Bien qu'ils n'aient pas connu le climat italophobe dans lequel ont dû vivre leurs parents, certains ont subi des discriminations :
"Il lui fallait choisir une orientation. Il essaya de glaner quelques informations sur les différentes filières, peine perdue, les quelques bribes qu'il récolta ne lui servaient à rien. Il voulait devenir architecte. Comment y arriver ? Il s'adressa à son professeur principal. Il s'entendit répondre qu'il était dommage qu'il ne fût pas de nationalité française, il l'aurait bien vu à l'École Normale. La réponse ne l'étonna qu'à moitié, ne l'avait-il pas félicité devant ses camarades, quelque temps auparavant, en leur disant de prendre exemple sur lui parce qu'il n'était pas intelligent mais sérieux et travailleur ? Ce faux compliment l'avait profondément blessé."96
Sous le poids de la pression familiale, ils se devaient de réussir, pour l'honneur de la famille et pour sortir de la précarité et de la pauvreté. La plupart d'entre eux a réussi :
96 Salvatore MAGGIORE, Logotomie, Paroles d'immigré, deuxième partie, [en ligne], http://ulysse51.over-blog.com/article-29278494.html
bien qu'ils exercent généralement des professions modestes, ils se sont effectivement élevés sur l'échelle sociale, par rapport à leurs parents, et ont pu offrir une meilleure qualité de vie à leurs enfants. Ils sont souvent français, parce qu'ils sont nés après la naturalisation de leurs parents ou parce qu'ils ont choisi la nationalité française à leur majorité.
Les représentants de la troisième génération ont donc profité de la réussite de leurs parents et n'ont rien à prouver : ils sont français à part entière.
Et pourtant, à l'adolescence, ils redécouvrent leurs origines italiennes et revendiquent leur différence alors que leurs parents avaient tout fait pour l'effacer et paraître "comme tout le monde".
Il ne faut pas oublier qu'ils n'ont pas grandi dans un climat hostile, voire italophobe, comme leurs aînés.
Les relations entre la France et l'Italie sont devenues très amicales, au point que l'on parle souvent des "soeurs latines". D'indésirables, les Italiens sont passés au statut de "bon immigré" par opposition aux représentants de la nouvelle immigration, en provenance du Maghreb, sur lesquels s'est concentrée la xénophobie française. Les épisodes parfois violents qui ont marqué l'histoire de l'immigration italienne sont tombés dans l'oubli, on préfère retenir que les Italiens se sont bien intégrés à la société française.
Pourtant les jeunes de la 3e génération déclarent souvent avoir subi des insultes et des discriminations ; il s'agit selon toute vraisemblance de moqueries, plus ou moins méchantes mais difficilement comparables aux injures, aux marques de mépris voire de haine qu'ont enduré les générations précédentes. Ils manquent de recul et méconnaissent souvent l'histoire de leur famille, c'est pourquoi ils n'ont pas conscience d'évoluer dans un milieu non hostile.

B- Une relation privilégiée avec les grands-parents

Comme nous l'avons déjà évoqué, les immigrés italiens ont été souvent très durs avec leurs enfants, leur interdisant de parler italien ou dialecte à la maison, et exigeant une tenue exemplaire et de bons résultats à l'école. Ils donnaient parfois leur approbation aux châtiments corporels affligés par les maîtres. Ils ne voulaient naturellement que le bien de leurs enfants, rêvant pour eux d'un avenir meilleur que
la vie qu'ils menaient. Toutefois, leur intransigeance a parfois été mal comprise par leurs enfants.
En revanche, la relation avec les petits-enfants est exempte de pressions, leurs parents ayant réussi à s'intégrer dans la société française, il n'y a plus de risques qu'ils traversent les mêmes épreuves qu'eux. Les souffrances de l'exil étant un souvenir plus lointain, l'avenir de la famille étant assuré, il est plus facile pour les grands-parents de transmettre leur histoire à leurs petits-enfants.
Par ailleurs, les petits-enfants représentent la dernière occasion de transmettre une mémoire oubliée. À de rares exceptions près, les grands-parents ne transmettent qu'une image positive de leur expérience : ils évoquent leur enfance au pays natal, leur départ pour la France, mais taisent les difficultés et les sacrifices.

C- Désir de retrouver ses racines et d'apprendre la langue de ses grands-parents.

Les jeunes de la 3ème génération connaissent très peu de choses de l'Italie. Ils en ont souvent une image positive, véhiculée par les livres ou les reportages télévisés qui montrent des villes et des oeuvres d'art.
À la question, « qu'est-ce que vos grands-parents vous ont transmis de l'Italie ? » beaucoup répondent « rien ».
Et pourtant, 53 % d'entre eux disent qu'ils connaissent quelques mots d'italien et 18 % que leurs grands-parents leur parlaient souvent en italien. Ces jeunes n'auraientils pas conscience que transmettre sa langue maternelle, c'est transmettre un peu de sa culture ?
L'héritage culturel se limite pour eux à quelques objets, des recettes de cuisine, des chansons et quelques récits.
C'est peut-être justement ce mystère autour de leurs origines, qui suscite leur curiosité et leur désir d'en savoir plus.
La passion pour le football et les succès de l'équipe nationale italienne, pour les voitures de courses, pour la mode, jouent un rôle considérable dans l'image qu'ont les adolescents de l'Italie. L'Italie étant devenue la destination touristique privilégiée des Français, ils y passent leurs vacances avec leurs parents et en gardent une image idéalisée et plutôt réductrice : le soleil, la mer, les pâtes, les pizzas sont les termes qui reviennent le plus souvent lorsqu'on leur demande ce que leur évoque l'Italie !
Aujourd'hui, les jeunes sont fiers d'avoir des origines italiennes et les affichent en portant des pendentifs représentant la péninsule, tee-shirt de l'équipe nationale de football par exemple. Ce n'est pas pour communiquer avec leurs grands-parents qu'ils choisissent d'étudier l'italien, puisque ceux-ci ne parlent généralement que leur dialecte, mais peut-être pour leur faire plaisir et surtout pour revendiquer leur italianité.
De nos jours, la double appartenance est un enrichissement et la connaissance de plusieurs langues presque indispensable pour trouver du travail.
Le lien affectif très fort qui les unit à leurs grands-parents est probablement à l'origine de la survalorisation de leur italianité. Ils sont également à l'âge où ils cherchent à affirmer leur personnalité et où ils veulent exprimer leur différence. Ils souhaitent concilier les différentes facettes de leur identité et être reconnus en tant que Français d'origine italienne.



CONCLUSION

Notre recherche visait à montrer le rôle primordial des langues dans l'intégration et dans la construction de l'identité des immigrés italiens et de leurs descendants. La notion d'identité est une question complexe en soi, car, comme le souligne Lipiansky, "elle se propose, au niveau même de sa définition, dans le paradoxe d'être à la fois semblable et différent, unique et pareil aux autres". Mais elle est encore plus délicate lorsque l'on se penche sur la construction de l'identité des immigrés italiens, d'une part parce qu'ils sont plurilingues et d'autre part parce que le statut d'immigré implique un déchirement, une perte de repères et une quête identitaire.
Nous avons démontré que la langue maternelle ou langue première, influe sur notre mode de pensée et sur notre vision du monde, par conséquent les immigrés ont, non seulement dû apprendre une nouvelle langue, mais également apprendre à penser autrement. Ils ont acquis, en même temps que les outils linguistiques du français une compétence socioculturelle qui a modifié leur façon d'être.
Nous avons tenté de comprendre ce qui a motivé le recours à différentes stratégies identitaires -- le maintien des traditions et la transmission de la langue d'origine ou au contraire, la non-transmission et l'assimilation -- en étudiant le contexte historique de l'immigration italienne en France et en nous appuyant sur des témoignages de représentants des trois générations.
Notre étude comparée révèle que très peu d'Italiens se sont assimilés à la société française, la plupart ayant réussi à s'intégrer tout en préservant leur culture et leurs traditions. Nous avons également observé que dans la grande majorité des cas, la stratégie d'assimilation a été choisie dans un contexte socio-historique peu favorable aux Italiens.
Généralement, lorsque les primo-migrants n'ont pas transmis leur(s) langue(s) d'origine (dialecte et/ou italien) c'est parce qu'ils ont subi des discriminations, plus ou moins violentes, qu'ils veulent éviter à leurs enfants. On retrouve, chez tous les immigrés que nous avons interrogés, le désir que leurs enfants deviennent de vrais Français pour qu'ils puissent étudier et obtenir une meilleure situation que la leur.
Néanmoins, plus nombreux sont ceux qui ont continué à parler dans leur langue - au moins le temps d'apprendre la langue française - tandis que leurs enfants leur répondaient en français, jouant ainsi le rôle de médiateurs linguistiques.
La plupart des représentants de la 2ème génération se dit bilingue, mais on note dans les fratries des sentiments opposés à l'égard de leurs origines : entre amour et indifférence. En effet, il n'est pas rare de trouver dans une même famille un enfant devenu professeur d'italien tandis que ses frères et soeurs ne manifestent aucun intérêt pour la langue d'origine de leurs parents. Toutefois, aucun d'entre eux ne semble ignorer complètement l'italien, même lorsque sa connaissance se limite à quelques mots.
Le fait qu'une partie des enfants d'immigrés ait pris une certaine distance avec les origines de sa famille peut s'expliquer une fois encore par les discriminations subies dans l'enfance, par le refus d'être enfermés dans le statut de "fils / fille d'immigré", par les pressions familiales visant la réussite, l'intégration parfaite.
Il est intéressant de noter que beaucoup d'entre eux, arrivés à l'âge de la maturité, ressentent le besoin de renouer avec leur pays d'origine et fréquentent les associations culturelles pour apprendre l'italien mais aussi découvrir l'art, la littérature, la gastronomie et les coutumes du pays de leurs parents.
Quant au sentiment d'appartenance, nous avons remarqué que ce sont surtout les représentants de la 1ère génération qui ont des difficultés à l'exprimer, ce qui est parfaitement compréhensible puisque ce sont eux qui ont connu le déchirement des séparations, la souffrance de l'exil, le mal du pays... Pour la plupart, ils se sentent toujours Italiens, mais une grande partie d'entre eux se sent Français ou Franco- Italiens. Les nombreuses années vécues en France, le sentiment de différence ressenti lors des retours dans leur pays d'origine, le fait que leurs enfants et/ou parfois leur conjoint soient Français sont autant d'éléments qu'ils évoquent pour justifier ce sentiment d'appartenance à leur pays d'adoption. Il faut souligner qu'ils se sentent obligés de le justifier.
Leurs descendants, pour la plupart nés et scolarisés en France depuis leur plus jeune âge, se sentent surtout Français, mais beaucoup revendiquent leur double appartenance, surtout les petits-enfants, qui n'ont subi aucune expérience négative par rapport à leurs origines, méconnaissent souvent l'histoire de leur famille et idéalisent l'Italie. Il semble que la revendication de leur italianité soit un moyen
d'affirmer leur différence à un moment décisif de la construction de leur identité. Leur désir d'apprendre l'italien peut être lié au lien affectif particulier qui les unit à leurs grands-parents. Peut-être affichent-ils leurs origines italiennes avec fierté pour se démarquer de leurs parents qui ont tout fait pour les effacer. Le fait qu'ils grandissent dans une époque où l'on valorise le plurilinguisme et le multiculturalisme n'est sans doute pas anodin.
Cette étude intergénérationnelle montre l'échec des politiques d'assimilation. En effet, même lorsque les primo-migrants ont choisi de ne pas transmettre leur langue à leurs enfants et d'adopter un mode de vie français, leurs enfants devenus adultes et / ou leurs petits-enfants ressentent souvent le besoin d'un retour aux sources.
Si tout le monde s'accorde aujourd'hui pour qualifier de "réussie" l'intégration des Italiens, nous remarquons qu'elle ne rime pas pour autant avec assimilation comme le souhaitait le gouvernement français dans les années 50.
L'exemple des immigrés italiens prouve donc que l'on peut s'intégrer parfaitement à la société d'accueil sans pour autant renier ses origines et oublier sa culture. Pourtant aujourd'hui encore, une volonté assimilatrice persiste envers les immigrés d'origine maghrébine. À l'époque de l'ouverture des frontières sur l'Europe, comment peut-on enfermer les immigrés dans l'inévitable question : Vous sentez-vous Italiens ou Français, Algériens ou Français ? Ne serait-il pas plus constructif de réfléchir à la richesse des appartenances multiples ?
Il serait intéressant, par exemple, d'étudier les influences lexicales et culturelles apportées par ces Français, venus de tous horizons, à la langue française.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire