lundi 22 octobre 2012

La representation de Paris dans les romans de l'Afrique noire francophone

INTRODUCTION

Comme Troie, Constantinople, Jérusalem, Londres, New York... Paris est à juste titre une « ville objet de littérature », à la fois comme Espace imaginaire et à la fois aussi comme Cité réelle. C'est-à-dire que, comme les villes citées précédemment et bien d'autres encore, Paris a, dans l'univers littéraire, une identité fictive et une autre réelle. Depuis plusieurs siècles en effet, Paris a été largement évoquée et traitée en littérature. Sa représentation ayant maintenu à travers les époques une tension constante entre la fiction et la rationalité, à tel point que, symboliquement, Paris a été considérée à partir du XVIIe siècle comme la capitale littéraire du monde. Et ceci pour cause : des poètes de la Pléiade (Ronsard, Du Bellay...) aux surréalistes du début du XXe siècle en passant par les « classiques » du XVIIe siècle, les philosophes des lumières et surtout les romantiques -notamment Hugo et Baudelaire- "la ville lumière" a toujours eu droit à un traitement préférentiel des artistes et des auteurs français, aussi bien comme sujet évoqué qu'en tant que lieu de déroulement d'une action ou encore de représentation de diverses pièces de théâtre. Pour les auteurs français, ceci tient avant-tout au fait que Paris est le lieu de résidence (habituelle ou passagère) de la majorité d'entre-eux ; mais aussi, Paris représente le centre de la vie de leur pays, dans les domaines politiques, culturels, économiques, littéraires.
Jouissant d'une grande réputation depuis toujours, Paris fascine aussi ailleurs, notamment dans toute l'Europe, en Amérique du nord surtout, dans certains pays d'Asie et surtout en Afrique. Au fil du temps, elle est devenue à la fois un filon littéraire prisé, mais aussi le creuset de beaucoup de cultures et le lieu de conception, de production et d'affermissement de plusieurs littératures. Parmi celles-ci, la littérature francophone africaine.
Même si celle-ci n'est considérée que comme l'une des dernières à avoir émergée dans la capitale française, elle a eu et continue d'avoir son importance dans le renforcement de « l'identité culturelle et littéraire » de Paris, et, réciproquement, la capitale française va jouer un très grand rôle dans l'univers littéraire africain, notamment dans ses thèmes, ses styles, ses éditions... Car, en effet, c'est à Paris que se sont créés et forgés certains des premiers grands mouvements littéraires qui ont donné ses lettres de noblesse à la littérature francophone négro-africaine. Que ce soit le mouvement de la Négritude au début du siècle dernier, ou encore tous les courants littéraires d'avant et d'après la colonisation, sans oublier celui des indépendances. Il faut aussi souligner le fait que, même les autres initiatives de production littéraires conçues directement sur le continent africain étaient, pour certaines, marquées de l'influence et du conditionnement de la métropole : c'est par exemple le cas de ce que Senghor appellera la « littérature des instituteurs » à laquelle nous ajouterons une autre, que nous qualifierons de « littérature des administrateurs ». Sous la première expression, l'auteur des Nocturnes et des Ethiopiques entend l'ensemble des oeuvres publiées dans les années 1940, par des instituteurs de profession, tels que, les anciens élèves de l'Ecole William Ponty de Dakar (Bernard Dadié, Félix Couchoro, Dabo Sissoko, Paul Hazoumé...), ceux de l'Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort en France (Birago Diop, Ousmane Socé), auxquels on peut aussi rajouter l'instituteur congolais Jean Malonga, auteur entre autres de la Légende de M'pfoumou Ma Mazono (1959).
Sous l'expression « littérature des administrateurs », nous pensons à celles publiées ou parrainées par les administrateurs coloniaux en poste en Afrique comme René Maran, Dim Dolobson, Robert Randau. Ces auteurs-instituteurs, et ceux parrainés, ont « collaboré au mythe du Paris littéraire", comme beaucoup d'autres auteurs africains. Mais de quelle manière ? Par quels moyens ? Et à quelles fins ? Concrètement, quels regards spécifiques les romanciers africains francophones ont-ils posé sur la ville de Paris ? Paris n'est-elle chez eux que l'espace qui représente aujourd'hui le département de Paris (75), ou toute la France, voire l'Europe occidentale ? Est-ce une vision d'auteur « périphérique » décrivant le centre depuis sa « banlieue » ? Si c'est le cas, peut-on comparer cette vision-là à celle d'autres auteurs francophones dits « périphériques » comme ceux des Caraïbes ou du Maghreb ? Enfin, la représentation de Paris faite par ces romanciers, permettra t-elle de dégager les fonctions que les africains francophones des colonies se faisaient de cette ville ?
La réponse à toutes ces questions sera intégré au travail d'ensemble qui va suivre et dans lequel, nous allons procéder de la manière suivante: dans un premier temps, nous ferons un bref et rapide rappel sur la littérature africaine afin de présenter le "terrain de jeu" sur lequel nous évoluerons pour la suite du travail. Dans ce rappel, nous évoquerons brièvement quelques grands traits des littératures orale et écrite, de la Négritude et de la littérature coloniale. La deuxième partie de notre travail -en fait la première après les rappels- portera sur Paris rêvé ou fantasmé, c'est-à-dire Paris telle qu'elle apparaissait dans les livres lus, des histoires racontés ou encore des enseignements reçus par les élèves en Afrique. Elle s'ouvrira néanmoins sur cette un "exposé" miniaturisé de la représentation en littérature et notamment celle de Paris. Puis, nous présenterons les éléments textuels matérialisant le rêve parisien, non sans évoquer les raisons de ce rêve et son sens. Enfin, la dernière partie sera consacrée au Paris vécu et réel. Ici, dans le premier chapitre, nous présenterons surtout l'aspect physique de la ville tel que décrit dans les romans de notre corpus. Le deuxième chapitre analysera quant à lui la symbolique et les différentes fonctions de Paris telles qu'assignées par ces romanciers. Pour illustrer notre travail, nous nous appuierons sur quelques romans d'auteurs d'Afrique noire francophone de la période coloniale Mirages de Paris, Ousmane Socé, 1937 ; Un nègre à Paris, Bernard Dadié, Présence africaine, 1959 ; Kocoumbo, l'étudiant noir, Aké Loba, Flammarion, 1960 ; Chemins de Paris, Léopold Ferdinand Oyono, Julliard 1960).
Mais avant d'entrer dans le sujet proprement dit, il est important de justifier quelques choix que nous avons opérés pour l'étude de ce sujet. D'abord la période (les années 30 à 60) : à notre avis, elle correspond à la naissance de la littérature écrite africaine, et, de ce fait, porte encore tout le charme de l'originalité et de la nouveauté. C'est donc une période charnière où les repères de la jeune littérature africaine sont encore bien établis et bien visibles. Pour ce qui est de l'aire géographique, nous avons choisi de ne nous intéresser qu'à l'Afrique noire francophone parce que, colonies françaises, les pays de cette zone -où tout au moins ceux desquels proviennent les auteurs qui figurent dans notre corpus- sont encore sous tutelle française. Et donc, pas encore indépendants. De ce fait, ils entretiennent un rapport « direct » avec la « métropole », où, leurs futurs intellectuels et cadres sont tous descendus à un moment donné pour des besoins de formation.
Enfin, pourquoi le roman plutôt que la poésie ou le théâtre ? Certainement parce qu'il donne lieu, mieux que les deux autres genres littéraires, à une meilleure représentation, palpable et concrète, d'un lieu, et de ce qui s'y déroule. « Le roman est un miroir qu'on promène le long de la route » comme le définissait Stendhal, et, à ce titre, il symbolise donc le reflet de la prise de conscience, à un moment donné, d'un peuple déterminé, de son importance et de ses valeurs. Nous pensons aussi que les quatre romans que nous avons choisi pour réaliser cette étude, bien qu'ayant leurs particularités propres, semblent être complémentaires dans cette optique. On pourrait les classer à trois niveaux de narration : « inférieur », « central » et « supérieur » Si Chemins d'Europe est à classer au « niveau inférieur », (son action se situe presque entièrement en Afrique, et le narrateur n'évoque la présence possible du héros à Paris que dans les deux dernières pages du roman), Mirages de Paris et Kocoumbo, l'étudiant noir, eux, sont à mettre au « niveau central » (les actions sont construites autour d'un personnage principal qui sert de point de fixation à l'intrigue), enfin Un nègre à Paris est à classer au niveau supérieur. Le narrateur-héros se positionnant comme un journaliste envoyé spécial, qui livre au jour le jour son carnet de voyage sous forme de chronique.

Première partie : DE LA LITTERATURE AFRICAINE A LA REPRESENTATION DE LA VILLE DE PARIS

I. Rappels sur la littérature africaine
La littérature africaine, orale puis écrite, a contribué à travers ses thèmes et ses sujets à l'établissement d'une littérature planétaire, et partant, d'une civilisation de l'universel. Oubliée pendant longtemps, elle n'avait intéressé le grand public, surtout occidental, que par sa curiosité -notamment les rites et les coutumes qui s'y trouvent consignées- et son caractère exotique. C'est cet exotisme justement, fait de pittoresque, de paysages sauvages et autres univers primitifs qui fit sa particularité entre toutes autres littératures et qui inspira dès le 19e siècle, d'une part des historiens et des ethnologues comme Delafosse ou encore l'allemand Léo Frobenius et son Histoire de la civilisation africaine (1936) ; et, d'autre part des romanciers-explorateurs comme Pierre Loti, Jules Verne ou même, un peu plus tard, André Gide et son Voyage au Congo (1927).
a. La littérature orale
Historiquement, la littérature orale est considérée comme la première littérature du continent africain. Elle a été essentiellement portée par une civilisation de l'oralité. Cette civilisation elle-même était le reflet de la Tradition orale ou plutôt des traditions orales, ainsi est-il convenu de parler, tant les différences sont parfois grandes entre les us et coutumes des différents peuples qui constituent l'Afrique noire. Liliane Kesteloot définit la tradition orale comme « l'ensemble de tous les types de témoignages transmis verbalement par un peuple sur son passé ». Ces témoignages dont elle parle, sont rendus à travers des fables, des mythes, des contes, des proverbes, des chants et aussi des épopées, qui, jusqu'à l'avènement d'une littérature écrite sur le continent noir, ont été les genres les plus en vue. De ce fait, les griots, tout comme les conteurs, étaient donc les « auteurs » à la mode. Véritables maîtres de la parole, ces derniers tenaient en attention tout un public par leurs histoires pendant des soirées festives et à l'occasion d'autres évènements heureux ou malheureux dans le village.
Tous ces genres que nous venons de citer sont des genres dits, c'est-à-dire portés par la parole, un peu comme les poèmes épiques qui étaient déclamés par les aèdes dans la Grèce antique. Ils sont aussi très populaires et constituent une véritable richesse culturelle du continent africain. A propos d'eux, Senghor dira à juste titre dans la préface aux Contes d'Amadou Koumba, que « (...) en Afrique noire, toute fable, voire tout conte, est l'expression imagée d'une vérité morale, à la fois connaissance du monde et leçon de vie sociale ». Le conte par exemple, de loin le genre le plus connu, a donné matière à plusieurs récits dont les Contes d'Amadou Koumba (1947) et les Nouveaux contes d'Amadou Koumba (1958)  de Birago Diop (1906 - 1989) par exemples. Enseignés à l'école à des générations d'africains, ces deux recueils mettent en scène, à travers des thèmes traditionnels et originaux, les aventures des hommes et des animaux vivant ensemble, se défiant et se soutenant mutuellement.
Au delà de cet exemple, le conte a également cette particularité qu'il présente des aventures réelles ou imaginaires dans le but de transmettre un enseignement. En Afrique, il est dit aux jeunes par les anciens considérés comme des sages. Autre «sous- genre » ayant fait le succès de la littérature orale africaine, les proverbes, qu'on rencontrera énormément dans la suite de notre travail, car ils sont légion dans les romans de notre corpus, notamment Un nègre à Paris et Mirages de Paris. Ce sont des vérités imagées auxquelles le conte sert le plus souvent d'illustration. Les conteurs et les griots, de même que les sages et toutes les personnes qui prenaient la parole en public s'en servaient comme phrase d'annonce ou phrase finale servant de moralité à leur propos. Chez les poètes, romanciers et dramaturges qui prendront la suite de ces « oraliers », les proverbes sont utilisés à des fins esthétiques ; en effet, ils embellissent les textes et connotent l'éloquence et la sagesse de celui qui les utilise.
En somme, on peut donc constater que cette tradition orale littéraire forgée autour du conte et des proverbes, a rempli plusieurs fonctions dans la société africaine. Source de distraction, méthode de formation didactique pour les jeunes, moyen de diffusion de croyances et traditions culturelles, cette tradition a aussi constituée un fonds thématique important pour des générations d'écrivains africains et parfois même étrangers. Les poètes, dramaturges et romanciers africains d'aujourd'hui, continuent de puiser dans ce réservoir inestimable, accessible à tous. De ce fait, il n'est pas exagéré de dire que « la littérature orale est (donc) une tradition populaire, commune à tous ».
Cependant, malgré sa richesse il convient de relativiser son apport à la littérature écrite africaine. En effet, certaines études effectuées sur la littérature orale africaine ont montré ses limites. Pour Jacques Chevrier,
« Elles tiennent d'une part à la nature même de ces textes, et d'autre part à l'évolution rapide des moyens de communication entre les hommes dans l'Afrique contemporaine. Il est en effet certain que la transcription écrite d'un texte primitivement destiné à l'oralité le dénature, et qu'il est quasiment impossible d'en restituer ce que Houis appelle « l'identité prosodique », c'est-à-dire l'étroite symbiose entre les éléments qui interviennent dans sa composition, le verbe, la musique, le rythme et la mimique ».
a. La littérature écrite
Selon les historiens de la littérature africaine, la littérature écrite a succédé à la littérature orale. Elle se situe aux confluents de divers courants : ses propres traditions locales, l'impact des civilisations étrangères, l'influence des évangélisations chrétiennes et de la conquête arabe, sans oublier le rôle de la colonisation et de ses corollaires. La révolution de l'écrit née de l'avènement de l'imprimerie au XVe siècle n'ayant atteint le continent africain que très tard, toute sa littérature a d'abord été orale. Les véritables premiers manuscrits apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Swahili Ubendi Wa Tambuka (« le poème épique de Tambuka ») en 1778 et The Interesting Narrative of the life of Olaudah Equiano or Gustavus Vassa the African, written by himself (autobiographie d'Equiano, un esclave affranchi) en 1789, en sont quelques exemples.
Comme ceux-ci, ce sont pour la plupart des textes hagiographiques, retraçant la vie d'un grand conquérant comme par exemple Chaka ou Soundiata, et parfois des esclaves affranchis comme on vient de le voir avec Equiano. Pour le reste, il y'a aussi dans cette littérature première africaine, des documents religieux, le plus souvent des traductions de la Bible, faites par des missionnaires, venus évangéliser les populations de ce continent. Mais ces textes restent marginaux car ce n'est que grâce à des travaux récents qu'on en a eu connaissance. Et puis, leur diffusion a été presque inexistante. D'abord parce que leurs sources, quand elle ne sont pas invérifiables, elles sont tout simplement apocryphes. En outre, l'absence d'imprimeries à cette époque là dans les pays africains, n'a pas non plus permis d'éditer et de conserver intacts lesdits textes.
Ce n'est donc qu'à partir du début du XXe siècle, que la littérature écrite va prendre son véritable envol en Afrique. Les textes deviennent plus nombreux : recueils de poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. Inspirés par l'exemple des noirs américains, dont le mouvement artistique, littéraire et culturel (la Negro-Renaissance) a éclos peu avant, les auteurs africains, qu'ils soient lettrés ou non, militants ou pas, subversifs ou collaborateurs, vont s'appliquer à mettre cette littérature en forme et à lui donner une âme, à travers des mouvements tels que l'art nègre et surtout la Négritude.
a. La Négritude
Pour rappel, la Négritude est un mouvement d'affirmation de l'identité noire né à Paris dans les années 30, en réaction à l'européocentrisme ambiant. Lancé et animé par une poignée d'écrivains noirs africains et antillais, dont les plus connus sont Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, le mouvement de la Négritude s'appuyait sur les études des ethnologues européens du début du XX e siècle, lesquelles avaient révélé la richesse et la complexité des cultures africaines. Pour Senghor,
« ... au sens général du mot, le mouvement de la Négritude -la découverte des valeurs noires et la prise de conscience pour le nègre de sa situation- est née aux Etats-Unis d'Amérique » 
Comme lui, les autres pionniers du mouvement de la Négritude se sont inspirés de l'exemple de la Negro-Renaissance de Harlem. Ils ont ainsi suivi la voie tracée par l'écrivain noir américain William Edward Du Bois (1869 - 1963), qui le premier, avait pensé la négritude dans sa totalité. En effet, dans son livre Ames noires, paru en 1903, il dénonçait la situation scandaleuse faite aux noirs des Etats-Unis. Plus tard, à travers la revue The Crisis qu'il créa au sein de l'Association nationale des Gens de couleur, il jeta les bases d'une action politique susceptible de faire accepter aux blancs et aux noirs que ces derniers ne sont pas des « sous-hommes », encore moins des animaux.
C'est donc dans son sillage que se créèrent à Paris à partir de 1930 des revues et associations de défense des valeurs noires. Tour à tour, La Revue du monde noir (1931), qui publiait en français et en anglais les textes des jeunes poètes, romanciers et dramaturges noirs ; puis Légitime défense (1932), présentée comme l'aile dure de la précédente revue, car ces rédacteurs -les auteurs antillais Etienne Lero, René Ménil et Jules Marcel Monnerot- étaient en fait des dissidents de la Revue du monde noir. Enfin on citera aussi l'Etudiant noir (1935), qui, un peu à la différence des deux précédentes, comptaient un peu plus de jeunes auteurs africains. En effet, avec Césaire et Damas, Senghor, Ousmane Socé, Birago Diop firent partie de ceux qui se proposaient à travers cette revue de « mettre fin au système classique en vigueur au Quartier latin (et de) rattacher les noirs à leur histoire, leurs traditions et leurs langues »
Il est aussi important de rappeler que toutes ces "revues de Paris", au delà du simple aspect de la revendication d'une meilleure considération des noirs à Paris, ont aussi été les premières à attaquer le système colonial en place en Afrique à cette époque-là. En dénonçant l'asservissement des peuples "indigènes" de l'empire colonial français, en fustigeant la brutalité des colons et les conditions de vie extrêmement précaires dans lesquelles vivaient ces peuples colonisés, les premiers écrivains noirs ont ainsi développé une littérature qui sera baptisée plus tard, littérature coloniale africaine.
I. Les Littératures de la période coloniale en Afrique
La littérature africaine de langue française ou anglaise, quand elle traite de la colonisation, est d'abord un moyen de description de la réalité sociale. Dans les ouvrages commis à ce moment, la fiction cache mal le réel, ou parfois, ne le cache pas du tout. Ils présentent la réalité coloniale, du point de vue du colonisé, bien évidemment sous ses angles les moins favorables.
Il faut souligner que l'entreprise coloniale française en Afrique noire avait commencé à la fin du XIXe siècle. Elle se matérialisa sur le terrain par la création de deux blocs: l'Afrique occidentale française (AOF) en 1895, regroupant les actuels pays francophones d'Afrique de l'ouest, et, l'Afrique équatoriale française (AEF) en 1910, formée des actuels Tchad, Gabon, Congo et République Centrafricaine. Officiellement, le but de cette entreprise consistait, entre autres, à "civiliser" les populations "indigènes" de ces fédérations -dissoutes simultanément en 1958- en leur apportant au besoin le minimum d'instruction et d'éducation nécessaires à leur épanouissement.
Se fondant sur le principe que l'école était le seul lieu d'acquisition du savoir, la France élabora une politique linguistique et éducative coercitives, ignorant les langues locales, et ne privilégiant que le français comme langue d'enseignement. La mise en place de cette politique, dont le but final était bien d'obtenir l'assimilation des peuples indigènes et leur « conversion » au français, passait par l'école. Ainsi, des "écoles modernes" ou plutôt « écoles coloniales » qui vont être créées dans cette intention, vont germer les premiers intellectuels, dont certains choisiront de prendre la plume et, à travers poèmes, romans et théâtres, décideront de la tremper dans la plaie que constituait le système dans lequel il vivait. Une littérature ou plutôt des littératures spécifiques à cette période coloniale vont donc voir le jour, pour servir de relais ou même de vitrine aux plaintes et aux revendications des populations, dans leur majorité analphabètes. Nous nous proposons à présent de présenter très brièvement les genres littéraires de cette époque et leurs caractéristiques.
d. La poésie
Il y a eu dans cette période, une forte production poétique dominée par les oeuvres de Senghor et de Césaire et dans une moindre mesure, les poèmes de Birago Diop, Jacques Rabemananjara et quelques autres encore. Ces poètes sont d'approches surréalistes et se livrent aussi à une imitation des tendances poétiques en vogue en France au début du XXe siècle, telles que, l'école symboliste, le Parnasse et le dadaïsme triomphant. Entre 1945 et 1948, Senghor publie Chants d'ombre et Hosties noires, deux recueils teintés d'admiration pour les traditions africaines, des douleurs et souffrances de l'exil aussi. Ses congénères africains, eux, abordent les thèmes comme l'exploration du passé et le voyage aux sources ancestrales, la mort, l'enfer, la vie dans l'au-delà. Cette poésie est surtout prosaïque et, quand ces poètes font recours aux vers, c'est davantage aux vers libres.
a. Le théâtre
Le théâtre aussi s'exprime modérément à travers quelques pièces inspirées des scènes de vie quotidiennes. C'est un peu le parent pauvre de la littérature africaine du début du XXe siècle. Son répertoire à cette époque-là reste limité, mais le Kotéba au Mali et surtout l'école William Ponty de Dakar ont produit quelques spécimens. Sur la naissance du théâtre en Afrique noire francophone, voici ce que dit Jacques Chevrier :
« D'abord introduit par les pères missionnaires, le théâtre indigène d'expression française connaît à partir de 1930 un développement rapide dans le cadre de l'école William Ponty au Sénégal. Cette école (...) a constitué, sous l'impulsion de son directeur Charles Béart, un véritable laboratoire où s'élaborait une nouvelle esthétique dramatique. (...) Certains élèves eurent même l'occasion de venir à Paris en 1937 pour y présenter un spectacle dans le cadre de l'Exposition coloniale ».
a. Le roman
Plus en vue à cette période étaient les romans. Loin de l'exploration du passé et de la recherche de l'harmonie avec le monde qui caractérisent la poésie de cette époque, les romanciers africains, nationalistes pour la plupart, abordent eux, des thèmes plus en conformité avec les revendications de leur peuple. Leurs ouvrages deviennent des tribunes libres, où ils publient souvent leur propre vécu :
« La plupart des romans (publiés) se comprennent en tant que témoignage d'une période particulière de la colonisation (...) Le narrateur, étant souvent le témoin des évènements qu'il décrit, arrive à donner au roman un caractère de vraisemblance. (...) Les actions et les pensées des héros sont décrites dans le but de faire comprendre au lecteur les difficultés que vivent ces personnages ».
Ce sont la révolte, la contestation et la subversion, parfois le refus de l'asservissement et de l'assimilation et, un peu plus tard, l'indépendance et l'auto-gérance. Ils recherchaient avant tout l'émancipation des peuples indigènes et ne visaient qu'à dénoncer le système colonial dans le but de le faire tomber.
1) Batouala
Le premier écrivain à s'insurger contre le système colonial est sans conteste René Maran. Cet antillais, lui-même descendant d'esclave noir, était administrateur colonial durant de longues années en Afrique équatoriale française. Son roman Batouala, qui portait en sous-titre Véritable roman nègre (1921) fut le premier chef-d'oeuvre, mieux, ce que Jacques Chevrier appelle "le certificat de baptême" de cette littérature anti-coloniale. Il fut même désigné l'année de sa sortie lauréat du Prix Goncourt, suscitant par la même occasion cette année-là le scandale et l'indignation d'une partie du jury de ce prix, à laquelle s'étaient associés quelques intellectuels et écrivains français qui le prirent en grippe, au point d'obtenir sa démission de son poste d'administrateur colonial. Pourtant, servant le système de l'intérieur, René Maran connaissait donc bien comment il fonctionnait. Il était donc le mieux indiqué pour raconter les humiliations quotidiennes, les scènes de barbarie et l'injustice fondamentale qui se déroulait devant ses yeux tous les jours et, de laquelle il se sentait complice.
C'est sans doute cette volonté de déculpabiliser, doublée d'une prise de conscience personnelle qui l'ont poussé à rédiger ce pamphlet subversif. Dans sa structure interne, Batouala combine bien, d'un côté, des scènes de vie de personnages nègres vivant misérablement (fait d'alcool, d'ivresse...) dans un environnement sauvage ou plutôt naturel, et de l'autre, la critique du système colonial français. C'est notamment dans la préface du roman, que ce dernier aspect s'exprime avec grande force. René Maran y dit par exemple que son "roman est tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer : il constate. Il ne s'indigne pas, il enregistre". Il faut reconnaître au demeurant que le succès de Batouala a servi de déclencheur à l'éclosion du roman francophone africain. Car
"(...) après lui, on ne pourra plus faire vivre, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les blancs. Il ne s'agira même plus de leur faire parler "petit nègre" mais wolof, malinké, éwondo en français. Car c'est René Maran qui, le premier, a exprimé l'âme noire avec le style nègre en français". A la suite de René Maran, le roman africain va gagner en intensité militante et, les auteurs africains oscilleront dans leurs ouvrages entre la contestation et la dénonciation, afin de pouvoir continuer le combat initié par Batouala.
2) Les autres romans
Si des auteurs comme Ahmadou Mapaté Diagne (Les trois volontés de Malic, 1920), Bakary Diallo (Force-Bonté, 1926), Ousmane Socé (Karim, 1935) et plus tard Camara Laye (l'Enfant noir, 1954) vont montrer une certaine retenue de ton, voire une conciliation et un compromis face à la colonisation et au colon, d'autres romanciers de la période coloniale vont aller à la confrontation. Ce sont des romanciers contestataires et nationalistes, car ils se font l'écho des pulsations d'une Afrique en gésine. D'autre part, à travers les personnages principaux qu'ils mettent en scène, ils expriment aussi le malaise ou la colère des peuples soumis à la politique occidentale qu'ils souhaitent rejeter.
Ce courant est inauguré par une nouvelle d'Eza Boto intitulée Sans haine et sans amour, publiée dans un numéro spécial de Présence africaine. C'est un brûlot dans lequel l'auteur parle de la révolte de la tribu des Mau Mau dans les faubourgs de Nairobi au Kenya. Le personnage principal de la nouvelle, Momoto, y prend part en se mettant au premier rang des combattants indigènes contre "les blancs".
On retrouvera ce type de schéma dans les ouvrages suivants de cet auteur -qui se rebaptisera plus tard Mongo Béti- notamment dans Ville cruelle (1954), Mission terminée (1957), Le roi miraculé (1958). Cette verve pamphlétaire, ce souci d'en découdre avec le colon et ses institutions sont aussi présents chez Léopold Ferdinand Oyono dans sa trilogie Une vie de boy (1956), Le Vieux nègre et la médaille (1960) et Chemin d'Europe (1960). D'autres romanciers vont même aller plus loin encore en joignant pour certains la "théorie" résumée dans leur ouvrage à un engagement pratique dans la lutte politique et/ou armée pour l'indépendance de leur continent.
Cet engagement, dictée par le contexte socio-politique, n'empêchera pas les romanciers africains francophones de "visiter" d'autres thèmes. La religion -même si elle est d'avantage présentée comme un outil de la colonisation- les récits de voyage, la description des lieux, avec en bonne place, la représentation des villages et des villes.
I. La représentation de la ville dans la littérature africaine: l'exemple de Paris
La ville, en tant qu'espace géographique et humain fait régulièrement l'objet de représentation en littérature. C'est que les auteurs qui choisissent de développer cet élément sont intéressés par l'hétérogénéité de ce matériau et les diverses activités riches et variées qu'on y réalise. L'image d'une ville dans un roman par exemple, donne donc à voir en filigrane ce qu'est cette ville dans la réalité, et ce qui s'y passe. Ainsi, pour aborder ce thème, beaucoup d'écrivains mettent l'accent sur les points suivants:
- l'aspect social; ici, il est question des personnes vivant dans cette ville, de leurs activités, mais aussi d'autres sujets comme la marginalité, les échanges et les rencontres entre personnes, ou encore, la ville comme lieu de communication, d'études, de formation... le plus important dans ce volet social, c'est de bien mettre les individus au centre de la ville afin de restituer son côté incarné.
- l'aspect physique et scriptural renvoie quant à lui à l'urbanisme de la ville, à travers les transports, les bâtiments, les ponts et tunnels, les monuments, le fonctionnement des objets de la ville... Il y'a ici aussi une volonté de montrer le côté technologique de la ville et son niveau de développement.
- l'aspect artistique et culturel est davantage axé sur des éléments comme les lieux de culture de la ville (théâtres, musées, galeries, cirques), ses représentations dans l'art (la peinture, la musique, la littérature). La poésie de la ville, son histoire, son vocabulaire spécifique en font également parti.
Pour bien comprendre les raisons qui ont poussé les romanciers francophones à s'intéresser de tout temps à Paris, on pourrait citer celles-ci:
g. Paris est l'un des lieux différent de la campagne
On ne peut pas comprendre la pertinence de la représentation de Paris dans les romans africains, si on ne la replace pas dans le cadre du couple, village - ville.
« La ville et la campagne constituent les deux pôles opposés de l'univers du roman africain. Rares sont les oeuvres dont le déroulement de l'action se limite à un seul de ces théâtres. (...) La ville représente la nouveauté, le progrès, alors que la campagne symbolise le passé, un mode de vie, une mentalité qui se survivent encore... »
Le parcours personnel de plusieurs écrivains africains, a été conforme à ce schéma. Ils sont partis de leur village pour venir vivre dans les villes locales. Bien plus, certains l'ont prolongé jusqu'à Paris, transformant ainsi le nouvel itinéraire en village - ville - Paris. Cet itinéraire, ils l'ont proposé, voire « imposé » par la suite à leurs personnages, tentant par cette occasion de transformer une réalité en fiction. Ce qu'il faut retenir, c'est que dans cet itinéraire, la ville africaine exerce déjà un pouvoir de séduction, grâce notamment à son niveau de « développement ». La ville africaine est alors une pâle copie tropicale de Paris, qui, elle, constitue le bonus auquel une poignée « d'élus » (romanciers et personnages) ont droit. Dans l'imaginaire des colonisés africains, Paris semble donc déjà présent à leurs yeux à travers les grandes villes de leur pays. Dans certains cas, des villes comme Douala, Abidjan ou Libreville ont même été rebaptisé « petit Paris ». C'est sans doute cette autre réalité que nos auteurs tentent de relayer en faisant partir leurs personnages, non pas de leur village directement pour Paris, mais via la ville locale.
a. Paris est un moyen de décrire les villes africaines
Chez les romanciers africains, les villes africaines décrites sont souvent vues sous le prisme de Paris, ou d'une autre grande ville occidentale. Anticipant les disparités qui existent dans la Ville lumière entre les quartiers nantis et les quartiers pauvres, les romanciers africains présentes parfois des villes africaines symboles de réalités paradoxales, et reflet de cette apparence parisienne. Par exemple, Ville cruelle d'Eza Boto fait apparaître, à travers Tanga, ce contraste d'une ville en ruine où se côtoient « deux mondes et deux destins », avec un quartier noir défavorisé -Tanga nord- et un autre quartier, chic, où vit une communauté de blancs -Tanga sud. Le deuxième quartier est « installé sur le versant ensoleillé d'une colline », et, « tourne le dos par erreur d'appréciation probablement » au premier, Tanga Nord), l'émergence d'une nouvelle société faite d'injustices et de disparités, différente de celle de la campagne. En outre, dans les romans africains de la période coloniale, la ville africaine est aussi un milieu « étranger », pour le héros, pourtant citoyen local. Celui-ci doit parfois aller à la conquête de cette ville, et « se battre » pour réussir et exister. Il y va aussi souvent pour faire des études, et pour chercher du travail. Toutes ces raisons montrent que la ville africaine est une espèce de Paris miniaturisée. Où on retrouve, les services administratifs, quelques rues, les écoles et leurs beaux bâtiments, une population diversifiée et dynamique. Cette ville regorge aussi en son sein les conditions d'épanouissement et même de perdition, exactement comme on le verra à Paris pour nos héros.
a. Paris est le lieu où le héros doit être
Si Paris est une métropole culturelle de premier plan, elle apparaît aussi souvent comme le seul lieu culturel de France. A notre connaissance, très peu de villes françaises ont connu une peinture littéraire leur conférant un rayonnement international, semblable à celui de la capitale. Parfois, dans certains romans par exemple, l'arrivée d'un personnage à Paris, suffit à crédibiliser son action. Tout comme la seule présence d'un héros à Paris peut aussi être la preuve que le personnage est bien arrivé et s'adapte bien à sa terre d'exil. C'est le cas pour l'Enfant noir de Camara Laye. Cette dernière image est celle qui a été développée par les auteurs de notre corpus. Leurs personnages principaux vont en effet tous « s'exiler » à Paris.
Parce que, pour certains d'entre eux, Paris symboliserait à elle seule, la France entière, et, chez d'autres, l'Europe occidentale. C'est sans doute pour ces raisons que ces auteurs « installeront » leurs héros à Paris. Ceci est vrai pour le narrateur-personnage Tanhoé Bertin d'Un nègre à Paris. C'est la même situation qu'on retrouve chez Fara de Mirages de Paris, et Kocoumbo de Kocoumbo l'étudiant noir qui débarquent en France respectivement par les ports de Bordeaux et de Marseille, et qui remontent jusqu'à Paris pour s'y installer. Et dans une moindre mesure, c'est aussi le cas pour Aki Barnabas, le héros de Chemins d'Europe qui finit par arriver en France après plusieurs années de recherches vaines.
a. Paris est l'espace vécu des grands écrivains francophones
Depuis toujours, il est de notoriété publique que celui qui veut percer dans le monde littéraire n'a pas d'autres choix que celui de se rendre là où les éditeurs et les médias sont présents. Paris est un de ces lieux. Des auteurs français de tous les siècles ont fait cette démarche. Ils sont venus à Paris pour exister littérairement, et, parfois, pour mieux apprécier leur région d'origine. De fait, le choix de venir à Paris s'apparentait avant tout à un gage de réussite, d'universalité, de prospérité et de célébrité. Les auteurs africains francophones aussi feront l'expérience de cette réalité. Ils étaient donc obligés de s'y rendre tantôt pour réaliser et publier leurs livres, tantôt pour poursuivre leurs études. Ce n'est que de cette manière qu'ils pouvaient se faire connaître, être lus et êtres appréciés. C'est donc, d'après l'expression de Pascale Casanova, « la République mondiale des lettres ». Les auteurs de notre corpus particulièrement, viendront à Paris pour leurs études, et, y feront publier leurs premiers ouvrages (Mirages de Paris, aux NEA, Un nègre à Paris, à Présence africaine, Kocoumbo, l'étudiant noir, à Flammarion, et Chemins d'Europe, chez Julliard).
En outre, la capitale française contribue également au XXe siècle à l'émergence de nombre d'auteur phares des pays d'Afrique francophone et de l'Océan indien. Certains de ces auteurs ont même été soutenus par des intellectuels français : Sartre préfaça l'Anthologie de la poésie nègre et malgache de Sédar Senghor. Vincent Monteil, introduisit lui, l'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Mais on peut aussi citer Emmanuel Mounier ou encore Michel Leiris, qui ont tout les deux, accompagné la revue Présence africaine.
De manière particulière, il n'est pas inintéressant de souligner que chacun des auteurs de notre corpus a fait son expérience parisienne. Léopold Ferdinand Oyono étudiera les Sciences politiques et la diplomatie et deviendra plus tard, ambassadeur du Cameroun en France. Aké Loba sera employé de bureau à Paris avant de retourner définitivement chez lui en Côte d'Ivoire en 1959. Bernard Dadié a fondé à Paris avec l'écrivain sénégalais Alioune Diop, la revue Présence africaine en 1955. Quant à Ousmane Socé, il a passé son diplôme de médecin vétérinaire à Maisons-Alfort, en région parisienne, avant d'exercer lui aussi des hautes fonctions dans son pays le Sénégal. On pourrait aussi citer Senghor, qui siégea au parlement français, Mongo Béti qui enseigna le français de nombreuses années à Rouen, Seydou Badian, qui exerça quelques temps la médecine en France, avant de rentrer au Mali, et bien d'autres encore.
a. Paris est surtout le lieu du champ littéraire de la littérature africaine francophone
La résultante logique de ce que nous venons de souligner dans les sous-parties précédentes, c'est que Paris était donc, le lieu symbole du champ littéraire africain francophone. Cela veut dire en d'autres termes que Paris n'est pas un élément étranger à cette littérature africaine francophone. Autant ses auteurs, ses thèmes, ses styles renvoient à la capitale française. Ce champ littéraire est un champ dont la production du sens et l'évaluation de la valeur des oeuvres prennent place en métropole. Malgré les difficultés à rencontrer un écho favorable dans la critique littéraire française, et en dépit de la quasi inaccessibilité des maisons d'éditions célèbres, la littérature africaine francophone va arriver à se frayer une petite place dans l'univers littéraire parisien. Comme astuces développées pour y parvenir, on note la création des revues culturelles (Présence africaine, la Revue du monde noir...) et des anthologies, pour se faire publier ; le choix de se faire préfacer par des intellectuels français connus, et, enfin, le fait pour certains de profiter des media dont la ligne éditoriale est anticolonialiste.
En somme, il découle de ce qui précède que la France et plus particulièrement Paris, ville au dessus des villes africains, exerce plus qu'une fascination dans l'esprit des romanciers africains de l'époque coloniale. Elle symbolise une promesse de vie meilleure en étant un lieu différent de la campagne ; mais elle est aussi le lieu privilégié de présence et d'épanouissement des auteurs africains francophones. Sa représentation n'est parfois qu'une étape dans l'évolution de leur action romanesque. Dans cette évolution, la campagne et la ville africaine constituent respectivement les premier et deuxième niveaux d'admiration. Paris et la France, représentant les sommets de l'exaltation dans le domaine urbain. L'auteur camerounais Louis Marie Pouka résume sans doute le mieux cette dernière réalité :
« France, tu demeures pour nous la Providence du noir, la nation élue qu'un monde fit reine... ».
La représentation de Paris dans leurs romans, s'inscrit donc, comme une exigence absolue, dont le but est de rendre réel leur rêve. D'autre part, cette représentation s'apparente aussi à une offrande faite à ceux de leurs lecteurs-compatriotes qui n'ont pas eu l'occasion de voir Paris. Car, voir Paris, la visiter, étaient des signes de prestige. La représenter « anoblissait » l'auteur qui s'y livrait. Ainsi, Aké Loba et Camara Laye par exemples sont connus de presque tous les élèves d'Afrique noire francophone, parce que leur Kocoumbo, l'étudiant noir et l'Enfant noir sont des classiques qui ont été enseignés pendant plusieurs décennies dans les établissements de ces pays pour le fait qu'ils mettaient en scène Paris. Pourtant, la physionomie des villes africaines décrites par d'autres auteurs africains, dans de nombreux romans de l'époque coloniale, laissait voir ouvertement dans l'un des espaces géographiques de la ville, un quartier blanc, sensé être la copie tropicale miniaturisée d'un quartier de Paris ou de tout autre ville de France. Ce quartier, fait de bâtisses en meilleurs états que celles des quartier indigènes, abritant une population souvent exclusivement occidentale, pouvait-il suffire à la réalisation du rêve parisien des jeunes africains ? Fara, Aki Barnabas, Kocoumbo et Tanhoé Bertin, les héros des romans que nous étudions pouvaient-ils assouvir leur envie de Paris en restant dans un quartier chic de leur ville natale ? Quels étaient les éléments qui leur faisaient rêver de Paris ? Quelles significations peut-on attribuer à ce rêve et, éventuellement, à sa réalisation ?

Deuxième partie : LE PARIS REVE DES ROMANCIERS AFRICAINS

Nous l'avons déjà dit. Comme toutes les grandes villes, Paris fait rêver les romanciers africains de l'époque coloniale. Certes, ce n'est pas un éden ; mais sa grandeur, sa beauté, sa renommée et son aspect citadin tranche avec l'univers rural -la brousse- limité très souvent décrit dans leurs romans. Bien plus, la capitale française concentre à la fois leur envie d'exil et leur aspiration vers un horizon meilleur, lointain, où il fait mieux vivre. L'admiration de Paris chez l'africain colonisé commence bien avant son arrivée dans cette métropole. Quelques fois, elle se poursuit même après son séjour en terre parisienne. Nous montrerons cet autre aspect du rêve parisien plus tard. Dans l'évocation de ce lieu lointain qui les attire -en l'occurrence Paris- on constatera qu'ils se basent autant sur des éléments concrets que sur des données subjectives. Mais avent de l'illustrer, il convient de faire cette remarque : dans le rêve parisien de ces personnages romanesque, il y'aura à la fois ce que nous appellerons la mise en relief d'un « lieu précis », qui sera Paris à proprement parler, et, des « lieux généraux », de premier degré, la France, et de deuxième degré, l'Europe.
Mais c'est sur le Paris, intra-muros et régional, que se font les meilleures allusions. Un passage du premier paragraphe d'Un nègre à Paris démontre bien d'ailleurs cette première idée : « la bonne nouvelle, mon ami ! La bonne nouvelle ! J'ai un billet pour Paris, oui Paris ! Paris dont nous avons tant parlé, tant rêvé ». Comme Tanhoé Bertin qui cite ces mots, les autres romanciers présentent aussi le départ -même éventuel- pour Paris comme l'assouvissement d'un phantasme si ce n'est l'accomplissement d'un rêve :
« Aujourd'hui, Fara réaliserait son rêve ; il s'embarquerait pour la France, dans un de ces steamers qui avaient des exhalaisons de mers lointaines et qui réveillaient des mirages de pays inconcevables de beauté ».
Sur la base de ces exemples que nous venons de citer, il est au moins évident que, avant même d'avoir vu Paris, il y'a déjà dans la tête de ces personnages, l'idée que « Paris, la France ou l'Europe, est un paradis et que le blanc est un être supérieur ». D'autres éléments textuels encore renseignent également sur cette fascination de la France et de Paris. On peut les observer à travers les raisons principales et les raisons secondaires
I. Les raisons principales
Les raisons principales du rêve parisien sont celles qui apparaissent à première vue chez ces jeunes africains. Elles sont véhiculées notamment par le biais de l'école et des lectures diverses.
l. L'influence de l'école coloniale
L'image mythologique de Paris qu'on observe dans nos romans est aussi le fruit des lectures, du cinéma et de l'enseignement scolaire reçu à "l'école du blanc". La séduction exercée par la propagande de cette école était telle que le séjour à Paris représentait pour les jeunes africains un véritable rite de passage. Ousmane Socé par exemple décrit dans les premières pages de son livre comment son héros, Fara, est déjà épris de Paris et de la France alors qu'il est encore élève dans le Sénégal des années 1920.
"Les pays d'au-delà les horizons de sa petite patrie exerçaient sur lui une séduction irrésistible. Voir Paris qui était au dire de tous était une Eldorado, Paris, ses beaux monuments, ses spectacles féeriques, son élégance, sa vie puissante que l'on admirait au cinéma" dit-il.
Pour sa part, Kocoumbo a fréquenté l'école coloniale jusqu'en 1942. Pour se construire son image de Paris, il a recours aux catalogues publicitaires des grands magasins de sa ville:
"Le jeune homme se mit à les feuilleter et, à travers les gros titres publicitaires, il lui sembla qu'il entrait en France. Les silhouettes provocantes des mannequins se mouvaient : elles lui souriaient du haut de leur élégance. Il ressentit alors une promesse de bien-être pour la nuit. Il n'avait du reste pas sommeil. Quel délice que d'avoir tout le temps de se pâmer dans les rêves qu'allait lui procurer les catalogues de Paris! ».
Comme on le voit donc, il y a une réelle envie de Paris ; un vrai désir de cette ville qui habite et hante même l'esprit de ces personnages. Cette vision onirique qui trotte dans la tête de Kocoumbo par exemple, débouche même sur un espoir, que le jeune homme a du mal à contenir.
« Paris prenait corps et âme dans son esprit et se substituait à toute autre idée! Paris. Ce seul mot le faisait sauter de plaisir. Paris c'était un autre monde où scintillaient des miracles, où résidait le bonheur. Bien que n'ayant pas une idée exacte de ce bonheur, il s'en réjouissait déjà de toute son âme. (...) il n'y avait que Paris dans son coeur".
A l'évidence, il ne fait aucun doute que cette admiration excessive qu'on observe dans ces propos des narrateurs et des personnages des romans de notre corpus, n'émanent pas que de leur propre volonté. Elle est aussi dictée par la propagande orchestrée par « l'école coloniale ». Or, les concepteurs de «l'école coloniale », n'étaient pourtant pas habités d'une noble ambition pour les jeunes africains ; ils ne voulaient leur donner qu'une formation minimale et réductrice. Dans l'Odyssée de Mongou, l'administrateur colonial envoyé par Paris en Afrique s'adresse au professeur blanc de l'école du village de Mongou en ces termes :
« Je ne vous demande pas de faire de ces nègres des savants. Ne nous empoisonner pas l'existence avec une nouvelle classe de lettrés prétentieux et vantards. (...) Il me faut des auxiliaires, des gens qui servent d'intermédiaires entre nous et les populations. Apprenez leur des choses empruntées à leur vie. Pas de grandes théories, surtout pas de philosophie »
C'est ici la preuve que l'école coloniale avait pour vocation, non pas, de former des érudits et des savants, mais des pseudo intellectuels au savoir limité. Malgré ces restrictions, l'influence de « l'école coloniale » demeurait grande dans la mesure où c'est elle seule qui formait au savoir et à la connaissance générale. Car, les autres lieux de formation qu'étaient le séminaire ou l'école coranique, ne dispensaient qu'une formation partielle, quasi-exclusivement axée sur le spirituel. « L'école coloniale », forte de ce monopole, avait donc tout le loisir de concocter des programmes à sa seule guise. Ces programmes, conçus à Paris, étaient différents de ceux dispensés en métropole. Ils négligeaient, quand ils ne les ignoraient pas tout simplement, les situations et les évènements spécifiques au continent africain. Ils ne mettaient l'accent que sur les leurs. C'est ce qui explique sans doute le fait que les enseignements dispensés aux élèves africains de cette période étaient chargés de considérations mettant en avant la grandeur, la beauté et la prééminence de l'Europe sur les autres régions. Par exemple, l'instituteur de Kocoumbo lui apprend les noms de quelques auteurs français, en prenant le soin de les magnifier.
«A l'école, son maître lui avait dit que Victor Hugo avait été un grand savant et qu'il avait façonné la langue française (...) Kocoumbo savait par coeur plusieurs de ses épopées et, lorsqu'il les traduisait à son père, celui-ci affirmait que c'étaient celles d'un très grand patriarche, le plus grand patriarche probablement que la France ait jamais eu... »
a. L'apport des lectures et des cartes postales
Outre ces programmes scolaires pourtant liminaires et limités, les jeunes africains s'orientent vers les lectures diverses et les cartes postales pour accéder à ce que Mohammadou Kane a appelé une « connaissance indirecte » de Paris. Cette "connaissance" indirecte ou plutôt théorique de Paris est encore plus grande chez Tanhoé Bertin. Il reconnaît lui-même qu'en allant à Paris :
"Je vais cesser de contempler le Paris des cartes postales et des écrans, le Paris qu'on (l'instituteur) me choisit selon l'humeur du jour. (...) Je ne serai tributaire de personne. On ne verra pas pour moi, on ne pensera pas pour moi ».
C'est par le fruit de ces mêmes lectures et les images paradisiaques qu'elles véhiculent qu'il connaît "(les) Trois Mousquetaires, Fanfan la Tulipe, Violettes Impériales, Charlie Chaplin" Il faut souligner que l'influence des lectures dépasse parfois la simple admiration de la "ville lumière" et porte sur d'autres éléments et d'autres lieux de l'hexagone. Ainsi en est-il de Fara dont le narrateur de Mirages de Paris nous dit que les lectures renforce les rêveries :
« Une évolution lente, mais régulière, se poursuivait en lui. Dès qu'il avait pu sentir ce qu'il lisait, il s'était adonné, avec frénésie, à la lecture des romans. Il y trouvait des amis aux noms bizarres. A certain moment, il aurait souhaité s'appeler d'Artagnan, avoir fait le voyage d'Angleterre, au risque de sa vie et rapporter les ferrets de diamants. Faire de longues et héroïques chevauchées dans quelque forêt de France, comme les mousquetaires du Roy, et mettre pied à terre à l'auberge d'un village !... Ainsi, un dangereux amour de l'exotisme prenait corps dans son âme d'enfant encline aux illusions dorées »
D'autre part, le contenu des enseignements dispensés à l'école coloniale incitait aussi à une découverte théorique de Paris et de la France. On sait que cette école a été mise en oeuvre pour imposer des conditions de civilisations aux africains. Mais, on sait aussi par exemple que ses programmes accordaient beaucoup de place à l'histoire et la géographie de la France et de l'Europe au détriment de celles locales. Il n'était donc pas rare qu'un instituteur enseigne puis interroge la culture générale de la France. C'est par exemple le cas, dans l'Aventure Ambiguë, où, dans sa classe de « l'école nouvelle », le héros Samba Diallo déploie l'étendue de ses connaissances sur la géographie et l'histoire de la France. Assis dans sa classe aux côtés de Jean Lacroix, le fils de M. Lacroix, un colon directeur de l'école, le jeune homme répond à son instituteur M. Ndiaye qui demande à ces élèves le nom du département dont Pau est la capitale et le fait historique majeur qui se rattache à cette ville. "Le département dont le chef-lieu est celui des Basses-Pyrénées. Pau est la ville où naquit Henri IV" déclare Samba Diallo dans un français correct et impeccable.
a. L'envie d'être ou de devenir le héros de sa tribu
Tous nos protagonistes savent avant même de partir qu'ils reviendront occuper des hautes responsabilités en Afrique. Cette éventualité les motive et augmente leur envie de partir. Avant même d'aller à Paris, Kocoumbo évalue déjà les différents avantages qui vont s'ensuivre dès son retour :
« Ce qui me plait dans ce voyage, c'est le retour ! Dans deux ans, je serai pourvu de tous mes diplômes d'avocat et je rentrerai triomphalement au village. On dansera en mon honneur, on me rasera la tête, on m'offrira des moutons, on remerciera les dieux. Je raconterai en détail ce que j'aurai vu, entendu et vus, et tous, même les vieux, m'écouteront avec recueillement. Le village entier tournera autour de moi et j'aurai l'impression de naître une seconde fois ! »
Enfin, mieux que la découverte d'une ville merveilleuse, le rêve parisien de nos auteurs, du moins à travers ce qu'ils font dire à leurs personnages, est aussi et avant tout une occasion d'assouvir l'idée de grandeur d'une personne, d'une famille ou même d'un peuple. La plupart des héros que nous avons cités sont présentés comme les meilleurs élèves qu'on envoie à Paris se frotter aux blancs. Aki Barnabas, malgré la dissuasion de son clan, est « mandaté » par sa mère pour aller passer des diplômes et revenir savant. Celle-ci se justifie par le fait que son fils est le jeune et le plus brillant élève de son village ; en plus, il connaît le latin et le grec, et parle le français avec élégance. C'est presque les mêmes qualités qu'on retrouve chez Fara et Kocoumbo. Ce dernier reçoit « sa lettre de mission » de son père en ces termes du narrateur :
« Une idée lui vint, vague encore : ne ferait-il pas bien d'envoyer son fils en France, lui aussi ? Il nouerait ainsi dans le village des français, des relations directes avec les grands patriarches français à qui les dieux avaient inspiré tant de sagesse. S'il envoyait son fils en France, Oudjo ferait sans doute plaisir à tous ses compatriotes ».
Tanhoé Bertin s'impose lui-même comme l'envoyé spécial chargé d'aller « ouvrir grands ses yeux » P8. La « feuille de route » remise à Samba Diallo, le héros de l'Aventure Ambiguë, par les notables Diallobé stipule qu'il aille «apprendre l'art de vaincre sans avoir raison, (...) et de lier le bois au bois ». Il y'a donc, dans la rêverie individuelle de chacun de nos personnages, celle de l'auteur certes, mais aussi celles d'un groupe déterminé.
a. Les autres raisons du rêve parisien
A la lecture de nombreux romans parus durant la période coloniale en Afrique noire francophone, l'évocation des tirailleurs et autres « retraités » des grandes guerres mondiales, reviennent parfois comme autant d'envie pour les romanciers de montrer une proximité des africains avec leur puissance tutélaire, des « indigènes » avec leur métropole. Ceci est d'autant plus vrai que, historiquement, ceux des jeunes hommes africains enrôlés dans l'armée française pour participer à ces conflits -notamment la première et la deuxième guerre mondiale- qui étaient revenus vivants dans leur village, avaient, et continuent même de servir de points de repères aux historiens, ethnologues, journalistes et romanciers qui s'intéressent à la description de la métropole, des populations qui y vivent et de leurs moeurs. S'il est vrai que les détails et éléments fournis par ces « anciens combattants » sont souvent vagues et secondaires, ils restent importants et constituent de précieux repères à travers lesquels nos auteurs forgent leur vision onirique de Paris, de la France ou de l'Europe.
Cette idée est parfaitement défendue par Ousmane Socé lorsqu'il reconnaît que « les récits des marins noirs, ceux des anciens combattants sénégalais, ceux des colons, qui, dans leur nostalgie, enjolivaient leurs souvenirs » entretenaient le rêve parisien de Fara. Dans l'Aventure Ambiguë, Cheikh Hamidou Kane va plus loin encore dans l'évocation du tirailleur comme reflet de « l'Occident » ; l'un de ses personnages nommé « le fou » est un ancien combattant. C'est lui qui donne à l'assistance du peuple des Diallobé, réunie pour saluer le retour d'Europe de Samba Diallo, des menus détails sur la vie au « pays des blancs », tels que « les grands objets rapides pour se mouvoir (voitures) », ou « les objets en fer pour manger (cuillères et fourchettes) » qu'ils utilisent. AA P 182-183
On pourrait aussi envisager les métiers de l'art comme d'autres raisons majeures du rêve parisien des romanciers africains de l'époque coloniale. La musique classique par exemple, celle des Mozart, Bach, Beethoven connaît en Afrique, comme dans tous les coins du monde, un réel succès. Le personnage d'Oyono, Aki Barnabas, en est sous le charme (P 12). Pour sa part, le cinéma véhicule déjà à cette époque, l'image d'une France gaie et d'un Paris merveilleux. C'est d'ailleurs ce qu'affirment aussi bien Tanhoé Bertin et Fara quand ils apprennent qu'ils vont aller à Paris. Ils parlent davantage de sa beauté que d'autres choses. La peinture et les spectacles ne sont pas en reste, et,
« (les) beaux monuments, (les) spectacles féeriques » évoqués par Fara (P 15) concernent aussi bien les monuments physiques comme l'Arc de triomphe, la Tour Eiffel, le Louvre... d'une part, que les cirques, les expositions d'autre part. En outre, Fara « connaissait la plupart des tableaux du Louvre grâce au Larousse que son père lui avait donné en récompense... »
Enfin, l'image du « colon temporaire », touriste qui vient passer ses vacances en Afrique, et souvent présenté comme professeur à la Sorbonne, et aussi « grand africaniste », est aussi importante dans ce registre du rêve parisien. C'est le cas de M. Dansette et ceux qui descendent à « l'Hôtel de France », dans lequel travaille Aki Barnabas. C'est parfois à leur contact que le rêve commence à prendre forme et pousse le jeune africain à exprimer son envie d'exil ; « je veux aller en France, je ne vis que pour ça » dit Aki à M. Dansette, ce à quoi ce dernier lui réponds « je vous comprends (...) la France, c'est le plus beau pays du monde ».
On voit bien ainsi, que le rêve de Paris, n'est pas qu'une lubie d'un jeune en mal d'aventures. C'est aussi le moyen pour un peuple de sortir de son isolement en cherchant à connaître l'autre dans toute sa réalité.
I. Les raisons secondaires
Ce sont notamment l'influence du colon et du citoyen de Paris sur le regard des jeunes africains et leur impact dans l'esprit des romanciers africains francophones.
p. L'admiration du colon présent en Afrique
Il faut rappeler que l'image du colon dans la littérature africaine ne commence pas à l'époque coloniale. Elle est déjà présente dans la littérature orale. Et même bien avant. Selon Michèle Dacher, qui emprunte aux textes de Jacques Chevrier, l'image du colon est déjà présente dans la littérature orale africaine, notamment à la fin du XVIIIe jusqu'au début du XIVe siècle. Selon elle,
« Les traditions orales témoignent de l'apparition des blancs sous forme de mythes génétiques et de prophéties. Les premiers mythes rendent compte des différences visibles entre les races par un accident ou par l'arbitraire divin, sans instituer encore de hiérarchies entre elles ».
Elles sont calquées sur le schéma chrétien -que les africains découvrent à ce moment-là- de la venue du Messie. Le blanc a donc ainsi une posture d'intouchable, de supérieur puisqu'il est rangé aux niveaux des divinités. Devenu colon avec le début de la conquête impériale, toujours d'après Michèle Dacher, il va « quitter sa position fantasmatique pour faire irruption dans la réalité quotidienne des noirs qu'il transforme profondément ». Car, il est présent dans tous les secteurs d'activité, éducation, religion, commerce, administration coloniale... Pour cela, les colons devenaient des protagonistes privilégiés des intrigues romanesques de l'époque coloniale.
Dans les ouvrages de notre corpus, la vision fantasmatique de Paris commence par l'évocation du « blanc » présent en Afrique. Il est évoqué à plusieurs reprises et sous plusieurs angles par nos auteurs. Ainsi par exemple, Dans Chemins d'Europe, Oyono fait promener son héros, Aki Barnabas, de colon en colon, présentant ses derniers comme autant de voies vers la réussite de son héros. Leurs maisons sont belles, ils sont aussi riches et leur standard de vie est élevé ; ce à quoi pensent arriver en allant à Paris. Aki Barnabas, qui a l'ambition "d'aller à la source voir comment ceux qui l'opprime vivent", ou, comme il le dit lui-même « partir pour l'Europe, France, le seul pays où je puisse me réaliser », parcourt les domiciles de tous ces occidentaux présents dans sa ville afin de trouver son chemin vers le continent européen.
De Chez Kriminopoulos, ce "vieux commerçant crétois" (P 16), chez qui il est rabatteur, le jeune homme passera ensuite chez les Gruchet, où il est le répétiteur de leur jeune fille. Ici, il est en butte permanent avec les préjugés raciaux de la dame de maison et de sa fille ; laquelle fille il est sensé initié au latin et au grec. Toujours à la recherche de sa voie, Aki ira aussi s'adresser à un fonctionnaire colonial Monsieur Dansette, fonctionnaire colonial dont le séjour en Afrique s'apparente davantage à une villégiature qu'à un séjour de travail. Peu avant de croiser ce monsieur Dansette, il avait travaillé comme guide touristique dans une autre famille française, les Hébrard, qui possédaient un hôtel baptisé à juste propos, et comme par hasard, « Hôtel de France ». Seuls les touristes blancs y descendaient. Toujours obstiné par son envie d'aller en Europe, et convaincu que son bonheur sur terre n'est possible que là-bas, Aki ira même jusqu'à adhérer à une organisation exotérique, la secte de la Renaissance spirituelle, où, on l'aidera enfin à trouver une possibilité pour aller en Europe.
On constate donc que l'image qu'Oyono et d'autres encore donnent du blanc-colon, n'est guère reluisante. Ceux-ci sont tantôt racistes, humiliants, pingres et même parfois manipulateur comme l'est la fille Gruchet, qui essaie d'attirer Aki Barnabas dans ses bras, en menaçant de le faire licencier au cas où il n'accepterait pas ses avances. Même s'ils sont rares et marginaux, des exemples où le colon est présenté sous un jour favorable sont néanmoins présents dans ces romans. Monsieur Gabe par exemple, le fonctionnaire colonial présent dans Kocoumbo, l'étudiant noir est présenté comme un facilitateur, mieux, le principal artisan du départ pour la France des jeunes étudiants africains dont Kocoumbo fait partie.
Il recommande même ce dernier à sa soeur, Madame Brigaud, afin qu'elle le prenne chez elle pendant les premiers mois de son séjour à Paris. C'est d'ailleurs en voulant être comme un autre colon, Me Sens, un avocat, que Kocoumbo voulu aussi aller à Paris. Dans ce registre du « colon admirable », on pourrait aussi évoquer Monsieur Lacroix, le directeur de « l'école nouvelle » dans l'Aventure ambiguë, qui entretient des rapports honnêtes avec les parents d'élèves, le chef du village, ainsi qu'avec beaucoup d'autres « personnalités » du pays des Diallobé comme la Grande royale et le Chevalier, le père de Samba Diallo
D'autre part, et dans une toute autre vision, il faut souligner que l'admiration des colons se caractérise aussi parfois par une certaine assimilation qui frise même l'aliénation. Ainsi, Koukoto, un personnage vaniteux et mythomane de Kocoumbo, l'étudiant noir, ancien élève d'une Ecole primaire supérieure dans son village de Côte d'Ivoire, se fait appeler Durandeau « par amour de la langue française », dit-il, dès son arrivée en France, pour y suivre ses études supérieures. Il se justifie de ce choix en disant que
« Pour lui, Koukoto était un nom de sauvage, (et que) Durandeau c'est un nom qui m'a toujours plu. Tu te rappelles à l'Ecole supérieure, notre professeur de français s'appelait Durandeau »
Cette assimilation, dégradante aux yeux des autres jeunes étudiants noirs, est revendiquée par ce dernier qui pense que le blanc est supérieur au noir ; c'est la raison pour laquelle il fait tout pour être comme lui. La volonté d'être à tout prix comme le blanc, est même parfois poussée jusqu'à l'extrême déchéance humaine. Cette déchéance peut-être parfois la délinquance ou la prostitution. On retrouve ce dernier cas chez Nini, l'héroïne du roman d'Abdoulaye Sadji (Nini, Mulâtresse du Sénégal, 1954). Métisse, son seul rêve c'est d'être, vue et "admise" par un des blancs qui vit dans sa ville de Saint-Louis du Sénégal. En ce mettant sous leur regard elle espère rencontrer l'un d'eux qui pourra l'épouser et l'amener vivre en Europe. Pour y parvenir, elle va de lit en lit, animée par l'envie d'aller en France "sa patrie perdue" comme dit le narrateur.
Comme on le voit donc, la concupiscence est aussi l'une des voies d'attrait du blanc sur l'africain de cette époque coloniale. On a connaissance, et cela se voit dans le roman d'Abdoulaye Sadji que nous venons de citer, de toutes ces jeunes filles « invitées » à se prostituer auprès des administrateurs et autres commerçants blancs présents en Afrique avant les indépendances. Certainement en leur miroitant, entre autres, les attraits de la ville lumière, les colons parvenaient facilement à « s'offrir » ces jeunes. Cette voie de la concupiscence est un temps envisagée par Aki Barnabas lorsque, prit dans son tourbillon d'admiration des Gruchet, il se met à envisager une aventure adultérine entre Madame Gruchet et lui :
« elle m'attirait, dit-il, m'excitait avec le romantisme de la femme blanche interdite, et ma nature inquiète, enthousiaste et passionnée, avait fait de ce sentiment quelque chose qui dépassait toutes les limites... ».
Toujours dans registre de l'admiration du colon présent en Afrique comme reflet de Paris et de la France, on pourrait également citer l'admiration qu'ont les jeunes noirs de leur manière de vivre («... ils détenaient à eux seuls la grosse part des richesses du monde... », de leur tenue vestimentaire, de leur régime alimentaire et même des lieux d'où ils viennent : « les pays d'au-delà exerçaient sur (eux) une séduction irrésistible ». On le voit bien à travers ces exemples que le colon et tout ce qui le concerne font rêver nos auteurs autant que peuvent le faire les images de cinéma et celles issues des lectures et des cartes postales.
a. La connaissance du parisien : ethnologie à rebours ?
Même s'il ne sera présent que dans le Paris réel, nous nous sommes permis ici d'anticiper sur le portrait du parisien. C'est le citoyen de Paris, dont nous avons pensé établir un portrait-robot à partir des évocations faites dans les romans que nous étudions. Elle est greffée à celle de la ville. D'ailleurs le narrateur-héros d'Un nègre à Paris ne se trompe pas quand il assimile systématiquement le parisien à sa ville. Le roman, dans son entièreté ne délimite pas de frontières entre la ville et ses citoyens. En quelque sorte Paris et le parisien ne font qu'un. Avec des qualités et des défauts.
Pour ce personnage, « le parisien est un être exceptionnel ; un individu qui au plus fort de ses rêveries, ne perd jamais les pédales ». Tanhoé Bertin, comme d'ailleurs tous les autres personnages qui arrivent à Paris, doit s'accommoder de lui, car il est chez lui. A chaque rue, à la fac, dans chaque endroit où nos héros se rendent, ils doivent combiner avec un parisien. « Ils sont cinq millions » dit Tanhoé, et à ce nombre, il serait difficile de ne pas les croiser en chemin. Le parisien tient à sa ville et « pour rien au monde (il) n'accepterait de voir Paris changer de visage, d'habitudes, de comportement ». Le parisien que rencontrent nos personnages est aussi « bon camarade, honnête, franc », comme l'est Raymond Brigaud, le copain français de Kocoumbo. Il est aussi très intelligent, et a du retard et de l'absence, le plus grand mépris. Ce sont tous ces aspects qui permettent de comprendre la périphrase Ville lumière;
« Il n'aime pas qu'on se montre en retard sur quoi que ce soit. N'est-il pas le cerveau du monde ? Si le cerveau devait faillir, que feraient les pieds ? C'est ce qu'il faut entendre par Paris Ville de Lumière »
Mais le parisien a aussi ses défauts, particulièrement envers les femmes. Habitué à vivre chez lui et fier de ses acquis, il a le plus grand mal à considérer les autres ; principalement les femmes : « Le parisien si courtois, n'est pas toujours aimable envers les femmes, depuis que ces dernières lui livrent une lutte sans merci dans tous les domaines ». Toujours selon Tanhoé Bertin, le parisien est aussi matérialiste et semble se préoccuper des choses plus que des êtres ; « je soupçonne le parisien de voir les choses plutôt que les hommes, de faire violence à son coeur pour paraître maître de lui ». Son alter ego féminin « la parisienne » ne trouve pas plus grâce aux yeux de Tanhoé Bertin. Il la trouve sans relief, plastique et habituée à « se farder pour tromper le temps ».
Au final, les images du parisien et du colon données par ces personnages, montrent bien que nos romanciers font aussi oeuvre d'ethnologie. Ils se sont intéressés à l'étude comparative des deux sociétés africaine et européenne qui se présentent à eux. En outre, en montrant leurs traits, en présentant aussi certains de leurs caractères, ces romanciers visent en fait à travers ces personnages, à niveler les valeurs entre ces « autres » et eux, de sorte qu'il n'y ait plus de différence de perception entre le blanc et le noir, entre l'européen et l'africain. De « sujet », ils transforment donc le blanc en « objet » et, à l'inverse, l'africain passe « d'objet » à « sujet ». C'est donc ce renversement, cette inversion des rôles que Katharina Städtler qualifie « d'ethnologie à rebours ».
a. La mise en scène de l'altérité de l'étranger
Le couple descriptif blanc colon-parisien, offre aussi bien, aux personnages de nos romans, qu'à leur auteur, la possibilité de réfléchir à leur altérité, si ce n'est tout simplement à celle des autres (blancs). L'intention de cette démarche, c'est, outre d'inscrire ces réalités humaines que sont le colon et le parisien, dans le cadre géographique qui s'offre à nos jeunes personnages, mais aussi et surtout à eux-mêmes, en tant que « Autres ». « L'Autre » étant bien entendu, l'individu autre (par sa race) de celui qui écrit ; c'est-à-dire le blanc.
Chacun des principaux protagonistes des romans que nous étudions, va donc faire sien cette conception d'être humain différent de « l'autre », le colon ou le parisien. Ainsi, nous verrons comment certains vont avoir un regard différent sur le parisien. Tanhoé Bertin par exemple, ne s'embarrasse pas pour dire qu'il n'y a entre le parisien et lui aucune consanguinité. Ce dernier n'est pas son ami et, le moins qu'il veut pouvoir faire en allant à Paris, c'est d'effrayer le parisien : il annonce d'ailleurs à un interlocuteur fictif avec qui il « dialogue » tout au long du roman, qu'il va profiter de son séjour pour poser son regard méchant sur le parisien et sur sa ville :
« j'aurai bien voulu, si cela était faisable, emporter avec moi tes yeux pour qu'ils voient ce que je vais voir, car je vais là-bas ouvrir grands les miens... je les ouvrirai si grands que les parisiens auront peur. Je vais les effrayer. Je tiens à les effrayer par ces yeux grands ouverts, cherchant à tout capter et j'ouvrirai aussi mes pores et tout mon être... ».
Est-ce par pure fantaisie que Dadié fait de son personnage un ambassadeur impavide ? Pire même quelqu'un de menaçant ? Nous ne pensons pas, car en choisissant d'aller chez « l'autre » avec l'intention de l'effrayer et de ne pas se laisser dominer, il adopte à n'en point douter, une attitude de révolte politique et sociale vis-à-vis de l'ordre établi par Paris dans ses colonies. C'est comme s'il voulait absolument inverser le schéma victime, ou colonisé (noir) - bourreau, colon (blanc). En optant ainsi, un choix que d'autres romanciers africains postcoloniaux suivront, ce n'est pas qu'à un renversement de rôles que Dadié s'aventure, mais également à une reconsidération du colonisé par le colon, des esclaves par les maîtres, des riches par les pauvres. Cette vision n'est pas partagée pas Socé ; son personnage est encore assez impressionné et surpris par le blanc. Il ne se révolte jamais, même au plus fort de sa marginalisation par les parents de sa compagne Jacqueline Bourciez, ou d'autres personnes encore. Tel est par exemple le cas lorsqu'il se retrouve dans cette scène des pages 31-32 face à un conférencier blanc qui dresse un portrait lapidaire et plein d'opinions maladroites du noir et de l'Afrique. Malgré sa colère et son dépit, il ne trouve pas la force et le courage de contester cette version et de rectifier ces informations qu'il sait fausses. Fara est tout aussi écoeuré de l'attitude de Monsieur et Madame Bourciez, qui, ne supportant pas que leur fille épouse un noir, la renient pratiquement.
On trouve également cette image du noir manifestant son altérité en tant qu'être inférieur, chez Kocoumbo. Celui-ci préfère en effet regarder le blanc dans toute sa splendeur, comme un être supérieur Ceci est visible dans son comportement avec ses « petits camarades » du lycée d'Anonon-les-Bains, de même qu'envers les membres de sa famille d'accueil. Malgré sa frustration interne, il n'arrive par exemple pas à « réagir » face aux jeunes élèves qui l'humilient à la fête de classe du lycée d'Anonon-les-Bains. Il maintient ce même jugement de grandeur sur son copain Jacques Bourre -pourtant plus jeune que lui-, sur Raymond. Le comble de la stupidité, c'est quand Kocoumbo accepte aussi de subir l'ascendant de Durandeau. Est-ce parce que celui-ci a pris un nom français et se comporte comme un blanc ? Assurément, car on comprend mal comment le jeune homme, pourtant réputé au village pour sa bravoure et son intelligence, n'a pas la même attitude envers ses autres compatriotes Nadan, Mou ou Douk. Au delà de Kocoumbo, s'il y a une autre constatation qu'on pourrait faire, c'est que, tous ces personnages prennent conscience que l'image du blanc riche et opulent qu'ils avaient à travers le colon en Afrique, n'est pas tout à fait vraie, même si certains l'envient toujours :
« Lui (Durandeau) qui croyait, à son départ d'Afrique, avec tous ses camarades d'ailleurs, que chaque blanc en France avait sa voiture - à cause de l'énorme standard de vie du plus modeste comparé à l'indigène - lui qui pensait alors devoir de ce fait, en posséder nécessairement une (...) avait appris que ce moyen de locomotion n'était que le privilège d'une certaine classe vers laquelle toute son énergie et toute sa volonté tendirent aussitôt... »
A travers ces quelques exemples, on comprend donc que ces représentations de Paris sont aussi l'occasion de s'exprimer de manière détendue et libre sur le « l'autre », c'est-à-dire le blanc. On se doit aussi de reconnaître que, la représentation de Paris par les romanciers africains francophones, apparaît aussi comme la seule possibilité de s'exprimer sur une situation réelle vécue par les populations africaines pendant la colonisation : la sujétion de l'africain par le colon blanc. Ne pouvant exprimer leur désapprobation, ni par voie politique, ni par aucun autre moyen, l'écriture était donc le moyen adéquat pour exprimer leur altérité culturelle, humaine. Comment analyser cette mise en scène dans le contexte de la littérature française de cette époque coloniale ?
I. Le regard périphérique du colonisé ?
Parce qu'elle n'avait pas d'autres repères que ceux de la littérature française, la littérature africaine francophone, du moins celle du début du siècle dernier a énormément puisé dans le réservoir de celle de la métropole ; tant dans la forme que dans les thèmes. Sur certains sujets (récits de voyages, description de la nature, la représentation des villes comme Paris...) des auteurs africains se sont appliqués à produire des ouvrages tout à fait similaires à ceux de leurs collègues de métropole. D'autres par contre ont choisi d'innover et, parfois de se différencier, en apportant un regard nouveau, que la critique a qualifié de « regard périphérique ». C'est Katharina Städtler qui développe le mieux ce concept de « regard périphérique », au sujet de l'approche des écrivains d'Afrique noire francophone. Pour elle, face à un sujet donné, (Paris en l'occurrence), la vision des écrivains venus d'ailleurs diffère forcément de celle des auteurs de la métropole, car, même s'ils ont la même langue en usage, ils n'ont pas souvent la même perception du sujet, encore moins le même rapport à ce sujet. Quels sont les éléments qui permettent de mettre en lumière ce concept ? Quel sens peut-on lui attribuer ?
s. Les éléments du regard périphérique
D'après certains critiques littéraires, les textes que nous étudions sont une contribution exotique à la littérature sur Paris. Car, ils viennent de la "périphérie". Par cette expression, ils désignent les lieux de production littéraire les plus éloignés du centre, pris ici comme la France. L'Afrique francophone, comme les Caraïbes et le Maghreb en font partie. Ainsi, Dadié, Socé, Aké Loba et Oyono sont considérés comme des « auteurs périphériques ». Ils sont possesseurs d'une éducation scolaire et académique française, mais ont aussi en même temps une culture d'ailleurs, d'Afrique en l'occurrence, qui leur fait avoir une double appartenance culturelle. Dès lors, la langue parlée, le français, n'a parfois pas le même sens chez le parisien que chez eux que chez Aragon et Hugo par exemples. De ce fait, ce ne peut donc pas être le même rapport que le parisien a avec sa ville que le jeune africain qui y débarque. Les expressions ne sont pas les mêmes sur certains sujets même quand ils sont communs. La langue est davantage le produit de la colonisation et sert à distinguer les citoyens instruits des illettrés, chez les africains. Ceux qui la maîtrisent sont même parfois appelés les « blancs » ; à contrario, cette même langue est pour le parisien un élément fondamental de sa constitution. On dirait même, pour reprendre un truisme bien connu en Afrique francophone, « un parisien c'est celui qui parle français ». Comme on le voit au travers de ces quelques éléments, le clivage entre centre et périphérie est donc perceptible et réel. Il permet aussi de différencier les auteurs français des auteurs francophones. Car ces derniers, les africains notamment, sont héritiers de la double culture dont nous venons de parler.
C'est ce qui se dégage de leurs romans, à l'exemple de ceux que nous étudions : leurs héros, formés une première fois en Afrique -à l'Ecole supérieure comme Durandeau- viennent à Paris parfaire leur formation. Ils pensent pourtant posséder déjà les fondements de celle-ci, à travers les enseignements reçus dans leur village. Une fois à Paris, ils vont se rendre compte du contraire et, sans les rejeter, on leur fera comprendre que cette formation qu'ils ont reçue avec le label français, n'en est qu'une au rabais. Même si dans leur ensemble, ils arrivent à avoir une conversation compréhensible avec leurs différents interlocuteurs, il n'en demeure pas moins vrai, qu'à certains moments, ils éprouvent de réelles difficultés de compréhension. C'est ce qui arrive à Kocoumbo, qui, en plus de ne pas comprendre le sens de la discussion que les Brigaud et leurs autres hôtes ont sur l'art contemporain, il ne capte pas la moitié de ce qu'ils disent car leur débit de parole est trop rapide. Du coup, il va s'ouvrir pour lui, comme pour les autres héros de notre corpus, une période d'incertitude et de redécouverte d'une langue et d'une culture qu'ils pensaient maîtriser en partie. Ce faisant, ils apprendront néanmoins plusieurs choses Au rang des choses apprises, il y a bien sûr la géographie, l'histoire, les moeurs de Paris, ville à laquelle ils ont rêver.
Kocoumbo, Fara, Tanhoé Bertin et dans une moindre mesure Aki Barnabas, vont se familiariser avec l'image du Paris réel. Mais ils vont aussi s'apercevoir que cette image était truffée d'erreurs et de faussetés. Confrontés aux réalités de la métropole, le Paris rêvé de ces jeunes conditionnés par les lectures et l'école coloniale, deviendra générateur d'un regard nouveau, un regard périphérique. Certains éléments, certaines réalités seront complètement différentes de ce à quoi ils avaient pensé, en quittant leur village. Ce nouveau regard est amplement véhiculé par le personnage autodiégétique de Bernard Dadié. Possédant, de tous les héros étudiés, la meilleure culture générale et sans doute la meilleure connaissance de Paris, il se joue de ces symboles. Le 14 juillet, jour de la fête nationale et aussi jour de la prise de la Bastille sont ainsi tournés en dérision en page 28 et 29 :
« (...) Et depuis ce jour, la parisien fête sa liberté recouvrée. Voulant toujours servir d'exemple, il aime qu'on assiste à son 14 juillet, il veut qu'on sache qu'il a été lui aussi la chose de ses rois et qu'à force de patience, de labeur, d'efforts il s'est retrouvé ».
a. Une vision particulière aux africains francophones
Pour les africains francophones en général, Paris est le centre du monde. Cela est déjà vrai avant les indépendances des anciennes colonies françaises. Or, Paris exerce sur ces colonies, une autorité politique économique et culturelle de toute rigueur. Les conditions d'émancipation des peuples colonisés sont presque inexistantes. Malgré tout cela, les romanciers de l'époque coloniale rêvaient encore et toujours de Paris. Leur louange de Paris se fait même parfois au détriment de leur propre continent, et entraîne de leur part un regard critique sur leur pays. Dans un dialogue profond qu'il a avec sa bienfaitrice Madame Brigaud (pages 153 - 157), Kocoumbo dit ne pouvoir retourner chez lui en Afrique, parce qu'il veut apprendre à travailler comme les français, et ainsi, ne pas grossir le nombre d'illettrés de son village :
« J'ai eu plusieurs fois la tentation de retourner chez moi pour vivre tranquillement heureux ; mais quelque chose m'empêchait de suivre mes sentiments. Cette force qui me retient, je crois savoir d'où elle vient. (...) C'est simple, la France m'a émerveillé par le travail qu'elle a fourni, un travail dont je n'avais pas la moindre idée quand j'étais chez moi. Lorsque j'ai compris que toutes ces réalisations qui font partie de votre vie quotidienne sont le fruit du savoir de l'homme et de ses pénibles recherches, surtout lorsque je me suis rendu compte que ce savoir a été atteint par de longs efforts, j'ai vu avec précision les vides et la faiblesse de l'Afrique. Quand je calcule que sur cent personnes, il y a cent ignares calfeutrés dans leur brousse et leurs cases, qui rampent dans l'ignorance... »
Malgré cette admiration et la reconnaissance de toutes les qualités de la France, Paris reste aussi, et nous le rappelons juste, le lieu symbole de l'humiliation, de l'asservissement et des souffrances de leurs peuples. C'est une ville impériale, comme le sont les villes capitales des pays ayant bénéficié d'une part du « gâteau » lors du Deuxième Congrès de Berlin. Et en tant que telle, elle définit et impulse la politique de sujétion et d'asservissement des régions qu'elle colonise. Seulement, même si elle opprime, elle conserve un pouvoir de séduction, qui, à l'évidence, ne laisse pas indifférent les populations africaines. C'est donc finalement son côté attrayant qui reste le mieux dans l'esprit des écrivains africains. C'est sans doute pour cette raison que nos romanciers poussent leurs personnages vers cette ville qui "ne doit pas être une ville comme toutes les autres". Car, mus eux-mêmes par le souci de découvrir et de connaître, ils ont "envoyé" leur héros à Paris (Fara, Kocoumbo, Tanhoé Bertin) quand ils ne les y ont pas précédés tout simplement (Aki Barnabas). Ils espèrent par là être les guides de leur peuple vers la modernité ou tout simplement leurs « envoyés spéciaux » dans la métropole. C'est donc, une façon d'agir en éclaireur. C'est aussi, à des degrés moindres, opérer une ethnologie à rebours en ce sens que c'est le noir qui va porter son regard sur le blanc. Ceci veut dire que Tanhoé Bertin, Kocoumbo et Fara par exemples qui s'expriment sur le parisien en particulier et le blanc en général, contribuent ainsi à inverser les rôles de « sujet » en « objet ».
D'autre part, le regard périphérique n'est pas une vue uniforme à un continent. Il a aussi des particularités à l'intérieur de lui-même, qui pourrait faire apparaître des sous regard périphériques ; ainsi, au sujet de Paris, les écrivains d'Afrique noire francophone n'ont pas la même vision que leurs confères du Maghreb par exemple. Pour ces derniers, Paris n'est pas le seul ou plutôt le premier de rêverie. Son statut de métropole toute puissante, de « centre » et de lieu de référence absolu n'est pas le même. Dans leur démarche littéraire, les romanciers francophones d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et dans une certaine mesure d'Egypte, sont, pour des raisons religieuses et culturelles, d'abord fascinés et attirés par l'Orient, pris comme premier lieu de référence.
« Les rapports des écrivains maghrébins colonisé avec Paris sont d'ailleurs complexes. Outre la concurrence linguistique entre le français et l'arabe qui n'existait pas en Afrique sub-saharienne, la place de la Mecque dans le monde arabe, et la présence d'universités au Maroc, en Tunisie et en Egypte, ont fourni un contrepoint au prestige culturel et intellectuel de Paris pendant l'époque coloniale ».
a. Le sens du regard périphérique africain
Le regard nouveau des écrivains africains francophones sur la ville de Paris et sur bien d'autres éléments encore, a posé un problème aussi bien à l'administration coloniale de cette époque, qu'à la critique littéraire française. Il matérialisait, sur des sujets communs, une différence parfois radicale de vue entre la métropole et ses colonies, entre le « centre » et la périphérie. Or, la dichotomie entre le « centre » et la périphérie n'a pas souvent été évoquée à Paris à cette époque-là. Du moins, en ce qui concerne la littérature. Ceci pour la simple raison que la France avait envisager fortement d'intégrer ses anciennes colonies dans un ensemble culturel, initiée par «l'école coloniale » et, poursuivie plus tard par la Francophonie et ses organes constituants tels que l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT, aujourd'hui AIF) ou encore l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF).
Il y avait, à travers ces « projets », une volonté de créer un espace culturel "homogène" et sans disparité. « L'école coloniale » commença donc à produire les intellectuels autochtones « made in France », qui après avoir reçu une première formation en Afrique, allaient poursuivre leurs études en France, afin de revenir conduire les affaires de leur pays. Ce fut le cas pour les auteurs que nous étudions. C'est aussi ce qui apparaît pour plusieurs de leurs personnages. Le regard périphérique des auteurs africains francophones dès lors se fit donc, pour certains, « collaborateur », et pour d'autres, « résistant » à ces projets. Pour les premiers, il consista à continuer d'être complaisant, à accepter une injuste hiérarchie établie, et parfois, à n'attendre son « salut » que de l'Autre.
C'est ce qu'on a observé chez Aké Loba, dont le protagoniste principal Kocoumbo réussi chaque fois à se tirer d'une situation difficile grâce à un deus ex machina blanc ; La famille Brigaud à son arrivée et lors de ses congés scolaires lui offre leur hospitalité. Jacques Bourre l'aide à réviser ses leçons quand il a du retard dans ses cours ; Denise lui redonne goût à la vie, avant que Monsieur Gabe ne vienne le tirer d'un « suicide » annoncé. Aux antipodes de cette collaboration, Tanhoé Bertin est plus critique ; il a déjà promis d'effrayer les blancs avec ses grands yeux. Il se moque des journalistes, « une race turbulente, à l'origine obscure » ; il se montre aussi caustique et railleur de certaines moeurs parisiennes comme dans ce paragraphe
« Tout me sépare du parisien : la couleur, la mentalité, ses machines, son frigo, son téléphone. J'ai beau l'imiter, je constate entre lui et moi, en certaines heures, un fossé. Un homme qui peut se tuer pour les belles jambes d'une femme et, pour confirmer une rupture, réclame quoi ? Ses lettres d'amour, négligeant les robes et les bijoux offerts à l'amie ! »
En somme, le regard périphérique des romanciers africains de la période coloniale sur Paris, la France et l'Europe, quelque soit son orientation, a joué un rôle prépondérant dans les rapports culturels franco-africains, rapports dont ces romanciers ont fait l'écho. Selon Katharina Städtler, il a permis, au sujet de Paris « de manipuler l'objet de leur regard, et (...) à déconstruire le rationalisme et l'épistème européens ». Ce regard a aussi favorisé la mise en place du « métissage culturel » réclamé par Senghor, qui devait intégrer, dans un même ensemble, la culture africaine au même pied d'égalité que la culture française.
Il est également devenu in fine un topos, un moyen artistique, bref un filon littéraire que d'autres après eux exploiteront. Car, il était le résultat du séjour en métropole de ces romanciers qui, après avoir reconnu l'objet de leur rêve, puis, l'avoir visité et fréquenté, l'on enfin décrit, raconté dans leurs romans. C'est aussi ce regard périphérique qui leur donnait aussi la possibilité d'émanciper leur regard et d'envisager de se démettre de la tutelle politique, économique et culturelle française. Dans la plupart des cas, ces ouvrages avaient de forts relents autobiographiques, et c'est là encore une preuve que l'itinéraire emprunté par le personnage principal est celui qu'a effectué le narrateur-auteur quelques temps plus tôt. Au demeurant, il appert que Paris, pris comme sujet, exerce sur ces romanciers, à la fois une fascination et une attirance importantes. La formule juste de cette exaltation est toute trouvée par Aké Loba :
« Parisien ! Tout ce qui venait de Paris avait pour la jeunesse (africaine) un attrait passionnant, tout ce qui venait de Paris était considéré par elle avec un respect à la fois sacré et craintif. Les rares parisiens qu'ils avaient vus en ville bénéficiaient de l'engouement général. On les admirait, on les contemplait comme des oeuvres d'art ».
Il y a lieu de dire en définitive, que le rêve parisien que développe ses personnages, et qui a aussi germé dans la tête des nombreux jeunes africains venus étudier en France avant les indépendances, était réel. Il était même légitime, si l'on tient compte des éléments qui motivent ce rêve. Ce qu'ils ont appris à l'école, ce qu'ils ont vu au cinéma et dans divers livres, par exemples, les a convaincu d'aller à Paris. Sujets français, ils étaient donc aussi un peu chez eux à Paris. La splendeur de cette ville, sa beauté, bref toutes ses qualités méritent d'être touchées du doigt. Le rêve entretenant la réalité, il leur a permis de faire la moitié du trajet vers ce lieu abstrait, symbole du bonheur, qu'ils se sont imaginés. Rêver de Paris dans ce contexte, c'était donc se donner l'illusion de vivre pleinement, de progresser et de « devenir quelqu'un ».
La simple intuition de voir réaliser ce rêve donnait des ailes. Pire même, la réception d'un élément matérialisant le départ pour la métropole (billet de voyage, lettre d'invitation), rendait certains d'entre eux hystériques et d'autres présomptueux. L'hystérie, c'est ce qui s'empare de Tanhoé Bertin quand il reçoit son billet d'avion pour Paris. Son récit sur cet état de fait dure près de trois pages (7 à 10). Chez Kocoumbo, c'est plutôt un sentiment de supériorité, de mépris et de dédain qui s'empare de lui. Dans ses rêves de futur parisien, il se donne de l'importance devant ses amis et dévalorise même son village.
« Sa démarche se fit de plus en plus fière. Il ne put s'empêcher de relever un peu ses coudes, de faire légèrement bomber sa poitrine, de rejeter sa tête en arrière lorsqu'il passait devant les jeunes filles ».
Cette attitude condescendante et méprisante, qui lui fera perdre des amis, peut être considérée comme l'envers du décor du caractère de civilisé auquel ces jeunes croient arriver en allant à Paris. Du coup, on peut se demander si, une fois qu'ils seront parvenus dans cette ville, ils sauront être à la hauteur de « l'homme civilisé ». L'objet de leur rêve sera t-il à la dimension de ce qu'ils avaient imaginé ? En d'autres termes, le Paris réel sera-t-il la copie pratique et concrète du Paris rêvé ?

Troisième partie : LE PARIS REEL ET LE PARIS VECU

La deuxième partie de ce travail a montré à travers quelques éléments que la rêverie de la Ville lumière fait partie du quotidien des jeunes africains. Paris, la France et l'Europe sont des lieux qu'ils veulent absolument visiter. Dans cette troisième partie, nous poursuivrons le voyage entrepris par nos romanciers à travers leurs personnages principaux, rendus à présent à Paris. Il s'agira à présent de passer d'une ville abstraite à une ville concrète, d'un mirage à une réalité. Car, comme le reconnaît le protagoniste-narrateur de Bernard Dadié,
« La France ! Jusqu'à aujourd'hui elle avait été pour lui un simple nom ; bien plus une abstraction qui s'éloignait sans cesse ; quelque chose de si extraordinaire qu'il en admettait l'existence sans grande conviction »,
Comment se présente l'objet de leur rêve ? Que feront-ils là-bas ? Pour le savoir, nous présenterons leur séjour, dans un premier temps à travers la description physique de Paris, telle qu'elle est observée dans les romans de notre corpus. Le deuxième volet de cette dernière partie de notre travail sera quant à lui, réservé aux différentes fonctions et aux symboles auxquels renvoie la ville de Paris, à la lumière d'Un Nègre à Paris, Mirages de Paris, Kocoumbo l'étudiant noir et Chemins d'Europe.
VII. La description physique de Paris
Le premier contact des jeunes africains qui ont quitté leur village pour venir à Paris leur révèle une ville à des années lumière de ce qu'ils s'étaient représentés jusque-là. Le choc est immense, car « Paris est un véritable univers », où, « les maisons (sont) grises, démesurément hautes, l'air très confortable. Les rues, larges, infinies, solidement pavées ». Ce choc est donc d'abord physique ; ils découvrent une ville gigantesque, énorme et imposante dans sa matérialité. Aucune rue ne ressemble aux pistes de leur brousse ; aucun immeuble, palais, château n'est non plus semblable aux maisons de leur village. Quand bien même ils la rapprochent des villes de leur pays, le fossé est toujours très grand :
« c'est vraiment beau tout ce que je vois ici... architecture, transports, confort, hygiène, ordre, activité, tout est sur un plan supérieur à celui de l'Afrique, tout est sur un rythme affolant comparé aux choses africaines »
Tout leur semble donc nouveau, meilleur, et, devant cette nouveauté, ces jeunes ne restent pas insensibles à ce qu'ils voient. Leur regard est sans cesse renouvelé par le côté esthétique des éléments qui composent la ville de Paris ; de même que leur envie de savourer cette beauté croît au fur et à mesure qu'ils prennent pied dans la ville de leur rêve. Il y a même ceux qui vont jusqu'à penser que Paris est une ville imprenable:
« Paris, par la construction de ses maisons collées les unes aux autres, par ses nombreuses rues ne se coupant jamais à angles droits, est une ville qu'on ne peut enchaîner. Cela se sent de prime abord. C'est son premier air »..
C'est donc cette ville gigantesque qu'ils décrivent au fur et à mesure que leur séjour passe, à travers plusieurs éléments qu'ils côtoient ou qu'ils fréquentent. Nous les classerons en trois catégories : les « éléments » de transition, les « éléments» nouveaux et les « éléments » ordinaires :
v. Les « éléments » de transition
Dans cette rubrique nous mentionnons les éléments physiques qui montrent la passage entre le lieu d'origine des personnages (l'Afrique) et leur futur lieu de résidence (Paris, France, Europe).
1) Le port, l'aéroport et la gare
Principales portes d'entrée dans un pays, le port et l'aéroport sont aussi les lieux d'arrivée en France des personnages des romans de notre corpus. Après plusieurs jours de voyage, Fara débarque dans le port de Bordeaux :
« Le soir du neuvième jour de traversée, on entra dans les eaux profondes de Gironde. On devait arriver à Bordeaux vers minuit et l'on ne débarquerait que le lendemain. (...) Il alla s'asseoir sur le même cabestan à l'avant du navire qui glissait sans secousse sur l'eau calme de la Gironde ».
Pour leur part, partis du port d'Abidjan après avoir laissé quelques jours plus tôt Kouamo leur village, Kocoumbo et ses compatriotes, arrivent en France par le port de Marseille : « le voyage s'achevait. Bientôt ils allaient débarquer à Marseille ».
Nous avons déjà signalé plus haut qu'on ne sais pas grand-chose du séjour parisien d'Aki Barnabas, encore moins du lieu où il accosta en France. Beaucoup plus chanceux que Fara et Kocoumbo, qui ont passé plusieurs jours en bateau avant d'entrer en France, Tanhoé Bertin arrive, lui, par un aéroport de Paris. Celui d'Orly en l'occurrence. Seul Fara décrit l'environnement de son lieu de débarquement en France : « les maisons étaient grises, démesurément hautes, l'air très confortable ». Tous, ils ont en revanche une idée très précise de la gare dans laquelle ils prennent leur premier train. Surtout pour ceux qui sont arrivés par « la province » (Marseille et Bordeaux). C'est à la gare Saint-jean que Fara, accompagné de ses hôtes (le Syrien et le commerçant), prit son train pour Paris. Celle où Kocoumbo prend sa correspondance, n'est pas mentionnée, mais on sait que le lendemain de son arrivée en France, il prend « un train du soir pour Paris ». Ces différents lieux revêtent une importance particulière dans le début du séjour parisien de ces personnages, que l'évocation des moyens de transport devrait compléter.
1) Les moyens de transports : avion, bateau, train
Le bateau et l'avion sont les moyens de locomotion dont se sont servis nos héros pour venir en France. A les entendre, c'est la première fois qu'ils empruntent l'un ou l'autre. Ce sont, à leurs yeux autant d'éléments qui collent davantage à la réalité de l'Europe qu'à celle de chez eux. Bien sûr, l'un comme l'autre de ces éléments les impressionne et le commentaire qu'ils en font, montre bien qu'ils ne sont pas en face d'un élément ordinaire, ni même d'une situation habituelle, comme en témoigne cette tirade de Tanhoé Bertin.
« L'avion m'emporte. Chaque fois qu'il plonge dans un trou d'air, je m'accroche à mon fauteuil comme si le fauteuil était un appui sûr dans une chute. Les autres passagers ont le même réflexe. (...) Le gigantesque oiseau emporte les oeufs que nous sommes. Où nous posera t-il ? Tant qu'il y'a des trous d'air. On dirait des obstacles sur le chemin de Paris ».
La description du moyen de locomotion est aussi une façon de commencer à se familiariser avec son nouveau milieu. Pressentant qu'il allait dans un monde nouveau, où il va voir des personnes nouvelles, Tanhoé Bertin constate qu'il est déjà le seul noir dans l'avion qui le transporte pour Paris. Cela lui permet de comprendre qu'il ne part pas en terrain conquis. Bien plus, que pour avoir droit à quoi que ce soit il devra le conquérir, le gagner. Rien n'est fait en somme pour qu'ils pensent qu'il aura la vie facile dans cette nouvelle ville.
Dans son bateau, baptisé « l'Asie », Fara découvre les paysages sublimes qui jonchent leur itinéraire : « les lumières de Rufisque », les « archaïques réverbères » de l'île de Gorée. Kocoumbo et ses compagnons apprennent dans leur embarcation, comment se sauver en cas de naufrage. Puis, c'est dans le train qu'ils prennent pour Paris qu'ils commencent à sentir la différence d'avec leur village, et, en éprouvent même furtivement l'envie d'y retourner au plus vite.
« Ils s'installèrent dans un compartiment à moitié vide ; deux vieilles dames occupaient un coin ; un journal marquait la place du troisième voyageur qui fumait dans le couloir ».
a. Les « éléments » nouveaux et communs
En général, certains « éléments » urbains, notamment à Paris, se détachent de la vision d'ensemble de la ville et ils méritent, de part leur « corps » et leur fonctionnalité, qu'on leur consacre une étude particulière. Ces « éléments », plus nombreux, peuvent être des espaces précis, ou des éléments se produisant dans ces espaces
3) Le métro
Nous n'avons pas classé le métro avec les autres moyens de transport, parce qu'il est à la fois lieu et engin. En outre, il représente dans l'imagerie de ces jeunes, un élément de rupture par rapport aux autres sus évoqués. A la différence des autres qu'ils ont aussi aperçu en Afrique, le métro est une véritable nouveauté. Il est donc certainement l'élément qui attire le plus leur attention. Même à envisager qu'ils en aient peut-être entendu parler dans la triade « métro-boulot-dodo », ils n'en ont pas une idée tangible. Les lectures faites au pays, ne les ont pas assez renseigné sur ce moyen de locomotion. Pas plus qu'elles ne leur ont décrit la frénésie qui s'empare des parisiens quand ils sortent du travail en début de soirée et qu'ils doivent l'emprunter pour regagner leur domicile.
Tout ce qu'il sait avant d'arriver à Paris, c'est qu'il y a un métro qui roule dans le souterrain. Les définitions que nos héros en donnent ne laisse aucune place au doute sur leur « connaissance » du métro. Le métro c'est
« Cette gigantesque toile d'araignée souterraine prenant Paris dans ses rêts (...) ; ce réseau fait de couloirs, d'escaliers roulants, de montées de descentes, de stations, est un enchevêtrement de lignes menant à tous les coins de Paris », dit Tanhoé Bertin.
Pour le héros de Mirages de Paris, Fara, c'est « une suite de wagons sans locomotive » qui surgit de la pénombre d'un souterrain et qui roule rapidement. Plus simple est cette définition de Durandeau, « un train qui passe sous la terre ». L'émerveillement de Kocoumbo est sans borne à son premier contact avec le métro :
« C'est ça le métro, le train qui passe sous terre ! (...) Quel beau plafond ! Quelle belle voûte ! De gros fils la parcourent. Les lampes sont-elles toujours allumées ? Ces carreaux blancs sur le mur, quel travail ! Comme cela semble solide !» P85. En somme, le métro c'est « une invention magique »
Ce qui est aussi frappant et plus inattendu pour ces personnages, c'est l'usage qu'en font les parisiens et la place qu'occupe le métro dans leur quotidien. Le métro est pour eux, un compagnon quotidien fidèle, et que chaque parisien s'est approprié.
« Dans les rues, on se presse parce qu'il y a le métro à prendre (...) c'est dans le métro qu'on saisit le plus le rêve prodigieux du parisien d'être le roi de ses machines, de se faire porter par elles, d'avoir le droit de paresser, de jouir de la vie parce qu'il s'est substitué à lui les machines... »
Dans cette longue réflexion de Tanhoé Bertin, on comprendra allègrement toute l'étendue de la complexité du métro et les difficultés d'usage pour le jeune africain qui débarque à Paris.
« Lorsque tu viendras à Paris, dans ce Paris qui vit sous terre, à circuler dans le métro, achète-toi aussi un guide. (...) Muni de ce plan, perds-toi dans les dédales de couloirs et de flèches, de plaques indicatrices et de coulées humaines, de sens interdits, de montées de descentes (...) »
Malgré ces difficultés d'usage, il n'empêche que cet élément nouveau est apprécié des jeunes africains. Ils lui reconnaissent un côté pratique dans le transport des personnes. Bien plus, ils sont même d'avis à reconnaître que, c'est le lieu par excellence des rencontres et surtout de familiarisation avec les habitants autochtones de la ville : « n'empêche, dans les couloirs et les voitures, on coudoie beaucoup de monde pour se faire une idée exacte de la vie à Paris. Je dirai même que pour connaître le parisien, il faut l'aborder dans le métro, soit qu'il se rende à son travail, soit qu'il en revienne». On voit donc à travers ces exemples que, pour être en phase avec la ville il faut se familiariser avec le métro :
« Qui n'aime pas le métro, n'aime pas Paris. Car, Paris respire, tousse, vomit, avale, résiste et se rebelle par le métro, qui est à la fois sa bouche, ses poumons, ses artères, ses veines, son coeur ».
Maîtriser ses itinéraires, son usage et même connaître sa symbolique, sont des données importantes pour les jeunes africains qui arrivent à Paris. Comme le sont aussi la connaissance des palais et des musées.
1) Les palais et les musées
Pendant la période coloniale, il n'y a presque pas de musées en Afrique noire francophone. Quelques palais existent tout de même ; ce sont les résidences privées des chefs traditionnels locaux. Ces palais, sanctuaires des trésors culturels de ces localités, étaient riches en valeurs symboliques. Néanmoins, ils ne sont pas comparables à ceux que vont découvrir nos héros à Paris. Par exemple le palais oriental d'Angkor, construit pour l'Exposition coloniale : tout juste arrivé à Paris, Fara visite l'avenue des Colonies et ses nombreux palais. Là, il se met à admirer le palais d'Angkor, le plus apprécié de tous, que le narrateur décrit de la sorte :
« Le palais d'Angkor était le plus admiré. Sa masse gris bleuté se détachait du ciel parisien où se reflétaient, en poussières multicolores, les lumières d'en bas. Il se dégageait des dragons et des dieux asiatiques, la rigidité mystique des sphinx ».
L'autre palais qui revient avec récurrence dans les descriptions de ces personnages, c'est le palais de Versailles -bien que situé en dehors du Paris urbain. Le narrateur-héros d'Un nègre à Paris souligne le fait que ce lieu soit propice aux amours de tous genres.
« Tout dans le parc de cette demeure royale incite au rêve, aux confidences, aux effusions : les allées, les jets d'eau, le bois, le silence, le reflet du soleil à travers les feuillages, l'air, la brise, les parfums, le sourire des gens, l'éclat des regards... ».
Pour sa part, Kocoumbo -et son ami Durandeau- arpente parfois les artères du palais du Luxembourg, où siège les sénateurs, à la recherche d'un représentant d'Outre-mer. Il s'émerveille devant l'architecture de ce bâtiment et reste coi à l'évocation de sa richesse historique ; « les couleurs claires et les proportions du palais de Chaillot réveillèrent en lui une émotion troublante ».
Tout comme pour les palais, les personnages des romans de notre corpus sont aussi frappés d'une très grande admiration quand ils visitent les musées parisiens et découvrent les trésors qu'ils recèlent.
« J'ai donc vu dans un de ces musées, le Musée Grévin, le chapeau de paille que le plus grand de leurs empereurs, Napoléon, portait à Sainte-Hélène ; sa table de travail dans cette île ».
Fara, comme Kocoumbo, parlent davantage du musée du Louvre et de se nombreux objets d'art. Ils ont même l'occasion de le visiter.
1) Les rues, les avenues et les boulevards
Une autre « découverte » faite par nos personnages, concerne les routes. A la place des pistes et des routes non bitumées auxquelles ils sont accoutumés, ils ont droit à Paris à une diversité de voies, les unes aussi belles que les autres. Elles n'ont pas toujours la même étiquette, car, selon leurs dimensions, on les appelle rues, allées, boulevards, avenues. Plusieurs d'entre-eux figurent dans les ouvrages que nous étudions. Leur évocation est tantôt précise, tantôt vague. Certaines n'ont pas de symbole particulier et d'autres, si. Au demeurant, on dirait que nos auteurs en font mention, davantage pour montrer qu'ils sont bien à Paris, que pour autres choses. De manière rassemblée, on pourrait citer la Rue Coloniale (là où se déroule l'Exposition coloniale), la rue des Ecoles, la Rue marchande de Rivoli... La rue Fontaine décrite dans Mirages de Paris se présente comme le coin des boîtes de nuit. Sur cette rue,
«Aux frontons des boîtes de nuit, les lumières multicolores se mouvaient en un tournoiement chatoyant qui incitait aux folies de jeunesse. Les autos, glissantes, bêtes sombres, dardaient leurs yeux incandescents sur tout ce qui peuplait la rue »
Les Boulevards Saint-Michel, de la République et surtout les Grands boulevards sont autant de lieux où, Tanhoé Bertin et Fara disent pouvoir aller flâner, de même que Kocoumbo, à son retour du lycée d'Anonon-les-Bains. Dans ce registre des routes, la palme de la description revient sans conteste à l'Avenue des Champs-Élysées :
« Dans le taxi qui le conduisait à l'avenue des Champs-Élysées, il regardait à travers les vitres les multitudes de maisons défiler, hautes grises, portes et fenêtres innombrables toujours closes (...) Dans cette avenue (...) les maisons avaient encore été plus hautes, les enseignes multicolores plus lumineuses ! Partout glaces, verreries scintillantes, bijoux aux mille reflets, automobiles miroitantes dans des vitrines tapissées et fleuries »
Alors que Kocoumbo, en compagnie de Raymond Brigaud admire sur cette avenue « tous les lampadaires qui brillent comme autant de fleurs lumineuses » P94, Durandeau pense que c'est tout simplement « le plus beau quartier de Paris ».
a. Les « éléments » ordinaires
Ici, en dehors des églises dont la description est précise et les occurrences nombreuses, d'autres éléments à l'importance réduite, mais significative ont aussi attiré notre attention.
6) Les Eglises
Toujours animés par leur souci de découverte, nos personnages visitent aussi les Eglises, même sans être particulièrement fervents chrétiens -Fara est musulman, Kocoumbo croît en ses ancêtres, Tanhoé Bertin s'amuse de toutes les religions et on ne sait pas grand-chose d'Aki Barnabas à Paris. Comme d'autres touristes, le narrateur-héros d'Un nègre à Paris sillonne le quartier de Montmartre. Là, il visite le Sacré-Coeur et reconnaît qu'on ne peut pas
«Aller à Paris et ignorer Montmartre (car), le Sacré-Coeur veille sur ses montmartrois et regarde d'un oeil placide les voyageurs plus pressés de photographier que de parler aux gens ». C'est la cathédrale Notre-Dame de Paris qui est la mieux représentée : « c'est la plus grande (...) églises. Une merveille d'architecture. Les hommes ont dans la pierre gravée leur foi. Pour te faire une idée de la majesté de l'édifice, figure-toi qu'ils ont mis deux cents ans pour l'achever ».
Sublimé devant sa beauté et la fréquence de fréquentation de ce monument, le personnage d'Aké Loba essaie même de donner ses dimensions et la symbolique de certains éléments y figurant :
« (...) cette église sommée de deux tours s'élevant à quatre-vingt-neuf mètres, (avec) trois étages. Il n'y a rien (ici) qui ne vous tienne un langage : la pierre grise, la dalle usée sous les pas des rois, des fidèles des touristes, les striges qui se tiennent la tête... »
Fara aussi est impressionné par cette église de style gothique; il l'est d'autant plus qu'il sait que Notre-Dame de Paris a prêté son nom et son antre à quelques romans qu'il a lu
« Notre-Dame produisit sur lui sa plus profonde impression parisienne. Que de foi ardente se matérialisait en ce gigantesque « rêve de pierre » qui s'élançait vers l'éternité ! Il admira longuement les vitraux, les dentelles de pierre, les scènes allégoriques ».
L'évocation des églises parisiennes dans ces romans, reste sommaire. Les narrateurs n'évoquent que leurs aspects physiques extérieurs ; aucun détails ou presque, n'est donné sur l'intérieur de ces maisons de prière. Est-ce à dire que le décor intérieur est inexistant ? Ou alors, peut-on voir dans cette simple description de l'architecture extérieure des églises de Paris une certaine banalisation de la religion ? Cela pourrait être possible, car, on voit déjà chez Aki Barnabas, à sa sortie du séminaire, un anticléricalisme vigoureux qui se caractérise par le fait de tourner les prêtres en dérision. C'est à peu près le cas aussi chez le narrateur de Kocoumbo, qui présente Joseph Mou, le séminariste, comme un jeune homme coincé et amorphe, qui ne trouvera son « salut » que dans l'alcoolisme. Les églises parisiennes ne seraient donc que de simples bâtiments comme d'autres. Le narrateur d'Un nègre à Paris, emploie quant à lui quelques paraboles évangéliques, sans grandes incidences sur l'intrigue, ni sur l'itinéraire
1) Les quartiers et les places
Exception faite de Aki Barnabas, dont le séjour à Paris ne nous est pas conté par L.F Oyono, tous les autres personnages des romans que nous étudions ont visité le Quartier latin. Centre intellectuel, ce « haut lieu de connaissance » est censé être le lieu de rencontre et de résidence de tous les élèves et étudiants. Il « est situé sur la montagne Sainte-Geneviève » et on l'appelle ainsi « parce que les maîtres et les élèves ne se parlaient qu'en latin ». C'est dans ce quartier que se trouve la Sorbonne, l'université prestigieuse dans laquelle tous les jeunes africains rêvent d'entrer. C'est aussi le lieu où sont présents plusieurs librairies et bibliothèques. Aké Loba le présente aussi comme un milieu dépravé dans lequel commence à se faire tous les trafics, du fait de la présence des étudiants africains, qui ont transformé l'un des secteurs du Quartier latin en « bidonville », baptisé Cité des étudiants d'Afrique noire. Ici, il règne une ambiance permanente de fête, où bruits de radios et tourne-disques le dispute aux « clabaudages des hommes, les criailleries des femmes et les pleurs des enfants ». P186. Cette ambiance tranche d'avec celle des quartiers résidentiels où logent par exemple la famille d'accueil de Kocoumbo (les Brigaud), au «18, place de la République, 2e étage, porte gauche », ou la belle-famille de Fara (les Bourciez), au « 125, rue Croisière, à la République ». On trouve aussi à Paris « des maisons si sérieuses d'aspect qu'on dirait qu'elles ont conscience de ce qu'elles sont ou représentent. Elles sont de Paris. Elles sont Paris ».
Sur la place de la Concorde, Kocoumbo est saisi d'étonnement et d'admiration par tout ce qui y figure : « son saisissement fut plus extraordinaire que celui du premier archéologue qui pénétra dans la Vallée des Rois. Les jets d'eau lui parurent des fleurs aux pétales renversés, en adoration musicale face au ciel ». La place Vendôme quant à elle séduit Tanhoé Bertin à travers la statue hissée de l'empereur Napoléon. Ce sont-là quelques preuves que les places aussi font leur effet sur nos personnages
1) Les autres éléments
On citera au rang des autres éléments découverts à Paris, des lieux aussi variés les uns que les autres, dont l'impact est tout de même réel dans les romans de notre corpus. Le panthéon par exemple, est évoqué dans la plupart d'entre-eux. Il ressort de leurs évocations que c'est « un grand édifice -bâti sur une montagne- où le parisien enterre ses grands hommes. Dans le crypte reposent des écrivains illustres, Rousseau Voltaire, Zola, Hugo, des généraux et des maréchaux ».
Ils décrivent aussi leurs dortoirs, chambres et appartements ; de même que les cafés et les restaurants, définis comme « les seuls endroits où le parisien accepte de perdre du temps » 108. L'hôtel de ville, les bibliothèques et librairies, le stade de foot, les hôtels qu'ils voient dans la rue sont autant de lieux qui les fascinent et dont-ils parlent. Les bars dancing, comme celui de la Cabane cubaine, « musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait envoyé un spécimen ». Ils évoquent aussi, les berges de la Seine, « le fleuve qui coule à Paris », les bateaux-mouches ; plus loin, les Invalides, Montmartre et ses boites de nuit, « le quartier des artistes », Saint-Denis, où «sont enterrés les grands rois de France ».
Au rang des monuments célèbres dont ils ont entendu parler avant leur arrivée en France, il y a également l'Arc de Triomphe, dont certains savent déjà que c'est le portique où se trouve le monument du soldat inconnu:
« Il (Fara) arriva devant l'Arc de triomphe, tourna à plusieurs reprises autour du monument et déchiffra tous les noms de batailles jusqu'à ceux inscrits très haut sur la pierre. Arcole, Montdovi, Castiglione, Austerlitz, ressuscitaient son enthousiasme d'écolier lorsqu'il suivait, haletant, les luttes de l'empereur, bataillant pour réaliser son rêve surhumain ! »
Les forêts de Rambouillet et de Fontainebleau, le zoo de Vincennes sont aussi cités par Tanhoé Bertin comme autant de lieux agréables de la région parisienne où il faut aller se divertir.
« L'hiver, ses loisirs se passaient au cinéma ; l'été, il préférait les excursions au bois de Boulogne et parfois en vraie campagne jusqu'à la forêt de Fontainebleau. Ils partaient le matin, de bonne heure, toutes provisions prises, pour d'agréables pique-niques sur l'herbe».
Dans cette longue liste d'éléments monumentaux cités, on ne saurait oublier la Tour Eiffel dont ils ont abondamment entendu parler quand ils étaient encore en Afrique, et dont l'image est déjà célèbre à travers le monde entier :
« Ils prirent un taxi et se dirigèrent vers l'Arc de Triomphe. Dès la rue de Rivoli, Kocoumbo fut émerveillé. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la Concorde, il se crut dans un jardin aux arbres magiques : tous les lampadaires brillaient comme autant de fleurs géantes lumineuses. Lorsque Raymond lui dit : « nous sommes sur les Champs-Élysées », il se souvint de cette appellation qu'on lui avait rabâchée en Afrique : Paris, ville-lumière ».
En somme, au regard de ce qui précède, Paris est sur le plan physique, une ville nouvelle pour ces personnages. Nouvelle parce que, son architecture, ses monuments, ses rues et quartiers, et aussi ses citoyens, sont différents de ceux auxquels ils étaient habitués dans leur village. Ils trouvent que ces éléments du Paris physique sont beaux et magnifiques ; ils en sont séduits et le disent : « belle, vieille, fleurie, pleines de femmes spirituelles et coquettes, abreuvée de lumières, cette ville, Paris, a tout pour attirer l'aventurier ». Parfois, certains d'eux ont l'impression de vivre quelque chose d'inédit :
« Ils descendirent de voiture pour traverser les Tuileries. Kocoumbo marchait comme un saint qui met les pieds au paradis. Un vent frais lui soufflait au visage ; les arbres étaient pleins de bourgeons. Il avait l'impression que le monde venait de naître, que le Créateur finissait d'achever son chef-d'oeuvre ».
Seulement, ce seul attrait physique pourrait-il leur suffire à assouvir leur envie de connaître Paris ? Autrement, leur rêve parisien se serait-il réalisé juste par la description matérielle que nous venons de présenter ? Il nous semble que l'étude de la symbolique et des fonctions véhiculées par Paris pourraient donner plus de sens et plus de consistance à la réalisation de ce rêve.
I. La symbolique et les fonctions de Paris
Paris, « ville de surmonde, bâtie par des géants » comme le dit le narrateur de Mirages de Paris, est-elle une ville si particulière ? Que représente Paris pour nos auteurs et leurs personnages ? Ces derniers ne sont-ils que des « nègres qui aspirent au paradis blanc » ? Que font-ils durant leur séjour et, quels rapports entretiennent-ils avec leur nouvelle ville ? Toutes ces questions sont utiles pour arriver à dégager les différentes fonctions de la ville de Paris.
y. Paris, lieu d'exode
Pour de nombreux élèves et étudiants du monde, Paris a toujours été un lieu d'exode privilégié, où ils viennent pour se former. Cela est aussi vrai pour les africains. Ce qu'il faut savoir, c'est que, avant leur indépendance, la plupart des pays d'Afrique noire francophone ne possèdent pas d'université. Pas plus que d'autres structures pour préparer aux études supérieures. L'exode, des néo-bacheliers africains vers la France et ses universités, s'inscrit presque automatiquement dans le processus de continuité, qui veut qu'après le lycée, on rentre en fac. Celle-ci se trouvant en France, alors, ceux qui avaient obtenu le baccalauréat et qui souhaitaient poursuivre des études supérieures, venaient s'inscrire dans une université en métropole. La formation dispensée ici devait produire les futurs hauts cadres du continent noir. Paris, et les autres villes de l'hexagone qui disposent d'une université, étaient donc de fait, des lieux d'exode -certains diront d'exil- de la jeunesse africaine en quête de connaissance et de savoir.
Pour Lilyan Kesteloot, « la capitale française semble avoir été le creuset où se forgèrent les idées d'une élite de couleur qui allait, non seulement fournir des cadres directeurs des nouveaux Etats africains, mais encore jeter les bases de véritables mouvements culturels distincts de ceux de la métropole»..
Paris, plus que les autres villes de France, offrait de nombreuses possibilités sur le plan académique (le nombre, le prestige et la renommée de certaines de ses fac) et sur le plan social avec, l'installation préalable d'autres membres de la communauté africaine en son sein, les loisirs, les activités économiques, culturelles, politiques. Elle allait donc cristalliser dans ses murs la majorité du contingent étudiant africain en France. Les personnages de notre corpus figurent dans cette majorité. Si Kocoumbo par exemple, reste un temps à Anonon-les-Bains, c'est parce qu'il doit y aller en internat dans un lycée. Il finira par venir s'installer, comme ses camarades d'aventure (Durandeau, Douk, Mou, Nadan), et les autres héros que nous étudions (Fara, Tanhoé) à Paris. Ainsi présents à Paris, ils vont s'instruire et se former de plusieurs manières différentes.
a. Paris, lieu d'instruction et de formation scolaires et académiques
Si on excepte Fara, dont le but premier était de venir participer à l'Exposition Coloniale, et Tanhoé Bertin dont la « mission » est plutôt celle de raconter ce qu'il voit dans la capitale française, les autres personnages viennent à Paris d'abord pour étudier et se former à devenir les cadres de demain dans leur pays. Leur avenir immédiat à Paris est donc, un moment d'apprentissage qui devra déboucher sur la réussite scolaire et académique, préalable à l'accès aux postes de responsabilité qui les attendent à leur retour. Des fois, ils évoquent en groupe leur avenir :
« Ce n'était pas un sujet nouveau puis que les jeunes gens parlaient de leur avenir (...) Tous étaient appelés à être demain les élites de leur tribu. Un jour, ils y joueraient les plus grands rôles. Ils étaient envoyé en mission vers la France, pépinière fabuleuse de leur jeunesse exaltée ».
En effet le désir d'instruction est grand chez ces jeunes, comme en général chez tous les jeunes africains de cette époque-là, surtout quand ils intègrent la finalité de leur apprentissage. Des postes de responsabilité les attendent dès leur formation achevée. Si, ils ont de telles garanties d'emploi dans leur pays, c'est que ceux-ci ne possèdent pas encore la ressource humaine nécessaire, dont ils ont besoin pour leur développement. Ainsi, ceux qui étaient envoyer aux études à l'étranger, devaient réussir absolument pour que la tradition se perpétue  
« Puisque nous avons la possibilité de venir nous instruire, il faut que ceux qui commencent réussissent, non pas pour leur orgueil personnel, mais pour donner espoir à ceux qui les suivront. Si je repartais, je crois que je ferais du tort à mon pays. Les pères diraient à leurs enfants : « Inutile d'essayer de vous instruire, vos aînés ont échoué ».
Emerveillés par la sagesse du colon-blanc, mais aussi soucieux de mieux connaître des disciplines comme le français, la philosophie, la science et ses merveilles, ils vont émigrer à Paris, par leur propre volonté ou mandatés par leur famille et/ou leur clan, pour parvenir à ces fins. Kocoumbo -ses compatriotes de voyage aussi- en est un parfait exemple. Ainsi, malgré son âge avancé, il s'inscrit en quatrième au lycée d'Anonon-les-Bains ; en dépit du retard de connaissances qu'il accuse sur ses camarades, tous plus jeunes que lui, il s'applique dans sa formation, et, à force de ténacité et d'abnégation réussira à avancer de quelques classes jusqu'en première. Au passage, il devient excellent dans certaines matières, alors que son handicap était grand lorsqu'il arrivait.
Ses professeurs de géométrie et de français le félicitent. Les enseignants de physique et de chimie aussi louent ses efforts. Loin de se satisfaire de ces compliments, Kocoumbo redouble d'ardeur au travail, en partie grâce à Jacques Bourre « son camarade préféré, son ami, le plus brillant élève de la classe de seconde » (P103) qui l'aide à réviser et l'encourage quand il essaye de se démotiver. On peut aussi rappeler que, conformément au besoin d'expertise scientifique qui est celui des pays colonisés en général et africains en particulier, à l'époque coloniale, les protagonistes envoyés à Paris choisissent en priorité les disciplines comme, les mathématiques, la médecine, les sciences.
« Pour moi, la science est un phénomène sacré. Ce n'est pas seulement un bienfait que l'on porte en soi, quand on la détient. Il faut penser qu'en matière de savoir humain, les puissants sont toujours derrière », dit Kocoumbo à madame Brigaud, pour tenter de justifier le bien fondé de son instruction.
Après son baccalauréat, qu'il obtiendra à la suite de plusieurs échecs, mais surtout après avoir fait l'expérience des « petits boulots de survie », il s'inscrira en faculté, tout en continuant à travailler comme manoeuvre dans de petites entreprises. Même s'il ne restera jamais bien longtemps dans ces usines, se faisant renvoyer à chaque fois, il réussira à obtenir des diplômes universitaires et à être nommé magistrat en Afrique ; ce sera pour lui, la satisfaction d'être parvenu à son but : celui de venir s'instruire en France pour exercer des fonctions importantes ensuite dans son pays.
Ses compatriotes et camarades « d'exil » dans cette aventure de formation à Paris, ne connaîtront pas la même réussite que lui. Ils se sont pourtant inscrits, pour certains, à la fac de la Sorbonne bien avant lui ; bénéficiant de meilleurs professeurs et de meilleures conditions de travail, ils ne sont pourtant pas parvenus à tirer le meilleur des enseignements qui leur étaient dispensés. Kocoumbo, lui, a gardé le cap et a toujours privilégié l'essentiel ; c'est-à-dire les études. Contrairement à un personnage comme Samba Diallo, qui est intelligent, doué, mais qui choisit, d'une part de partager des sympathies communistes et mondaines, et, d'autre part, opte pour les études de philosophie, « l'itinéraire le plus susceptible de (le) perdre », selon ses propres termes, le héros d'Aké Loba ne « sort pas de route », en dépit des nombreuses difficultés qu'il rencontre en chemin.
Ousmane Socé, lui, n'a pas mis son héros à l'école. Du moins, pas à celle conventionnelle à laquelle sont allés les personnages d'Aké Loba. L'école de Fara, c'est son périple amoureux avec Jacqueline. En revanche, un autre personnage de Mirages de Paris, le dénommé Sidia est présenté comme philosophe. De lui, le narrateur dit que c'est rien moins qu'un savant. Il possède chez lui une bibliothèque de deux étagères. Celle-ci contient une panoplie de livres de littératures contemporaine et étrangère : Les nègres de Delafosse, Terre d'ébène, d'Albert Londres, le Livre de la brousse de René Maran en sont quelques-uns. Pour sa culture, quand il lui reste du temps libre après ses cours qu'il prend à la Sorbonne, il a aussi lu « Durkheim (Du suicide), Adolph Hitler (Mein Kampf), et d'autres où il n'était question que de physiologie de l'intelligence, Raisonnement inductif, La métaphysique jugée par la physique... ».
Pourquoi cet étalage d'érudition chez ce personnage ? Ousmane Socé veut sans doute ici railler, le côté intellectuel obsessionnel, « tête bien pleine », uniquement basé su une connaissance des oeuvres contemporaines et un raisonnement cartésien, qu'affichaient quelques-uns des premiers intellectuels africains. Pour preuve, le parcours académique brillant de Sidia semble être moins valorisé que celui de Fara, quasi-inexistant. Idem pour celui de Durandeau (pourtant remarquable, au regard de ce qu'il en dit lui-même), par rapport à celui plus laborieux de Kocoumbo.
En définitive, Paris est bien le cadre d'une instruction scolaire et académique diversifiée de ses personnages des romans de notre corpus. Vu les formes variées qu'elle revêt, on peut se demander à quoi leur servira cette éducation dans l'immédiat ? Favorisera t-elle par exemple leur développement personnel ?
a. Paris, lieu d'épanouissement et de solidarité inter raciale
S'il est une idée marquante qui se dégage de tous les romans auxquels nous avons référé jusqu'ici, c'est que, tous les personnages qui ont fait le voyage de Paris sont jeunes, naïfs et parfois immatures. Leur regard sur la vie est encore énormément teinté de rêve, de candeur et d'optimisme démesuré. C'est cet optimisme qui leur fait envisager Paris comme un Eldorado. Pour la plupart d'entre eux, ils ont jusqu'à leur départ pour Paris, vécu au village, sous l'oeil bienveillant et les gâteries de leurs parents. Ils sont âgés de vingt un ans (Kocoumbo), ou moins pour les autres. Aucune expérience sentimentale ne leur est connue ; presque aucune prouesse sociale n'est à mettre à leur actif -si ce n'est que tous ont décroché leur certificat d'études primaires et élémentaires, ou que Kocoumbo, a tué de ses mains un énorme sanglier.
Paris, dans lequel ils vont venir vivre, leur servira, dans ce contexte, de lieu d'épanouissement, de maturité et de développement de leur personne. Ils vont avoir l'occasion de devenir plus « consistants » et matures, à travers les évènements heureux ou malheureux qu'ils vont vivre. L'annonce du voyage et le voyage en lui-même leur ont déjà servi d'expériences enrichissantes. La découverte des éléments physiques de Paris, pour la plupart inhabituels à leurs yeux, a commencé à donner corps à leur rêve parisien et renforcé leur culture générale. Mais, ce sont les expériences vécues au quotidien par chacun d'eux qui emmèneront un apport significatif à leur existence. Car, à Paris, tout ce qu'ils voient, entrevoient ou font, constituent des leçons de vie.
De part sa position autodiégétique, le narrateur d'Un nègre à Paris par exemple, tire de tout ce qu'il voit à Paris, un enseignement utile pour lui et pour les africains. Il se fait d'ailleurs analyste et critique de tous les sujets parisiens, des individus aux activités, en passants par les monuments et autres objets. Chaque attitude, chaque faits et gestes du parisien, de même que chaque réalisation de ce dernier, sont autant d'éléments qu'il cherche à comprendre et, desquels, il souhaite tirer un enseignement bénéfique. Tous, conscients du retard en tous points qui est le leur, ces personnages espèrent de Paris, qu'elle les transforme aussi bien en intellectuel, qu'en sage.
Malgré, les préjugés, malgré la complexité de la vie à Paris, la Ville lumière se révèlera au final être, pour ces jeunes, un lieu où ils pourront apprécier la solidarité des autres à leur endroit. Kocoumbo en fait l'expérience dès son arrivée en France :
« Le soir, au repas, on lui témoigna tant de sympathie qu'il en fut tout triste. Lui, un garçon d'un pauvre village, était reçu comme un prince dans une belle maison de Paris ; on lui parlait avec bonté, on s'intéressait à ses projets, on se préoccupait de son sort comme s'il était le fils de la maison, comme s'il allait de soi qu'on dût lui montrer cette attention amicale et chaleureuse »..
Cette solidarité se manifeste aussi entre les africains eux-mêmes ; Kocoumbo, comme d'autres encore, se fait accueillir à la Cité de l'étudiant nègre, par d'autres étudiants africains. Ambo et Sidia, apporte tout leur soutien à Fara, quand celui-ci mène une « bataille rangée » contre les parents de Jacqueline sa compagne. Et lorsqu'il est éploré par la mort de sa bien-aimée, la solidarité entre ces jeunes étudiants africains se fait encore plus visible. Il reçoit chez lui les condoléances de ses amis :
« arrivèrent Mamadou Keita, un soudanais, Jacques Diett, un mulâtre de la Côte d'Ivoire, Sango, un Mossi de Haute Volta, Micky Roler, de la Nigeria, des sénégalais, des antillais, des Guyanais. La plupart d'entre eux ne connaissaient pas Fara. Il avait suffi qu'un malheur fût arrivé à un noir de n'importe quelle origine pour que tous accourussent, obéissant à je ne sais quelle solidarité. Il était venu aussi des femmes et des hommes blancs, amis de Jacqueline ou collègues des marchés de Fara ».
Ce dernier exemple montre bien collaboration qu'il y avait entre les étudiants noirs des années 30, 40 et 50, une collaboration et une solidarité importante, qui aboutit à la création des fonds d'aide et des mouvements culturels et syndicaux tels que la FEANF ; ces mouvements seront d'ailleurs de véritables porte drapeau de la culture africaine à Paris.
a. Paris, capitale culturelle des africains
Depuis toujours, Paris a été un creuset des cultures. Le foisonnement culturel est l'une des qualités qui a toujours été mis en avant pour vanter les mérites de la capitale française. L'art africain fait son apparition au début du XXe siècle dans la capitale française, en tant que composante de l'art nègre. Des représentations de cet art et des expositions commencent à se faire progressivement et, le public découvre par exemple les statuaires, les masques et d'autres « fétiches » africains. Paris est surtout considéré comme le lieu de rencontre des noirs de tous les horizons, chacun d'eux venant ici avec un bout de sa culture. « Paris était une cour d'appel des noirs » dit le narrateur de Mirages de Paris P117. Les occasions et les lieux pour se rassembler au prétexte de la culture ne manquent pas dans nos romans.
9) L'Exposition coloniale
Elle était organisée assez souvent pendant la période coloniale ; elle servait de foire d'exposition à l'art nègre et permettait à des artisans et des artistes africains de venir exposer leur savoir-faire. C'est d'ailleurs à l'occasion de l'une de ses éditions que le héros de Mirages de Paris, Fara, et une vingtaine de sénégalais viennent à Paris. Dans le roman, la manifestation est organisée à la grande avenue des Colonies françaises ; elle est décrite par le narrateur comme le rassemblement culturel de l'art des colonies françaises à Paris. Il y reconnaît le stand de l'A.O.F :
« Il atteignit l'A.O.F composé d'un groupement de bâtiments ocres styles Tombouctou-Dienné ; tout autour, des cases, de vraies cases ; les tirailleurs ouest-africains, chéchia écarlate, armes au pied, contrastaient avec la pâleur des visages et les toilettes claires »
De l'autre côté du pavillon de l'A.O.F, se trouve un autre stand important ; il comporte plusieurs de nombreux objets d'art, et est tenu par un personnage aux traits particuliers.
« En face du pavillon du Soudan, voici accroupie sur des nattes une sonraïe. La finesse des traits, le cuivre de son teint, l'ardeur de son regard, trahissaient une ascendance touareg ; la longueur de son port de col, une demi-origine soudanaise. Le foulard marron et bleu, noué autour des cheveux, la mosaïque multicolores des perles qui ceignaient son front, ses lourds bracelets d'ébène incrustés d'argent, le boubou de soie jade qui la drapait faisaient étrange, malgré le décor d'alentour dans la foule de blanches où la couleur était détrônée par la nuance, l'ampleur et la majesté des formes par la minceur du volume et la netteté de la ligne »
Il y a aussi à ce lieu de l'Exposition coloniale, « la Martinique, la Réunion, la Guadeloupe (qui) évoquaient les Iles selon les traits classiques qu'en donnent la littérature »
1) La « Cabane Cubaine », lieu de rendez-vous des noirs
Toujours dans le cadre de l'expression de leur culture à Paris, les jeunes africains se rendaient dans des salles de spectacle de d'autres lieux de réjouissances qui s'ouvrirent à cet effet. L'un de ces lieux s'appelle la « Cabane cubaine » ; c'est un bar-dancing de la rue Fontaine. Il y vient des Américains qui se distinguent à leur look, mais aussi « à leur couleur pitchpin, leurs traits où transparaissent des origines anglo-saxonnes, juives, voire germaniques » P54. On y voit aussi des Sénégalais « reconnaissables à leurs teints toujours très foncés : jais, goudron, cacao ; à leur port de tête altier, à leur assurance dans le geste » P55, des Antillais, toisant les autres noirs, et aussi des noirs, sujets Britanniques.
Le narrateur de Mirages de Paris décrit d'ailleurs ainsi la variété de jeunes noirs qui s'y trouvent :
«Fara fit découvrir à Jacqueline dans la foule des noirs, si peu différents en apparence, des Africains, des Haïtiens, des Mauriciens. On eût dit que la Cabane cubaine était un musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait envoyé un spécimen ».
On peut dire que, par cette présentation de la « population » diversifiée de la Cabane cubaine, Ousmane Socé ne raconte pas seulement la vie parisienne des Africains, mais aussi celle des Américains, des Antillais et des noirs d'autres origines et nationalités. Il le fait aussi dans la scène du mariage de Fara, où ce dernier invite tout le gratin du Paris noir, étudiants, commerçants, et même des « colons blancs » P110. A la Cabane cubaine donc, il y a une représentation de diversité culturelle noire, de même qu'une description et un discours anthropologique du narrateur.
1) Les autres manifestations du Paris capitale culturelle d'Afrique
Pour sa part, Tanhoé Bertin découvre en visitant les bibliothèques de Paris, que l'art nègre est plus représenté ici en France que dans toute l'Afrique. D'autre part, il découvre aussi un art jusque là inconnu de lui, le journalisme, exercé par des journalistes, qu'il définit comme « une race turbulente (...) des gens à l'esprit fort curieux, et à la plume hardie, alerte, faisant uniquement métier d'écrire » P111. Kocoumbo quant à lui, remarque dès les premiers que les gens sont courtois et s'excusent au moindre contact dans la rue, même s'il n'a pas été violent. Le jeune homme constate qu'il s'était fait une fausse idée en croyant que « les français n'étaient polis qu'entre eux (...) ils (peuvent) accorder de la considération à des gens qui (sont) d'une autre couleur » P 86.
Il apprécie leur amour pour la culture, qu'il découvre lors d'une d'un concert de piano auquel ses hôtes (les Brigaud) assistent. Il s'emploie à son tour à faire accepter sa culture aux autres :
« On respectait ses petites manies. Sur le mur de sa chambre il avait suspendu un masque africain, symbole de sa terre. Ce masque avait quatre yeux, d'immenses oreilles rondes et une trompe d'éléphant - pour exprimer la puissance, l'intelligence et la sensibilité. A l'une des oreilles il avait suspendu un chapelet, à l'autre un oeuf. L'Afrique doit allier sa culture ancestrale à la culture française, méditait-il à longueur de journée quand il ne médisait pas ».
C'est avec Samba Diallo qu'on assiste à un véritable choc entre deux cultures distinctes à Paris. En effet le jeune Diallobé, fervent croyant, élevé à la culture religieuse musulmane, rencontre à Paris des gens qui ne croient pas et qui ne « rythment plus au coeur des choses et des êtres », qui utilisent des les grands objets rapides pour se mouvoir (voitures), ou « les objets en fer pour manger (cuillères et fourchettes). Son séjour parisien sera en partie fait de discussion avec ses interlocuteurs blancs des différences entre les cultures africaines et occidentales. C'est le cas avec le pasteur Louis et, avec Lucie, son amie communiste. Kocoumbo fera aussi l'expérience de pareilles discussions avec Madame Brigaud et avec Denise une « camarade communiste », qui tentera de l'enrôler dans un syndicat.
a. Paris, ville des libertés et ville universelle
Pour Tanhoé Bertin, « on peut vivre à Paris comme on veut » P99. La dimension de Paris, ville des droits de l'homme et des libertés individuelles peut aussi être mise en relief à la lumière des romans de notre corpus. Nous avons déjà dit précédemment que l'une des raisons qui attirait les protagonistes de ces romans vers Paris, c'est que, dans cette ville, ils se libèreraient du carcan des traditions de leur village. A Paris, « l'homme retrouve sa valeur et il en prend conscience ». Le séjour ici va aussi leur donner l'occasion de vivre, à la fois l'abri, de ces pesanteurs traditionnelles, et d'autre part, dans un environnement où on est mieux considéré.
C'est d'ailleurs ce à quoi aspire Aki Barnabas par exemple. Lui qui connaît le latin, le grec et le français, lui qui est diplômé de l'école primaire de son village, n'arrive pas à avoir la considération des siens, encore moins celle des colons présents dans sa ville. Pour sa part, Tanhoé Bertin admet que Paris redonne goût à la vie, et assigne même une mission à ceux qui l'ont un jour visité :
« On ne peut venir de cette ville sans être une torche dans les ténèbres qui régnaient chez nous. Et par chaque touriste, Paris continue sa mission, celle d'éclairer le monde, de traquer les injustices, de sortir l'homme des servitudes avilissantes, de toutes les griffes. Paris ainsi par sa vocation, accueille tous ceux qu'on déshérite de par le monde ».
Il y'a aussi la dimension de certains monuments de Paris qui lui confèrent un statut à la fois internationale des libertés, comme le remarque le narrateur de Kocoumbo, l'étudiant noir dans cette séquence :
« Bien qu'il marchât sans se presser, en savourant de tous ses yeux ce Paris aux mille paysages, il fut bientôt devant la statue de la République. (...) Aujourd'hui, cette statue le subjuguait car elle représentait la grande Révolution française, le fondement de l'égalité entre les hommes »
Comme cette statue, d'autres monuments de la capitale française contribuent à lui donner une stature internationale. Unanimement, tous les protagonistes de nos romans vont profiter de leur liberté à Paris ; car,
« De toutes les métropoles, Paris, par son extrême sensibilité, son passé illustre, doit être la plus humaine (...) Paris serait la dernière capitale à mettre des fers à d'autres hommes »
D'un autre côté, on a pu s'apercevoir, à travers « l'épisode » de la Cabane cubaine et la multiplicité d'origine des gens présents dans ce dancing, que la capitale française était une ville universelle. Paris offre aux noirs d'Afrique et d'ailleurs un cadre idéal à leur plein épanouissement. Cet universalisme est porté par l'hospitalité du parisien et inscrit dans la devise de la ville ;
«Cet honneur est contenu dans la fière devise Fluctuat Nec Mergitur (Il flotte sans être submergé1). C'est du latin. Et nous touchons à l'universalisme du parisien qui, pour donner l'exemple, n'hésite pas à adopter des mots étrangers : Football, Strep-tease, Wagon... Il y a même une place de l'Europe à laquelle aboutit une artère portant le nom de chacune des capitales du continent ».  
En somme, universelle, facilitant une liberté de s'instruire, une liberté d'aimer, une liberté de se distraire... Paris n'aurait-elle que des avantages ? N'y a-t-il pas de passages négatifs dans le séjour parisien de ces personnages ?
a. Paris, lieu d'aventures sentimentales
Paris est la ville des amours, dit-on parfois. Ce truisme s'applique aussi bien à quelques situations rencontrées dans les romans de notre corpus. Tanhoé Bertin, remarquant que les gens à Paris affichent en public leur complicité affective, cherche à comprendre :
« Je ne comprends pas pourquoi les gens dans tous les coins de Paris, se donnent tant de baisers. Etre né dans ce pays, c'est voir le jour sous le signe de l'amour ».
Pour certains des personnages, le séjour à Paris va connaître une dimension sentimentale particulière, importante pour la compréhension de certains évènements. Nous analyserons pour illustrer cette partie entre Fara et Jacqueline d'une part, et, d'autre part, celle entre Kocoumbo et Denise.
12) Fara et Jacqueline
La relation amoureuse entre Fara et Jacqueline, est un élément important qui donne de la consistance à l'action de Mirages de Paris. L'auteur la décrit comme un conte de fées entre une belle et son chevalier venu de contrées exotiques. Venu assister à l'Exposition coloniale, Fara fait la rencontre de Jacqueline, une jeune fille de famille bourgeoise, avec qui il se lie d'amitié. Devenu commerçant et, éloigné de ses rêves d'études, le jeune sénégalais ne justifie par la suite sa raison d'être à Paris que par l'envie de vivre auprès de Jacqueline ; ainsi, dans une lettre qu'il rédige, il dit à la jeune fille,
« Il me faut, désormais, Vous et Paris, Paris dans Vous et Vous dans Paris. Je ne pourrais vous dire ce que je ressens qu'avec des mots faits de douleur, de tendresse, de regret et d'espérance aussi. Je ne puis rien faire pour dévier de la pente dangereuse où j'engage mon existence »
On est étonné de voir que dans cet environnement qui lui est étranger, et même parfois hostile, le héros de Socé se décuple pour séduire et obtenir de sa jeune amie blanche, l'amour qu'il lui propose. Il retrouve toute sa joie de vivre auprès d'elle et, narre ainsi le premier échange physique :
« Le premier baiser de l'aimée, suave comme un fruit d'automne flamboyant comme le lever d'un soleil de bonheur, odorant comme une émanation d'âme, immense comme une félicité ! »
Progressivement, un tourment irrésistible s'empare de Fara, proche de l'envoûtement qu'il attribuait à la ville lorsqu'il était encore en Afrique. Il y a même chez Fara une identification symbolique de Paris dans Jacqueline. Justifiant son refus de retourner en Afrique après l'Exposition coloniale, il lui dit :
«Dans ce qui me retient, il y a, sans doute aussi, le charme puissant de la Capitale. J'aime sa vie et ses plaisirs. Sans vous, sans Paris, mon coeur perdra sa force et sa jeunesse. Il me faut désormais, les perspectives vertigineuses de la capitale, sa féerie multicolore des soirs des spectacles, sa vie trépidante »
Il y a également dans cette relation un apport spécifique et important de Paris en tant que cadre de vie. La beauté du lieu influence positivement les sentiments des amoureux L'auteur admet que Fara aime Paris à travers le prisme de Jacqueline :
« Un jour pluvieux d'hivernage, il avait été pris de tristesse. Il redésira Paris, il redésira Jacqueline, cet éden dont il n'avait point pénétré les prairies. Il l'avait admiré de près : des effluves de fleurs odorantes et de fruits capiteux l'avaient alléché ».
La mort de Jacqueline, alors qu'ils attendent un bébé, viendra briser cette belle idylle. Fara redeviendra solitaire, mais marquée à jamais par cette histoire d'amour. On serait bien tenter de savoir pourquoi l'auteur choisit de faire terminer ainsi cette relation d'amour ? Veut-il par-là montrer le côté tragique de Paris ? La mort de Jacqueline n'est-il pas prémonitoire de la « chute » à venir du héros de Socé ? De manière plus globale, le cadre amoureux de Paris, ne dessert pas nos jeunes personnages plus qu'il ne les sert ?  
1) Kocoumbo et Denise
Nous avons dit que le séjour parisien de Kocoumbo était fait de nombreux actes, de plusieurs évènements s'enchaînant les uns à la suite des autres ; nous avons déjà évoqué son arrivée, son installation, son séjour à Anonon-les-Bains et chez les Brigaud... Un autre épisode de ce séjour, c'est sa relation avec Denise. D'apparence, cette relation ne paie pas de mine. Quand il fait la rencontre de Denise dans une usine de Paris, Kocoumbo est devenu, un jeune immigré errant de petits boulots en petits boulots ; qui n'a pas réussit à son bac et est loin de son ambition initiale de réussite académique et sociale. Elle, militante communiste est décrite comme « une grande fille carrée, aux courts cheveux noirs (...) avec une franchise masculine » P238.
Venue à lui pour le convaincre aux idées communistes et essayer de l'enrôler par tous les moyens au syndicat qui est le sien, Denise va finir par s'éprendre du jeune « ambassadeur » de Kouamo. Lui aussi finira par l'estimer, puis l'aimer. Ils finissent par se mettre ensemble et se découvrent des points communs. Il est séduit par la l'engagement politique de sa compagne, de la force et de l'énergie qu'elle y déploie. Elle l'admire parce qu'il est drôle et qu'il s'intéresse à elle. « Il s'attachait à elle sans le savoir, et elle l'aimait plus qu'elle ne l'aurait supposé. Exception faite des questions de doctrine, les deux jeunes gens s'entendaient bien... ». Leur relation ne dure pas dans le temps, mais elle est suffisante pour épanouir le héros d'Aké Loba. Mais c'est un épanouissement de façade, car au fond de lui subsiste la question du bien fondé de cette relation. Il fait d'ailleurs un rêve, où des voix venues d'Afrique le raille en ces termes : « paresseux ! Tu as perdu ton temps à bavarder comme une femme au lieu d'étudier pour nous rapporter du pain, des vêtements ! ».
Ce rêve apparaît comme une façon pour l'auteur de recadrer son personnage. On pourrait se demander dès lors dans quel intention lui fait-il vivre cette aventure amoureuse ? Est-ce tout simplement pour inscrire davantage son héros dans la réalité parisienne où, cherche t-il à présenter un nouvel angle des amours interdites blanc - noir ? Se peut-il que Aké Loba se serve de la mort de Denise et du tourment qui s'ensuivra de son héros, pour ouvrir une voie de sortie à ce dernier ?
1) Amours à Paris, amours fatales ?
En se référant aux deux « histoires » susmentionnées, peut-on dire que les romanciers de notre corpus font de Paris une ville cruelle en amour ? De manière plus globale, le cadre amoureux de Paris, ne dessert pas nos jeunes personnages plus qu'il ne les sert ?  A première vue, on serait tenter de répondre par l'affirmative ; car, en observant bien le récit fait par Socé et Aké Loba, la mort de leur compagne, fait perdre à leur héros sa raison d'aimer Paris :
« Il déposa la couronne sur la tombe du côté où devait se trouver le visage, et, agenouillé, il se courba de douleur sur l'inscription qui disait le nom de la morte ; (...) Ne la reverrait-il jamais plus ? Qu'est-ce qui aimerait désormais pour lui ? » S'interroge le narrateur de Mirages de Paris.
Plus loin, il dira même que « la mort de Jacqueline, en modifiant le cours normal de sa vie -celle de Fara - modifiait aussi ses perceptions » P 164. Apprenant la mort de Denise, Kocoumbo, lui est pris d'un profond dégoût de la vie :
« Il ne put rien manger de la journée ; il ne put dormir ; il ne se leva pas pour aller à l'usine le jour suivant. Des yeux fixes grands ouverts, un long corps figé dans un lit désert, un tourbillon de remords, de chagrin, de désespoir... c'est tout ce qui restait de l'amant de Denise. Dans sa vie douloureuse ce nouveau malheur lui donnait un vertige de plus en plus âpre ».
En outre, même en exceptant ces deux cas, il y a chez d'autres personnages de ces romans, des attitudes en amour qui font croire que, les auteurs que nous étudions n'ont pas voulu faire de Paris un cadre propice à l'épanouissement amoureux de leur personnage. Du moins dans ces romans. Car, en dehors de Kocoumbo et de Fara, dont les aventures se terminent dans la douleur, Durandeau multiplie les flirts sans envergures et sans aucune envie de les rendre sérieux. Il change assez souvent de compagnes -toujours blanches-, et semble n'avoir pour seule moralité que de les séduire afin de les escroquer. Il finit par être découvert dans son jeu et se retrouve bien seul, non sans s'être vu retirer son « butin » (voitures, appartement...) par ses ex copines.
Comme Fara et Kocoumbo, il finit dans la solitude ; mais à la différence de ces derniers, il semble moins entamé moralement et psychologiquement. Néanmoins, avec les autres, il semble être, à des degrés moindres, des éléments symboles d'un refus de mixité raciale. En effet, il a germé à l'époque où ces romans ont été écrits, un courant qui reprenait en quelque sorte cette idée ; Sidia, le philosophe de Socé le dit même très bien à Fara quand ce dernier lui apprend que Jacqueline Bourciez et lui vont avoir un bébé :
« (...) ce qui préoccupe (...) c'est que tu vas avoir un enfant métis. (...) Il ne faut pas que nous, élite noire ayons des enfants métis. (...) Moi je n'aimerai pas une femme blanche parce que je sais que de tous mes devoirs c'est le premier ! ».
a. Paris, lieu de désillusionnement
« Paris cache des drames angoissants aussi bien dans les palais que dans les taudis. Chaque jour des coeurs se meurtrissent, des illusions tombent, des liens se dénouent, et plus d'un homme, plus d'une femme rencontrée porte au coeur une plaie fraîche ou vieille qu'il n'ose exhiber par décence. Quelques-uns voudraient partir à Paris, être nés sous notre ciel par exemple, sortir de l'engrenage infernal, s'affranchir des contraintes. Leur isolement leur pèse et ils marchent, caressant des rêves lointains ».
Telle une sentence, le narrateur de Dadié prononce ces mots, qui résument bien les situations que nous venons de décrire. Nous analyserons le chapitre du Paris désillusionnant sous trois angles : le racisme, la débauche et enfin l'échec et la mort. Ce sont trois situations qui permettront de comprendre l'issue du séjour à Paris de ces personnages.
15) Le racisme et le rejet : premiers niveaux du désillusionnement
Parler de racisme dans le contexte qui est celui de la parution des romans que nous étudions, n'est pas bien difficile. Nous sommes au début du XXe siècle et il existe encore beaucoup de manifestations du rejet des noirs et d'ostracisme. Cela s'est déjà vu dans l'attitude du colon présent en Afrique. C'est aussi observable dès les premiers contacts des protagonistes des romans de notre corpus avec la réalité de Paris. Ainsi, dès qu'il se mêle aux gens de la rue, Fara se rend compte de la singularité de la couleur de sa peau :
« Parfois, il heurtait un passant car lui n'était pas habitué à circuler dans la foule aussi dense et aussi méthodique dans sa promenade précipitée. Cette immensité d'hommes blancs le troublait. Ce fut la première fois de son existence qu'il eut une aussi forte sensation de son être et de sa couleur ».
La couleur de la peau est aussi le détail qui fait prendre conscience à jeunes africains à Paris de leur isolement. Tanhoé Bertin en fait l'expérience déjà quand il est dans l'avion qui le conduit à Paris :
«Je suis le seul nègre parmi tant de voyageurs blancs. Je prends place d'un hublot. Personne ne veut s'asseoir près de moi. Tous les voyageurs passent en regardant le siège vide près du mien. Par affinité, ils vont s'asseoir à côté des autres passagers afin qu'il y ait ton sur ton (...) ce soir, je me rends compte jusqu'à quel point les couleurs divisent les hommes ».
Dès son arrivée au lycée d'Anonon-les-Bains, Kocoumbo est toute suite transformé en « mascotte », parce qu'il est différent des autres élèves. Certes, il est beaucoup plus âgé que ses camarades de classe, mais c'est sa couleur qui attire l'attention de ces camarades de lycée :
« Il (Kocoumbo) traverse la cour, longe le préau. Une tête enfantine se montre à l'une des fenêtres des classes, puis, une autre. Les vitres se tapissent de visages espiègles, de museaux curieux. Lorsqu'ils disparaissent, d'autres surgissent, et les yeux se braquent sur lui avec insistance et attention. Il presse le pas, poussé par la désagréable impression d'être pour la première fois de sa vie un point de mire, une attraction ».
Pire, conformément à quelques idées en vogue à cet époque, ces personnages, Kocoumbo en particulier, sont perçus parfois comme des produits exotiques importés d'Afrique. On sait que des ouvrages d'ethnologues et autres historiens véhiculaient de telles idées au début du siècle dernier. D'autre part, le sentiment général de rejet que ressentent ces personnages est exacerbé lorsqu'ils sont victimes des railleries ou des humiliations. Aki Barnabas, se fait traiter de tous les noms d'oiseau par son employeuse blanche Madame Gruchet et sa fille. Fara est régulièrement déconsidéré et humilié par des passants. Le narrateur résume ainsi cette situation :
« Fara sentait que cette foule blanche l'assimilait mal. Elle n'arrivait à le tolérer qu'à force de bienveillance. Il se croyait exposé aux plaisanteries grotesques des « sans éducation », aux quolibets des innocents bambins à qui les livres d'images, le cinéma, et les récits fantasques enseignaient qu'un Noir était un guignol vivant »
Tous ces détails démontrent une fois de plus que les romanciers africains francophones, en présentant des situations comme celles-ci, réfléchissent à la particularité du regard des « autres », et, partant, expriment à travers les attitudes leurs personnages, leur altérité.
1) La débauche et la dégradation des moeurs : autres manifestations de la désillusion
Lorsque le narrateur-héros d'Un nègre à Paris affirme que «Paris est un monde (...) un océan dans lequel on risque de se noyer si l'on ne sait pas nager », est-ce une prémonition de la noyade qui arrivera à certains de nos protagonistes ? Venus à Paris avec pleins de rêves, d'illusions et de projets, les personnages principaux de nos romans vont très vite déchanter. Passée l'euphorie de l'annonce du départ, et des premiers instants en France, ils vont être, pour certains, emporter par un tourbillon négatif matérialisé par un changement de mentalité où le vulgaire le dispute au ridicule. Paris exerce t-elle sur eux une influence perverse ?
Sans doute au regard de ce que deviennent les compagnons de voyage de Kocoumbo par exemple. Certes, ils sont jeunes, naïfs, souvent pas aux niveaux scolaire et social des autres enfants de Paris. En prime, ils sont victimes de discriminations et d'incompréhensions par ceux qui sont chargés d'être leurs alter ego dans la capitale française. Mais, ces raisons suffisent-elles à expliquer l'altération de leurs bonnes manières et la dégradation de leurs moeurs ? Sans doute, la somme des « ingrédients » que nous venons de mentionner justifient cette dérive. Mais on pourrait aussi trouver une autre explication dans la nature même de la ville.
Déjà sur le continent africain, certains de ces jeunes se livre déjà à des « activités » douteuses ; Nini, l'héroïne d'Abdoulaye Sadji se prostitue à Saint-louis du Sénégal ; Koukoto, devenu Durandeau était déjà falot en Afrique. Quant à Kocoumbo, l'annonce de son départ prochain pour Paris, commence à le « dégénérer ». C'est que, contrairement au village qui est leur lieu originel, et où ils sont sous les feux des anciens et des traditions, la ville leur offre des commodités, des loisirs et des activités nouvelles, qui ne laisse que peu de place à la peur et à la honte, perceptibles chez ceux qui vivent au village. Il y a donc de fait, une absence de dimension traditionnelle et sociale dans ces villes et cela se ressent au comportement des personnages qui émigrent en ville.
Mohamadou Kane explique bien ce double phénomène quand il affirme que, d'une part, « (...) dans le roman africain, c'est l'espace urbain qui semble tout naturellement entraîner la dégradation des moeurs » ; et d'autre part, que « l'absence de dimension sociale dans la modernisation (...) explique (dans les villes africaines), les progrès du vice et de la débauche »
Est-ce donc parce qu'ils sont déracinés que certains de nos protagonistes se galvaudent? Pour certains, oui. Joseph Mou par exemple était un séminariste dévoué en Afrique ; à Paris, il devient ivrogne. Nadan devient apprenti escroc dans le sillage de Durandeau, qui lui, se dévergonde complètement. Tous deux, étaient pourtant parmi les meilleurs élèves, sages et appliqués en Afrique. Kocoumbo, lui refuse de s'encanailler, mais, conscients qu'il partage le quotidien des autres, se rend compte que la situation à laquelle ses amis et lui sont, n'a rien d'enviable :
« Les noirs comme Durandeau, les voyous qui s'exhibent au Quartier Latin sont des monstres, ils se prennent pour le commencement et la fin du monde ! Quand je me suis trouvé à Paris, que je voyais Douk et les autres faire les malin, j'avais honte sans savoir pourquoi ; je ne me sentais rien de commun avec ces voyous et pourtant il me semblait que c'était moi qui me dégradais en public comme si je m'étais dédoublé, comme si j'avais triplé, comme si j'étais une hydre à cent têtes. Quelle horreur ! C'était vrai, cette dégradation... »
Fara, après la mort de Jacqueline, erre comme une âme en peine. Le héros de l'Aventure Ambiguë, Samba Diallo, a perdu ses repères traditionnels et spirituels à cause des fréquentations mondaines qu'il fait à Paris. D'une manière ou d'une autre, tous ces personnages sont des victimes de Paris.
1) Le retour et la mort : phases terminales de la désillusion parisienne
On ne pourrait pas parler du séjour parisien des jeunes étudiants africains dans le roman colonial sans en présenter la fin. Celle-ci, est souvent tragique comme dans la plupart des romans d'aventure. L'alternative ici se résume entre le retour au pays ou la mort.
- le retour ; conformément à la « mission » qui leur est assignée, les étudiants africains qui viennent étudier à Paris pendant la période coloniale, doivent revenir en Afrique après leurs études. Beaucoup reviennent effectivement ; mais, dans certains cas, au lieu des intellectuels et « héros » attendus, ce sont souvent de personnages déséquilibrés, inconsistants et parfois marqués au fer rouge qui vont arriver dans les villes d'Afrique. C'est qui est perceptible chez Samba Diallo, qui revient « désaxé » au pays des Diallobé. C'est dans une moindre mesure ce qu'on pourrait dire de Tanhoé Bertin, qui finit son « reportage » à Paris, annonce son retour, tout en reconnaissant qu'il n'est pas entièrement parvenu à son but : « moi aussi, il faut que je parte, sans avoir pu, hélas ! Tout voir. (...) je regarde une dernière fois ce peuple amoureux des fleurs et des femmes que chantent les poètes ». Quant à Kocoumbo, son narrateur pose avant tout ce regard, comme pour embellir l'issue non moins glorieuse de son héros, une façon de préparer le lecteur à la réussite au forceps de son héros :
« Pour Kocoumbo, l'Europe était un vaste bassin où se heurtaient des idéologies qu'il n'était pas préparé à comprendre. C'était un monde tout à fait étranger au sien, déroutant »
Certes, à la fin du roman, on apprend qu'il revient en Afrique comme juge de paix, ce qui représente en quelque sorte un succès dans le fond. Mais quand on évalue le nombre de revirements et d'aventures qu'il a connu, quand on sait qu'il a flirté avec la débauche et a collectionné les petits boulots de manoeuvre dans les usines pour survivre et donner un sens à sa vie, il serait difficile de ne pas envisager cet itinéraire comme un échec dans la forme. En plus, il sera mêlé à un scandale de photos pornographiques, dont la nouvelle parviendra jusqu'à son village, ce qui ne pourraient vraisemblablement faire de lui, le héros victorieux qu'Aké Loba nous présente à la fin de son roman. Ses compagnons, comme Durandeau n'ont même plus le courage d'envisager leur retour, et, même quand ils le font, c'est par sursaut d'orgueil. Il ne serait donc pas exagéré de dire, à la lumière de ces exemples, que ce n'est pas en situation de « vainqueurs », mais de « vaincus » que ces personnages retournent en Afrique ; ce qui une nouvelle preuve de la désillusion de Paris.
- la mort ; parfois, le retour du « héros » n'est pas effectif ; car, celui-ci décide de se suicider c'est ce qui arrive à Fara. Traumatisé par la mort de Jacqueline, incompris par les parents de cette dernière, avec qui, il ne s'entend pas au sujet de l'enfant qu'il a eu avec leur fille, en rupture avec ses amis comme Sidia et même Ambo, son confident, le personnage de Socé va demander son rapatriement au ministère des Colonies. Il est conscient que son retour au pays lui fera plus de bien que la poursuite de son séjour à Paris. Surtout que sa présence ici, s'apparente de plus en plus à un calvaire :
« Fara méditait ainsi, en flânant, tout le jour, dans Paris. (...) Dans ses promenades, une foule d'idées grouillait dans sa tête ; elles encombraient son cerveau comme les feuilles mortes que l'on voit, en fin d'automne, couronner le sommet des arbres ; c'était des idées sans dynamisme qui ne l'émouvaient pas, ne le poussaient à aucune action... ».
En proie à toutes ces difficultés, ce personnage va terminer sa « mission » par le suicide. L'itinéraire du retour ne le conduira pas en Afrique, mais plutôt dans « l'eau froide de la Seine », où il semble voir Jacqueline qui lui tend les bras. Du suicide, il en est aussi question dans l'Aventure Ambiguë, quand, à l'issue de sa « mission » parisienne, Samba Diallo, à son retour en Afrique, se laissera poignardé par le « fou ». Le suicide est donc aussi la résultante du désenchantement de Paris sur ces personnages.
Au demeurant, il y a lieu de dire que ces issues (retour, mort) au séjour parisien des personnages des romans de notre corpus, s'inscrivent dans le rêve initial formulé au sujet de cette ville. Aller à Paris, y exprimer son altérité, signifie à cette époque-là aussi, sacrifier une partie de leur culture.

CONCLUSION

Notre travail aura consisté à montrer l'image de Paris à l'époque coloniale décrite par des romanciers d`Afrique noire francophone. Nous l'avons fait, en prenant comme axe de travail, les aventures parisiennes des personnages de Mirages de Paris, Chemins d'Europe, Un nègre à Paris, et Kocoumbo, l'étudiant noir. Nous avons montré par exemple que ces personnages avaient un « vécu » de Paris bien avant de l'avoir vu ; parce qu'ils l'avaient rêvée, et que dans leurs rêves, l'ayant vue belle et paradisiaque, ils se l'étaient appropriés. Nous avons également évoqué les raisons de ces rêves et les sens qu'ils pouvaient avoir ; à ce niveau, nous avons expliqué qu'une des raisons de ces rêves tenait au fait que ces personnages, possédant en partie une culture française et, connaissant Paris à travers l'école coloniale, les livres lus et par le contact avec le colon présent dans leur ville, ils avaient pensé qu'il était indispensable de transformer leur rêve en réalité. Concrètement, d'aller voir Paris à laquelle ils ont rêvé.
Dans la deuxième partie de notre travail, nous avons ressorti, à travers certains exemples textuels, les grandes articulations du séjour parisien de ces personnages, à présent en face de l'objet de leur rêve. Ici, nous avons parlé de l'admiration qu'ils ont éprouvé pour le Paris physique, notamment des éléments comme le métro, les palais et aussi de certains monuments que l'Arc de triomphe ou la Tour Eiffel, conformes à la réalité des cartes qu'ils avaient découvertes auparavant sur ces éléments. Toujours dans cette partie, nous avons montré aussi que certains protagonistes des romans de notre corpus, vouaient aussi une admiration pour le citoyen de Paris, duquel ils donnaient des caractéristiques comme s'ils se livraient à son portrait. Cela nous est apparu comme, d'une part, une ethnologie à rebours, et, d'autre part, comme la mise en scène de leur altérité en face d'un autre, le parisien, avec qui il pensait partager la même culture et les mêmes valeurs.
La dernière partie de notre travail nous a conduit à nous pencher sur les significations que Paris pouvait avoir pour ces personnages et partant, sur leurs auteurs et sur tous les jeunes africains francophones de cette époque-là. Nous avons démontré que si, Paris représentait un rêve de Paradis, à son contact, ce paradis se transformait en enfer ; et que les protagonistes partis pour y vivre avaient échoué dans leur mission d'acquisition de connaissance et d'appropriation de Paris, et, comme issue de sortie à la suite de leur échec, se s'étaient réfugiés dans un retour sans gloire au pays, quand ils ne se suicidaient pas tout simplement.
Mais la question de fond de notre travail était de savoir si, à la lumière de ces ouvrages auxquels nous avons fait référence, il y avait un regard spécifique de la littérature africaine sur la ville de Paris. De manière globale, il nous est apparu que ces romans véhiculaient bien évidemment une vision particulière sur Paris ; car, même si les textes semblent différer par leur année de production, leur structure interne et quelques autres éléments comme la « stature » et l'itinéraire de leur héros, il semble au moins évident que, tous ont voulu montrer un aspect précis et important des rapports que la métropole française entretenait avec ces colonies africaines, avant les indépendances de celles-ci. De ce fait, l'objet de leur regard n'est pas le Paris réel, sinon, par métaphore, le Paris imaginaire, capitale de la colonie. Du coup, plus qu'une entreprise littéraire et culturelle, c`est une à une démarche politique que ces auteurs se sont engagés. Il ne serait donc pas faux de dire, comme Katharina Städtler*, qu'une telle entreprise d'écriture de la part de ces écrivains francophones, visait à « s'insérer dans un projet commun de toutes les périphéries (colonies), à savoir la relativisation, puis la destitution du discours eurocentrique » et la théorie de la grandeur occidentales ambiantes à cette époque-là.


Aubin KUIETCHE FONKOU 

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