INTRODUCTION
Comme Troie, Constantinople, Jérusalem, Londres, New
York... Paris est à juste titre une « ville objet de
littérature », à la fois comme Espace imaginaire et
à la fois aussi comme Cité réelle. C'est-à-dire
que, comme les villes citées précédemment et bien d'autres
encore, Paris a, dans l'univers littéraire, une identité fictive
et une autre réelle. Depuis plusieurs siècles en effet, Paris a
été largement évoquée et traitée en
littérature. Sa représentation ayant maintenu à travers
les époques une tension constante entre la fiction et la
rationalité, à tel point que, symboliquement, Paris a
été considérée à partir du XVIIe
siècle comme la capitale littéraire du monde. Et ceci pour
cause : des poètes de la Pléiade (Ronsard, Du Bellay...) aux
surréalistes du début du XXe siècle en passant par les
« classiques » du XVIIe siècle, les philosophes des
lumières et surtout les romantiques -notamment Hugo et Baudelaire- "la
ville lumière" a toujours eu droit à un traitement
préférentiel des artistes et des auteurs français, aussi
bien comme sujet évoqué qu'en tant que lieu de déroulement
d'une action ou encore de représentation de diverses pièces de
théâtre. Pour les auteurs français, ceci tient avant-tout
au fait que Paris est le lieu de résidence (habituelle ou
passagère) de la majorité d'entre-eux ; mais aussi, Paris
représente le centre de la vie de leur pays, dans les domaines
politiques, culturels, économiques, littéraires.
Jouissant d'une grande réputation depuis toujours,
Paris fascine aussi ailleurs, notamment dans toute l'Europe, en Amérique
du nord surtout, dans certains pays d'Asie et surtout en Afrique. Au fil du
temps, elle est devenue à la fois un filon littéraire
prisé, mais aussi le creuset de beaucoup de cultures et le lieu de
conception, de production et d'affermissement de plusieurs littératures.
Parmi celles-ci, la littérature francophone africaine.
Même si celle-ci n'est considérée que
comme l'une des dernières à avoir émergée dans la
capitale française, elle a eu et continue d'avoir son importance dans le
renforcement de « l'identité culturelle et
littéraire » de Paris, et, réciproquement, la capitale
française va jouer un très grand rôle dans l'univers
littéraire africain, notamment dans ses thèmes, ses styles, ses
éditions... Car, en effet, c'est à Paris que se sont
créés et forgés certains des premiers grands mouvements
littéraires qui ont donné ses lettres de noblesse à la
littérature francophone négro-africaine. Que ce soit le mouvement
de la Négritude au début du siècle dernier, ou encore tous
les courants littéraires d'avant et d'après la colonisation, sans
oublier celui des indépendances. Il faut aussi souligner le fait que,
même les autres initiatives de production littéraires
conçues directement sur le continent africain étaient, pour
certaines, marquées de l'influence et du conditionnement de la
métropole : c'est par exemple le cas de ce que Senghor appellera la
« littérature des instituteurs » à laquelle
nous ajouterons une autre, que nous qualifierons de
« littérature des administrateurs ». Sous la
première expression, l'auteur des Nocturnes et des
Ethiopiques entend l'ensemble des oeuvres publiées dans les
années 1940, par des instituteurs de profession, tels que, les anciens
élèves de l'Ecole William Ponty de Dakar (Bernard Dadié,
Félix Couchoro, Dabo Sissoko, Paul Hazoumé...), ceux de l'Ecole
vétérinaire de Maisons-Alfort en France (Birago Diop, Ousmane
Socé), auxquels on peut aussi rajouter l'instituteur congolais Jean
Malonga, auteur entre autres de la Légende de M'pfoumou Ma Mazono
(1959).
Sous l'expression « littérature des
administrateurs », nous pensons à celles publiées ou
parrainées par les administrateurs coloniaux en poste en Afrique comme
René Maran, Dim Dolobson, Robert Randau. Ces auteurs-instituteurs, et
ceux parrainés, ont « collaboré au mythe du Paris
littéraire", comme beaucoup d'autres auteurs africains. Mais de quelle
manière ? Par quels moyens ? Et à quelles fins ?
Concrètement, quels regards spécifiques les romanciers africains
francophones ont-ils posé sur la ville de Paris ? Paris n'est-elle
chez eux que l'espace qui représente aujourd'hui le département
de Paris (75), ou toute la France, voire l'Europe occidentale ? Est-ce une
vision d'auteur « périphérique »
décrivant le centre depuis sa « banlieue » ? Si
c'est le cas, peut-on comparer cette vision-là à celle d'autres
auteurs francophones dits « périphériques »
comme ceux des Caraïbes ou du Maghreb ? Enfin, la
représentation de Paris faite par ces romanciers, permettra t-elle de
dégager les fonctions que les africains francophones des colonies se
faisaient de cette ville ?
La réponse à toutes ces questions sera
intégré au travail d'ensemble qui va suivre et dans lequel, nous
allons procéder de la manière suivante: dans un premier temps,
nous ferons un bref et rapide rappel sur la littérature
africaine afin de présenter le "terrain de jeu" sur lequel
nous évoluerons pour la suite du travail. Dans ce rappel, nous
évoquerons brièvement quelques grands traits des
littératures orale et écrite, de la Négritude et de la
littérature coloniale. La deuxième partie de notre travail -en
fait la première après les rappels- portera sur Paris
rêvé ou fantasmé, c'est-à-dire Paris
telle qu'elle apparaissait dans les livres lus, des histoires racontés
ou encore des enseignements reçus par les élèves en
Afrique. Elle s'ouvrira néanmoins sur cette un "exposé"
miniaturisé de la représentation en littérature et
notamment celle de Paris. Puis, nous présenterons les
éléments textuels matérialisant le rêve parisien,
non sans évoquer les raisons de ce rêve et son sens. Enfin, la
dernière partie sera consacrée au Paris vécu
et réel. Ici, dans le premier chapitre, nous
présenterons surtout l'aspect physique de la ville tel que décrit
dans les romans de notre corpus. Le deuxième chapitre analysera quant
à lui la symbolique et les différentes fonctions de
Paris telles qu'assignées par ces romanciers. Pour
illustrer notre travail, nous nous appuierons sur quelques romans d'auteurs
d'Afrique noire francophone de la période coloniale Mirages de
Paris, Ousmane Socé, 1937 ; Un nègre à
Paris, Bernard Dadié, Présence africaine, 1959 ;
Kocoumbo, l'étudiant noir, Aké Loba, Flammarion,
1960 ; Chemins de Paris, Léopold Ferdinand Oyono, Julliard
1960).
Mais avant d'entrer dans le sujet proprement dit, il est
important de justifier quelques choix que nous avons opérés pour
l'étude de ce sujet. D'abord la période (les années 30
à 60) : à notre avis, elle correspond à la naissance
de la littérature écrite africaine, et, de ce fait, porte encore
tout le charme de l'originalité et de la nouveauté. C'est donc
une période charnière où les repères de la jeune
littérature africaine sont encore bien établis et bien visibles.
Pour ce qui est de l'aire géographique, nous avons choisi de ne nous
intéresser qu'à l'Afrique noire francophone parce que, colonies
françaises, les pays de cette zone -où tout au moins ceux
desquels proviennent les auteurs qui figurent dans notre corpus- sont encore
sous tutelle française. Et donc, pas encore indépendants. De ce
fait, ils entretiennent un rapport « direct » avec la
« métropole », où, leurs futurs intellectuels
et cadres sont tous descendus à un moment donné pour des besoins
de formation.
Enfin, pourquoi le roman plutôt que la poésie ou
le théâtre ? Certainement parce qu'il donne lieu, mieux que
les deux autres genres littéraires, à une meilleure
représentation, palpable et concrète, d'un lieu, et de ce qui s'y
déroule. « Le roman est un miroir qu'on promène le
long de la route » comme le définissait Stendhal, et,
à ce titre, il symbolise donc le reflet de la prise de conscience,
à un moment donné, d'un peuple déterminé, de son
importance et de ses valeurs. Nous pensons aussi que les quatre romans que nous
avons choisi pour réaliser cette étude, bien qu'ayant leurs
particularités propres, semblent être complémentaires dans
cette optique. On pourrait les classer à trois niveaux de
narration : « inférieur »,
« central » et « supérieur » Si
Chemins d'Europe est à classer au « niveau
inférieur », (son action se situe presque entièrement
en Afrique, et le narrateur n'évoque la présence possible du
héros à Paris que dans les deux dernières pages du roman),
Mirages de Paris et Kocoumbo, l'étudiant noir, eux,
sont à mettre au « niveau central » (les actions
sont construites autour d'un personnage principal qui sert de point de fixation
à l'intrigue), enfin Un nègre à Paris est
à classer au niveau supérieur. Le narrateur-héros se
positionnant comme un journaliste envoyé spécial, qui livre au
jour le jour son carnet de voyage sous forme de chronique.
Première partie : DE LA LITTERATURE AFRICAINE A LA REPRESENTATION DE LA VILLE DE PARIS
I. Rappels sur la littérature africaine
La littérature africaine, orale puis écrite, a
contribué à travers ses thèmes et ses sujets à
l'établissement d'une littérature planétaire, et partant,
d'une civilisation de l'universel. Oubliée pendant longtemps, elle
n'avait intéressé le grand public, surtout occidental, que par sa
curiosité -notamment les rites et les coutumes qui s'y trouvent
consignées- et son caractère exotique. C'est cet exotisme
justement, fait de pittoresque, de paysages sauvages et autres univers
primitifs qui fit sa particularité entre toutes autres
littératures et qui inspira dès le 19e siècle,
d'une part des historiens et des ethnologues comme Delafosse ou encore
l'allemand Léo Frobenius et son Histoire de la civilisation
africaine (1936) ; et, d'autre part des romanciers-explorateurs comme
Pierre Loti, Jules Verne ou même, un peu plus tard, André Gide et
son Voyage au Congo (1927).
a. La littérature orale
Historiquement, la littérature orale est
considérée comme la première littérature du
continent africain. Elle a été essentiellement portée par
une civilisation de l'oralité. Cette civilisation elle-même
était le reflet de la Tradition orale ou plutôt des traditions
orales, ainsi est-il convenu de parler, tant les différences sont
parfois grandes entre les us et coutumes des différents peuples qui
constituent l'Afrique noire. Liliane Kesteloot définit la tradition
orale comme « l'ensemble de tous les types de témoignages
transmis verbalement par un peuple sur son passé ». Ces
témoignages dont elle parle, sont rendus à travers des fables,
des mythes, des contes, des proverbes, des chants et aussi des
épopées, qui, jusqu'à l'avènement d'une
littérature écrite sur le continent noir, ont été
les genres les plus en vue. De ce fait, les griots, tout comme les conteurs,
étaient donc les « auteurs » à la mode.
Véritables maîtres de la parole, ces derniers tenaient en
attention tout un public par leurs histoires pendant des soirées
festives et à l'occasion d'autres évènements heureux ou
malheureux dans le village.
Tous ces genres que nous venons de citer sont des genres dits,
c'est-à-dire portés par la parole, un peu comme les poèmes
épiques qui étaient déclamés par les aèdes
dans la Grèce antique. Ils sont aussi très populaires et
constituent une véritable richesse culturelle du continent africain. A
propos d'eux, Senghor dira à juste titre dans la préface aux
Contes d'Amadou Koumba, que « (...) en Afrique noire, toute
fable, voire tout conte, est l'expression imagée d'une
vérité morale, à la fois connaissance du monde et
leçon de vie sociale ». Le conte par exemple, de loin le genre
le plus connu, a donné matière à plusieurs récits
dont les Contes d'Amadou Koumba (1947) et les Nouveaux contes d'Amadou
Koumba (1958) de Birago Diop (1906 - 1989) par exemples.
Enseignés à l'école à des générations
d'africains, ces deux recueils mettent en scène, à travers des
thèmes traditionnels et originaux, les aventures des hommes et des
animaux vivant ensemble, se défiant et se soutenant mutuellement.
Au delà de cet exemple, le conte a également
cette particularité qu'il présente des aventures réelles
ou imaginaires dans le but de transmettre un enseignement. En Afrique, il est
dit aux jeunes par les anciens considérés comme des sages. Autre
«sous- genre » ayant fait le succès de la
littérature orale africaine, les proverbes, qu'on rencontrera
énormément dans la suite de notre travail, car ils sont
légion dans les romans de notre corpus, notamment Un nègre
à Paris et Mirages de Paris. Ce sont des
vérités imagées auxquelles le conte sert le plus souvent
d'illustration. Les conteurs et les griots, de même que les sages et
toutes les personnes qui prenaient la parole en public s'en servaient comme
phrase d'annonce ou phrase finale servant de moralité à leur
propos. Chez les poètes, romanciers et dramaturges qui prendront la
suite de ces « oraliers », les proverbes sont
utilisés à des fins esthétiques ; en effet, ils
embellissent les textes et connotent l'éloquence et la sagesse de celui
qui les utilise.
En somme, on peut donc constater que cette tradition orale
littéraire forgée autour du conte et des proverbes, a rempli
plusieurs fonctions dans la société africaine. Source de
distraction, méthode de formation didactique pour les jeunes, moyen de
diffusion de croyances et traditions culturelles, cette tradition a aussi
constituée un fonds thématique important pour des
générations d'écrivains africains et parfois même
étrangers. Les poètes, dramaturges et romanciers africains
d'aujourd'hui, continuent de puiser dans ce réservoir inestimable,
accessible à tous. De ce fait, il n'est pas exagéré de
dire que « la littérature orale est (donc) une tradition
populaire, commune à tous ».
Cependant, malgré sa richesse il convient de
relativiser son apport à la littérature écrite africaine.
En effet, certaines études effectuées sur la littérature
orale africaine ont montré ses limites. Pour Jacques Chevrier,
« Elles tiennent d'une part à la nature
même de ces textes, et d'autre part à l'évolution rapide
des moyens de communication entre les hommes dans l'Afrique contemporaine. Il
est en effet certain que la transcription écrite d'un texte
primitivement destiné à l'oralité le dénature, et
qu'il est quasiment impossible d'en restituer ce que Houis appelle
« l'identité prosodique », c'est-à-dire
l'étroite symbiose entre les éléments qui interviennent
dans sa composition, le verbe, la musique, le rythme et la
mimique ».
a. La littérature écrite
Selon les historiens de la littérature africaine, la
littérature écrite a succédé à la
littérature orale. Elle se situe aux confluents de divers
courants : ses propres traditions locales, l'impact des civilisations
étrangères, l'influence des évangélisations
chrétiennes et de la conquête arabe, sans oublier le rôle de
la colonisation et de ses corollaires. La révolution de l'écrit
née de l'avènement de l'imprimerie au XVe siècle n'ayant
atteint le continent africain que très tard, toute sa littérature
a d'abord été orale. Les véritables premiers manuscrits
apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Swahili Ubendi Wa
Tambuka (« le poème épique de Tambuka »)
en 1778 et The Interesting Narrative of the life of Olaudah Equiano or
Gustavus Vassa the African, written by himself (autobiographie d'Equiano,
un esclave affranchi) en 1789, en sont quelques exemples.
Comme ceux-ci, ce sont pour la plupart des textes
hagiographiques, retraçant la vie d'un grand conquérant comme par
exemple Chaka ou Soundiata, et parfois des esclaves affranchis comme on vient
de le voir avec Equiano. Pour le reste, il y'a aussi dans cette
littérature première africaine, des documents religieux, le plus
souvent des traductions de la Bible, faites par des missionnaires, venus
évangéliser les populations de ce continent. Mais ces textes
restent marginaux car ce n'est que grâce à des travaux
récents qu'on en a eu connaissance. Et puis, leur diffusion a
été presque inexistante. D'abord parce que leurs sources, quand
elle ne sont pas invérifiables, elles sont tout simplement apocryphes.
En outre, l'absence d'imprimeries à cette époque là dans
les pays africains, n'a pas non plus permis d'éditer et de conserver
intacts lesdits textes.
Ce n'est donc qu'à partir du début du XXe
siècle, que la littérature écrite va prendre son
véritable envol en Afrique. Les textes deviennent plus nombreux :
recueils de poèmes, romans, nouvelles, pièces de
théâtre. Inspirés par l'exemple des noirs
américains, dont le mouvement artistique, littéraire et culturel
(la Negro-Renaissance) a éclos peu avant, les auteurs africains, qu'ils
soient lettrés ou non, militants ou pas, subversifs ou collaborateurs,
vont s'appliquer à mettre cette littérature en forme et à
lui donner une âme, à travers des mouvements tels que l'art
nègre et surtout la Négritude.
a. La Négritude
Pour rappel, la Négritude est un mouvement
d'affirmation de l'identité noire né à Paris dans les
années 30, en réaction à l'européocentrisme
ambiant. Lancé et animé par une poignée d'écrivains
noirs africains et antillais, dont les plus connus sont Aimé
Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran
Damas, le mouvement de la Négritude s'appuyait sur les études des
ethnologues européens du début du XX e siècle, lesquelles
avaient révélé la richesse et la complexité des
cultures africaines. Pour Senghor,
« ... au sens général du mot, le
mouvement de la Négritude -la découverte des valeurs noires et la
prise de conscience pour le nègre de sa situation- est née aux
Etats-Unis d'Amérique »
Comme lui, les autres pionniers du mouvement de la
Négritude se sont inspirés de l'exemple de la Negro-Renaissance
de Harlem. Ils ont ainsi suivi la voie tracée par l'écrivain noir
américain William Edward Du Bois (1869 - 1963), qui le premier, avait
pensé la négritude dans sa totalité. En effet, dans son
livre Ames noires, paru en 1903, il dénonçait la
situation scandaleuse faite aux noirs des Etats-Unis. Plus tard, à
travers la revue The Crisis qu'il créa au sein de l'Association
nationale des Gens de couleur, il jeta les bases d'une action politique
susceptible de faire accepter aux blancs et aux noirs que ces derniers ne sont
pas des « sous-hommes », encore moins des animaux.
C'est donc dans son sillage que se créèrent
à Paris à partir de 1930 des revues et associations de
défense des valeurs noires. Tour à tour, La Revue du monde
noir (1931), qui publiait en français et en anglais les
textes des jeunes poètes, romanciers et dramaturges noirs ; puis
Légitime défense (1932),
présentée comme l'aile dure de la précédente revue,
car ces rédacteurs -les auteurs antillais Etienne Lero, René
Ménil et Jules Marcel Monnerot- étaient en fait des dissidents de
la Revue du monde noir. Enfin on citera aussi l'Etudiant noir
(1935), qui, un peu à la différence des deux
précédentes, comptaient un peu plus de jeunes auteurs africains.
En effet, avec Césaire et Damas, Senghor, Ousmane Socé, Birago
Diop firent partie de ceux qui se proposaient à travers cette revue de
« mettre fin au système classique en vigueur au
Quartier latin (et de) rattacher les noirs à leur histoire, leurs
traditions et leurs langues »
Il est aussi important de rappeler que toutes ces "revues de
Paris", au delà du simple aspect de la revendication d'une meilleure
considération des noirs à Paris, ont aussi été les
premières à attaquer le système colonial en place en
Afrique à cette époque-là. En dénonçant
l'asservissement des peuples "indigènes" de l'empire colonial
français, en fustigeant la brutalité des colons et les conditions
de vie extrêmement précaires dans lesquelles vivaient ces peuples
colonisés, les premiers écrivains noirs ont ainsi
développé une littérature qui sera baptisée plus
tard, littérature coloniale africaine.
I. Les Littératures de la période coloniale en Afrique
La littérature africaine de langue française ou
anglaise, quand elle traite de la colonisation, est d'abord un moyen de
description de la réalité sociale. Dans les ouvrages commis
à ce moment, la fiction cache mal le réel, ou parfois, ne le
cache pas du tout. Ils présentent la réalité coloniale, du
point de vue du colonisé, bien évidemment sous ses angles les
moins favorables.
Il faut souligner que l'entreprise coloniale française
en Afrique noire avait commencé à la fin du XIXe siècle.
Elle se matérialisa sur le terrain par la création de deux blocs:
l'Afrique occidentale française (AOF) en 1895, regroupant les actuels
pays francophones d'Afrique de l'ouest, et, l'Afrique équatoriale
française (AEF) en 1910, formée des actuels Tchad, Gabon, Congo
et République Centrafricaine. Officiellement, le but de cette entreprise
consistait, entre autres, à "civiliser" les populations
"indigènes" de ces fédérations -dissoutes
simultanément en 1958- en leur apportant au besoin le minimum
d'instruction et d'éducation nécessaires à leur
épanouissement.
Se fondant sur le principe que l'école était le
seul lieu d'acquisition du savoir, la France élabora une politique
linguistique et éducative coercitives, ignorant les langues locales, et
ne privilégiant que le français comme langue d'enseignement. La
mise en place de cette politique, dont le but final était bien d'obtenir
l'assimilation des peuples indigènes et leur
« conversion » au français, passait par
l'école. Ainsi, des "écoles modernes" ou plutôt
« écoles coloniales » qui vont être
créées dans cette intention, vont germer les premiers
intellectuels, dont certains choisiront de prendre la plume et, à
travers poèmes, romans et théâtres, décideront de la
tremper dans la plaie que constituait le système dans lequel il vivait.
Une littérature ou plutôt des littératures
spécifiques à cette période coloniale vont donc voir le
jour, pour servir de relais ou même de vitrine aux plaintes et aux
revendications des populations, dans leur majorité analphabètes.
Nous nous proposons à présent de présenter très
brièvement les genres littéraires de cette époque et leurs
caractéristiques.
d. La poésie
Il y a eu dans cette période, une forte production
poétique dominée par les oeuvres de Senghor et de Césaire
et dans une moindre mesure, les poèmes de Birago Diop, Jacques
Rabemananjara et quelques autres encore. Ces poètes sont d'approches
surréalistes et se livrent aussi à une imitation des tendances
poétiques en vogue en France au début du XXe siècle,
telles que, l'école symboliste, le Parnasse et le dadaïsme
triomphant. Entre 1945 et 1948, Senghor publie Chants d'ombre et
Hosties noires, deux recueils teintés d'admiration pour les
traditions africaines, des douleurs et souffrances de l'exil aussi. Ses
congénères africains, eux, abordent les thèmes comme
l'exploration du passé et le voyage aux sources ancestrales, la mort,
l'enfer, la vie dans l'au-delà. Cette poésie est surtout
prosaïque et, quand ces poètes font recours aux vers, c'est
davantage aux vers libres.
a. Le théâtre
Le théâtre aussi s'exprime
modérément à travers quelques pièces
inspirées des scènes de vie quotidiennes. C'est un peu le parent
pauvre de la littérature africaine du début du XXe siècle.
Son répertoire à cette époque-là reste
limité, mais le Kotéba au Mali et surtout l'école William
Ponty de Dakar ont produit quelques spécimens. Sur la naissance du
théâtre en Afrique noire francophone, voici ce que dit Jacques
Chevrier :
« D'abord introduit par les pères
missionnaires, le théâtre indigène d'expression
française connaît à partir de 1930 un développement
rapide dans le cadre de l'école William Ponty au Sénégal.
Cette école (...) a constitué, sous l'impulsion de son directeur
Charles Béart, un véritable laboratoire où
s'élaborait une nouvelle esthétique dramatique. (...) Certains
élèves eurent même l'occasion de venir à Paris en
1937 pour y présenter un spectacle dans le cadre de
l'Exposition coloniale ».
a. Le roman
Plus en vue à cette période étaient les
romans. Loin de l'exploration du passé et de la recherche de l'harmonie
avec le monde qui caractérisent la poésie de cette époque,
les romanciers africains, nationalistes pour la plupart, abordent eux, des
thèmes plus en conformité avec les revendications de leur peuple.
Leurs ouvrages deviennent des tribunes libres, où ils publient souvent
leur propre vécu :
« La plupart des romans (publiés) se
comprennent en tant que témoignage d'une période
particulière de la colonisation (...) Le narrateur, étant souvent
le témoin des évènements qu'il décrit, arrive
à donner au roman un caractère de vraisemblance. (...) Les
actions et les pensées des héros sont décrites dans le but
de faire comprendre au lecteur les difficultés que vivent ces
personnages ».
Ce sont la révolte, la contestation et la subversion,
parfois le refus de l'asservissement et de l'assimilation et, un peu plus tard,
l'indépendance et l'auto-gérance. Ils recherchaient avant tout
l'émancipation des peuples indigènes et ne visaient qu'à
dénoncer le système colonial dans le but de le faire tomber.
1) Batouala
Le premier écrivain à s'insurger contre le
système colonial est sans conteste René Maran. Cet antillais,
lui-même descendant d'esclave noir, était administrateur colonial
durant de longues années en Afrique équatoriale française.
Son roman Batouala, qui portait en sous-titre Véritable
roman nègre (1921) fut le premier chef-d'oeuvre, mieux, ce que
Jacques Chevrier appelle "le certificat de baptême" de cette
littérature anti-coloniale. Il fut même désigné
l'année de sa sortie lauréat du Prix Goncourt, suscitant par la
même occasion cette année-là le scandale et l'indignation
d'une partie du jury de ce prix, à laquelle s'étaient
associés quelques intellectuels et écrivains français qui
le prirent en grippe, au point d'obtenir sa démission de son poste
d'administrateur colonial. Pourtant, servant le système de
l'intérieur, René Maran connaissait donc bien comment il
fonctionnait. Il était donc le mieux indiqué pour raconter les
humiliations quotidiennes, les scènes de barbarie et l'injustice
fondamentale qui se déroulait devant ses yeux tous les jours et, de
laquelle il se sentait complice.
C'est sans doute cette volonté de
déculpabiliser, doublée d'une prise de conscience personnelle qui
l'ont poussé à rédiger ce pamphlet subversif. Dans sa
structure interne, Batouala combine bien, d'un côté, des
scènes de vie de personnages nègres vivant misérablement
(fait d'alcool, d'ivresse...) dans un environnement sauvage ou plutôt
naturel, et de l'autre, la critique du système colonial français.
C'est notamment dans la préface du roman, que ce dernier aspect
s'exprime avec grande force. René Maran y dit par exemple que son "roman
est tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer :
il constate. Il ne s'indigne pas, il enregistre". Il faut reconnaître au
demeurant que le succès de Batouala a servi de
déclencheur à l'éclosion du roman francophone africain.
Car
"(...) après lui, on ne pourra plus faire vivre,
aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les blancs. Il ne s'agira
même plus de leur faire parler "petit nègre" mais wolof,
malinké, éwondo en français. Car c'est René Maran
qui, le premier, a exprimé l'âme noire avec le style nègre
en français". A la suite de René Maran, le roman africain va
gagner en intensité militante et, les auteurs africains oscilleront dans
leurs ouvrages entre la contestation et la dénonciation, afin de pouvoir
continuer le combat initié par Batouala.
2) Les autres romans
Si des auteurs comme Ahmadou Mapaté Diagne (Les
trois volontés de Malic, 1920), Bakary Diallo
(Force-Bonté, 1926), Ousmane Socé (Karim, 1935)
et plus tard Camara Laye (l'Enfant noir, 1954) vont montrer une
certaine retenue de ton, voire une conciliation et un compromis face à
la colonisation et au colon, d'autres romanciers de la période coloniale
vont aller à la confrontation. Ce sont des romanciers contestataires et
nationalistes, car ils se font l'écho des pulsations d'une Afrique en
gésine. D'autre part, à travers les personnages principaux qu'ils
mettent en scène, ils expriment aussi le malaise ou la colère des
peuples soumis à la politique occidentale qu'ils souhaitent rejeter.
Ce courant est inauguré par une nouvelle d'Eza Boto
intitulée Sans haine et sans amour, publiée dans un
numéro spécial de Présence africaine.
C'est un brûlot dans lequel l'auteur parle de la révolte de la
tribu des Mau Mau dans les faubourgs de Nairobi au Kenya. Le personnage
principal de la nouvelle, Momoto, y prend part en se mettant au premier rang
des combattants indigènes contre "les blancs".
On retrouvera ce type de schéma dans les ouvrages
suivants de cet auteur -qui se rebaptisera plus tard Mongo Béti-
notamment dans Ville cruelle (1954), Mission terminée
(1957), Le roi miraculé (1958). Cette verve
pamphlétaire, ce souci d'en découdre avec le colon et ses
institutions sont aussi présents chez Léopold Ferdinand Oyono
dans sa trilogie Une vie de boy (1956), Le Vieux nègre et
la médaille (1960) et Chemin d'Europe (1960). D'autres
romanciers vont même aller plus loin encore en joignant pour certains la
"théorie" résumée dans leur ouvrage à un engagement
pratique dans la lutte politique et/ou armée pour l'indépendance
de leur continent.
Cet engagement, dictée par le contexte socio-politique,
n'empêchera pas les romanciers africains francophones de "visiter"
d'autres thèmes. La religion -même si elle est d'avantage
présentée comme un outil de la colonisation- les récits de
voyage, la description des lieux, avec en bonne place, la représentation
des villages et des villes.
I. La représentation de la ville dans la littérature africaine: l'exemple de Paris
La ville, en tant qu'espace géographique et humain fait
régulièrement l'objet de représentation en
littérature. C'est que les auteurs qui choisissent de développer
cet élément sont intéressés par
l'hétérogénéité de ce matériau et les
diverses activités riches et variées qu'on y réalise.
L'image d'une ville dans un roman par exemple, donne donc à voir en
filigrane ce qu'est cette ville dans la réalité, et ce qui s'y
passe. Ainsi, pour aborder ce thème, beaucoup d'écrivains mettent
l'accent sur les points suivants:
- l'aspect social; ici, il est question des personnes
vivant dans cette ville, de leurs activités, mais aussi d'autres sujets
comme la marginalité, les échanges et les rencontres entre
personnes, ou encore, la ville comme lieu de communication, d'études, de
formation... le plus important dans ce volet social, c'est de bien mettre les
individus au centre de la ville afin de restituer son côté
incarné.
- l'aspect physique et scriptural renvoie quant
à lui à l'urbanisme de la ville, à travers les transports,
les bâtiments, les ponts et tunnels, les monuments, le fonctionnement des
objets de la ville... Il y'a ici aussi une volonté de montrer le
côté technologique de la ville et son niveau de
développement.
- l'aspect artistique et culturel est davantage
axé sur des éléments comme les lieux de culture de la
ville (théâtres, musées, galeries, cirques), ses
représentations dans l'art (la peinture, la musique, la
littérature). La poésie de la ville, son histoire, son
vocabulaire spécifique en font également parti.
Pour bien comprendre les raisons qui ont poussé les
romanciers francophones à s'intéresser de tout temps à
Paris, on pourrait citer celles-ci:
g. Paris est l'un des lieux différent de la campagne
On ne peut pas comprendre la pertinence de la
représentation de Paris dans les romans africains, si on ne la replace
pas dans le cadre du couple, village - ville.
« La ville et la campagne constituent les deux
pôles opposés de l'univers du roman africain. Rares sont les
oeuvres dont le déroulement de l'action se limite à un seul de
ces théâtres. (...) La ville représente la
nouveauté, le progrès, alors que la campagne symbolise le
passé, un mode de vie, une mentalité qui se survivent
encore... »
Le parcours personnel de plusieurs écrivains africains,
a été conforme à ce schéma. Ils sont partis de leur
village pour venir vivre dans les villes locales. Bien plus, certains l'ont
prolongé jusqu'à Paris, transformant ainsi le nouvel
itinéraire en village - ville - Paris. Cet itinéraire, ils l'ont
proposé, voire « imposé » par la suite
à leurs personnages, tentant par cette occasion de transformer une
réalité en fiction. Ce qu'il faut retenir, c'est que dans cet
itinéraire, la ville africaine exerce déjà un pouvoir de
séduction, grâce notamment à son niveau de
« développement ». La ville africaine est alors une
pâle copie tropicale de Paris, qui, elle, constitue le bonus auquel une
poignée « d'élus » (romanciers et
personnages) ont droit. Dans l'imaginaire des colonisés africains, Paris
semble donc déjà présent à leurs yeux à
travers les grandes villes de leur pays. Dans certains cas, des villes comme
Douala, Abidjan ou Libreville ont même été rebaptisé
« petit Paris ». C'est sans doute cette autre
réalité que nos auteurs tentent de relayer en faisant partir
leurs personnages, non pas de leur village directement pour Paris, mais via la
ville locale.
a. Paris est un moyen de décrire les villes africaines
Chez les romanciers africains, les villes africaines
décrites sont souvent vues sous le prisme de Paris, ou d'une autre
grande ville occidentale. Anticipant les disparités qui existent dans la
Ville lumière entre les quartiers nantis et les quartiers pauvres, les
romanciers africains présentes parfois des villes africaines symboles de
réalités paradoxales, et reflet de cette apparence parisienne.
Par exemple, Ville cruelle d'Eza Boto fait apparaître, à
travers Tanga, ce contraste d'une ville en ruine où se côtoient
« deux mondes et deux destins », avec un quartier noir
défavorisé -Tanga nord- et un autre quartier, chic, où vit
une communauté de blancs -Tanga sud. Le deuxième quartier est
« installé sur le versant ensoleillé d'une
colline », et, « tourne le dos par erreur
d'appréciation probablement » au premier, Tanga Nord),
l'émergence d'une nouvelle société faite d'injustices et
de disparités, différente de celle de la campagne. En outre, dans
les romans africains de la période coloniale, la ville africaine est
aussi un milieu « étranger », pour le héros,
pourtant citoyen local. Celui-ci doit parfois aller à la conquête
de cette ville, et « se battre » pour réussir et
exister. Il y va aussi souvent pour faire des études, et pour chercher
du travail. Toutes ces raisons montrent que la ville africaine est une
espèce de Paris miniaturisée. Où on retrouve, les services
administratifs, quelques rues, les écoles et leurs beaux
bâtiments, une population diversifiée et dynamique. Cette ville
regorge aussi en son sein les conditions d'épanouissement et même
de perdition, exactement comme on le verra à Paris pour nos
héros.
a. Paris est le lieu où le héros doit être
Si Paris est une métropole culturelle de premier plan,
elle apparaît aussi souvent comme le seul lieu culturel de France. A
notre connaissance, très peu de villes françaises ont connu une
peinture littéraire leur conférant un rayonnement international,
semblable à celui de la capitale. Parfois, dans certains romans par
exemple, l'arrivée d'un personnage à Paris, suffit à
crédibiliser son action. Tout comme la seule présence d'un
héros à Paris peut aussi être la preuve que le personnage
est bien arrivé et s'adapte bien à sa terre d'exil. C'est le cas
pour l'Enfant noir de Camara Laye. Cette dernière image est
celle qui a été développée par les auteurs de notre
corpus. Leurs personnages principaux vont en effet tous
« s'exiler » à Paris.
Parce que, pour certains d'entre eux, Paris symboliserait
à elle seule, la France entière, et, chez d'autres, l'Europe
occidentale. C'est sans doute pour ces raisons que ces auteurs
« installeront » leurs héros à Paris. Ceci
est vrai pour le narrateur-personnage Tanhoé Bertin d'Un
nègre à Paris. C'est la même situation qu'on retrouve
chez Fara de Mirages de Paris, et Kocoumbo de Kocoumbo
l'étudiant noir qui débarquent en France respectivement par
les ports de Bordeaux et de Marseille, et qui remontent jusqu'à Paris
pour s'y installer. Et dans une moindre mesure, c'est aussi le cas pour Aki
Barnabas, le héros de Chemins d'Europe qui finit par arriver en
France après plusieurs années de recherches vaines.
a. Paris est l'espace vécu des grands écrivains francophones
Depuis toujours, il est de notoriété publique
que celui qui veut percer dans le monde littéraire n'a pas d'autres
choix que celui de se rendre là où les éditeurs et les
médias sont présents. Paris est un de ces lieux. Des auteurs
français de tous les siècles ont fait cette démarche. Ils
sont venus à Paris pour exister littérairement, et, parfois, pour
mieux apprécier leur région d'origine. De fait, le choix de venir
à Paris s'apparentait avant tout à un gage de réussite,
d'universalité, de prospérité et de
célébrité. Les auteurs africains francophones aussi feront
l'expérience de cette réalité. Ils étaient donc
obligés de s'y rendre tantôt pour réaliser et publier leurs
livres, tantôt pour poursuivre leurs études. Ce n'est que de cette
manière qu'ils pouvaient se faire connaître, être lus et
êtres appréciés. C'est donc, d'après l'expression de
Pascale Casanova, « la République mondiale des
lettres ». Les auteurs de notre corpus particulièrement,
viendront à Paris pour leurs études, et, y feront publier leurs
premiers ouvrages (Mirages de Paris, aux NEA, Un
nègre à Paris, à Présence africaine,
Kocoumbo, l'étudiant noir, à Flammarion, et
Chemins d'Europe, chez Julliard).
En outre, la capitale française contribue
également au XXe siècle à l'émergence de nombre
d'auteur phares des pays d'Afrique francophone et de l'Océan indien.
Certains de ces auteurs ont même été soutenus par des
intellectuels français : Sartre préfaça l'Anthologie
de la poésie nègre et malgache de Sédar Senghor. Vincent
Monteil, introduisit lui, l'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Mais
on peut aussi citer Emmanuel Mounier ou encore Michel Leiris, qui ont tout les
deux, accompagné la revue Présence africaine.
De manière particulière, il n'est pas
inintéressant de souligner que chacun des auteurs de notre corpus a fait
son expérience parisienne. Léopold Ferdinand Oyono
étudiera les Sciences politiques et la diplomatie et deviendra plus
tard, ambassadeur du Cameroun en France. Aké Loba sera employé de
bureau à Paris avant de retourner définitivement chez lui en
Côte d'Ivoire en 1959. Bernard Dadié a fondé à Paris
avec l'écrivain sénégalais Alioune Diop, la revue
Présence africaine en 1955. Quant à Ousmane Socé,
il a passé son diplôme de médecin vétérinaire
à Maisons-Alfort, en région parisienne, avant d'exercer lui aussi
des hautes fonctions dans son pays le Sénégal. On pourrait aussi
citer Senghor, qui siégea au parlement français, Mongo
Béti qui enseigna le français de nombreuses années
à Rouen, Seydou Badian, qui exerça quelques temps la
médecine en France, avant de rentrer au Mali, et bien d'autres
encore.
a. Paris est surtout le lieu du champ littéraire de la littérature africaine francophone
La résultante logique de ce que nous venons de
souligner dans les sous-parties précédentes, c'est que Paris
était donc, le lieu symbole du champ littéraire africain
francophone. Cela veut dire en d'autres termes que Paris n'est pas un
élément étranger à cette littérature
africaine francophone. Autant ses auteurs, ses thèmes, ses styles
renvoient à la capitale française. Ce champ littéraire est
un champ dont la production du sens et l'évaluation de la valeur des
oeuvres prennent place en métropole. Malgré les
difficultés à rencontrer un écho favorable dans la
critique littéraire française, et en dépit de la quasi
inaccessibilité des maisons d'éditions célèbres, la
littérature africaine francophone va arriver à se frayer une
petite place dans l'univers littéraire parisien. Comme astuces
développées pour y parvenir, on note la création des
revues culturelles (Présence africaine, la Revue du monde noir...) et
des anthologies, pour se faire publier ; le choix de se faire
préfacer par des intellectuels français connus, et, enfin, le
fait pour certains de profiter des media dont la ligne éditoriale est
anticolonialiste.
En somme, il découle de ce qui précède
que la France et plus particulièrement Paris, ville au dessus des villes
africains, exerce plus qu'une fascination dans l'esprit des romanciers
africains de l'époque coloniale. Elle symbolise une promesse de vie
meilleure en étant un lieu différent de la campagne ; mais
elle est aussi le lieu privilégié de présence et
d'épanouissement des auteurs africains francophones. Sa
représentation n'est parfois qu'une étape dans l'évolution
de leur action romanesque. Dans cette évolution, la campagne et la ville
africaine constituent respectivement les premier et deuxième niveaux
d'admiration. Paris et la France, représentant les sommets de
l'exaltation dans le domaine urbain. L'auteur camerounais Louis Marie Pouka
résume sans doute le mieux cette dernière
réalité :
« France, tu demeures pour nous la Providence du
noir, la nation élue qu'un monde fit reine... ».
La représentation de Paris dans leurs romans, s'inscrit
donc, comme une exigence absolue, dont le but est de rendre réel leur
rêve. D'autre part, cette représentation s'apparente aussi
à une offrande faite à ceux de leurs lecteurs-compatriotes qui
n'ont pas eu l'occasion de voir Paris. Car, voir Paris, la visiter,
étaient des signes de prestige. La représenter
« anoblissait » l'auteur qui s'y livrait. Ainsi, Aké
Loba et Camara Laye par exemples sont connus de presque tous les
élèves d'Afrique noire francophone, parce que leur
Kocoumbo, l'étudiant noir et l'Enfant noir
sont des classiques qui ont été enseignés pendant
plusieurs décennies dans les établissements de ces pays pour le
fait qu'ils mettaient en scène Paris. Pourtant, la physionomie des
villes africaines décrites par d'autres auteurs africains, dans de
nombreux romans de l'époque coloniale, laissait voir ouvertement dans
l'un des espaces géographiques de la ville, un quartier blanc,
sensé être la copie tropicale miniaturisée d'un quartier de
Paris ou de tout autre ville de France. Ce quartier, fait de bâtisses en
meilleurs états que celles des quartier indigènes, abritant une
population souvent exclusivement occidentale, pouvait-il suffire à la
réalisation du rêve parisien des jeunes africains ? Fara, Aki
Barnabas, Kocoumbo et Tanhoé Bertin, les héros des romans que
nous étudions pouvaient-ils assouvir leur envie de Paris en restant dans
un quartier chic de leur ville natale ? Quels étaient les
éléments qui leur faisaient rêver de Paris ? Quelles
significations peut-on attribuer à ce rêve et,
éventuellement, à sa réalisation ?
Deuxième partie : LE PARIS REVE DES ROMANCIERS AFRICAINS
Nous l'avons déjà dit. Comme toutes les grandes
villes, Paris fait rêver les romanciers africains de l'époque
coloniale. Certes, ce n'est pas un éden ; mais sa grandeur, sa
beauté, sa renommée et son aspect citadin tranche avec l'univers
rural -la brousse- limité très souvent décrit dans leurs
romans. Bien plus, la capitale française concentre à la fois leur
envie d'exil et leur aspiration vers un horizon meilleur, lointain, où
il fait mieux vivre. L'admiration de Paris chez l'africain colonisé
commence bien avant son arrivée dans cette métropole. Quelques
fois, elle se poursuit même après son séjour en terre
parisienne. Nous montrerons cet autre aspect du rêve parisien plus tard.
Dans l'évocation de ce lieu lointain qui les attire -en l'occurrence
Paris- on constatera qu'ils se basent autant sur des éléments
concrets que sur des données subjectives. Mais avent de l'illustrer, il
convient de faire cette remarque : dans le rêve parisien de ces
personnages romanesque, il y'aura à la fois ce que nous appellerons la
mise en relief d'un « lieu précis », qui sera Paris
à proprement parler, et, des « lieux
généraux », de premier degré, la France, et de
deuxième degré, l'Europe.
Mais c'est sur le Paris, intra-muros et régional, que
se font les meilleures allusions. Un passage du premier paragraphe d'Un
nègre à Paris démontre bien d'ailleurs cette
première idée : « la bonne nouvelle, mon
ami ! La bonne nouvelle ! J'ai un billet pour Paris, oui Paris !
Paris dont nous avons tant parlé, tant
rêvé ». Comme Tanhoé Bertin qui cite ces
mots, les autres romanciers présentent aussi le départ
-même éventuel- pour Paris comme l'assouvissement d'un phantasme
si ce n'est l'accomplissement d'un rêve :
« Aujourd'hui, Fara réaliserait son
rêve ; il s'embarquerait pour la France, dans un de ces steamers qui
avaient des exhalaisons de mers lointaines et qui réveillaient des
mirages de pays inconcevables de beauté ».
Sur la base de ces exemples que nous venons de citer, il est
au moins évident que, avant même d'avoir vu Paris, il y'a
déjà dans la tête de ces personnages, l'idée que
« Paris, la France ou l'Europe, est un paradis et que le blanc est un
être supérieur ». D'autres éléments
textuels encore renseignent également sur cette fascination de la France
et de Paris. On peut les observer à travers les raisons principales et
les raisons secondaires
I. Les raisons principales
Les raisons principales du rêve parisien sont celles qui
apparaissent à première vue chez ces jeunes africains. Elles sont
véhiculées notamment par le biais de l'école et des
lectures diverses.
l. L'influence de l'école coloniale
L'image mythologique de Paris qu'on observe dans nos romans
est aussi le fruit des lectures, du cinéma et de l'enseignement scolaire
reçu à "l'école du blanc". La séduction
exercée par la propagande de cette école était telle que
le séjour à Paris représentait pour les jeunes africains
un véritable rite de passage. Ousmane Socé par exemple
décrit dans les premières pages de son livre comment son
héros, Fara, est déjà épris de Paris et de la
France alors qu'il est encore élève dans le Sénégal
des années 1920.
"Les pays d'au-delà les horizons de sa petite
patrie exerçaient sur lui une séduction irrésistible. Voir
Paris qui était au dire de tous était une Eldorado, Paris, ses
beaux monuments, ses spectacles féeriques, son élégance,
sa vie puissante que l'on admirait au cinéma" dit-il.
Pour sa part, Kocoumbo a fréquenté
l'école coloniale jusqu'en 1942. Pour se construire son image de Paris,
il a recours aux catalogues publicitaires des grands magasins de sa ville:
"Le jeune homme se mit à les feuilleter et,
à travers les gros titres publicitaires, il lui sembla qu'il entrait en
France. Les silhouettes provocantes des mannequins se mouvaient : elles
lui souriaient du haut de leur élégance. Il ressentit alors une
promesse de bien-être pour la nuit. Il n'avait du reste pas sommeil. Quel
délice que d'avoir tout le temps de se pâmer dans les rêves
qu'allait lui procurer les catalogues de Paris! ».
Comme on le voit donc, il y a une réelle envie de
Paris ; un vrai désir de cette ville qui habite et hante même
l'esprit de ces personnages. Cette vision onirique qui trotte dans la
tête de Kocoumbo par exemple, débouche même sur un espoir,
que le jeune homme a du mal à contenir.
« Paris prenait corps et âme dans son
esprit et se substituait à toute autre idée! Paris. Ce seul mot
le faisait sauter de plaisir. Paris c'était un autre monde où
scintillaient des miracles, où résidait le bonheur. Bien que
n'ayant pas une idée exacte de ce bonheur, il s'en réjouissait
déjà de toute son âme. (...) il n'y avait que Paris dans
son coeur".
A l'évidence, il ne fait aucun doute que cette
admiration excessive qu'on observe dans ces propos des narrateurs et des
personnages des romans de notre corpus, n'émanent pas que de leur propre
volonté. Elle est aussi dictée par la propagande
orchestrée par « l'école coloniale ». Or, les
concepteurs de «l'école coloniale », n'étaient
pourtant pas habités d'une noble ambition pour les jeunes
africains ; ils ne voulaient leur donner qu'une formation minimale et
réductrice. Dans l'Odyssée de Mongou, l'administrateur
colonial envoyé par Paris en Afrique s'adresse au professeur blanc de
l'école du village de Mongou en ces termes :
« Je ne vous demande pas de faire de ces
nègres des savants. Ne nous empoisonner pas l'existence avec une
nouvelle classe de lettrés prétentieux et vantards. (...) Il me
faut des auxiliaires, des gens qui servent d'intermédiaires entre nous
et les populations. Apprenez leur des choses empruntées à leur
vie. Pas de grandes théories, surtout pas de
philosophie »
C'est ici la preuve que l'école coloniale avait pour
vocation, non pas, de former des érudits et des savants, mais des pseudo
intellectuels au savoir limité. Malgré ces restrictions,
l'influence de « l'école coloniale » demeurait
grande dans la mesure où c'est elle seule qui formait au savoir et
à la connaissance générale. Car, les autres lieux de
formation qu'étaient le séminaire ou l'école coranique, ne
dispensaient qu'une formation partielle, quasi-exclusivement axée sur le
spirituel. « L'école coloniale », forte de ce
monopole, avait donc tout le loisir de concocter des programmes à sa
seule guise. Ces programmes, conçus à Paris, étaient
différents de ceux dispensés en métropole. Ils
négligeaient, quand ils ne les ignoraient pas tout simplement, les
situations et les évènements spécifiques au continent
africain. Ils ne mettaient l'accent que sur les leurs. C'est ce qui explique
sans doute le fait que les enseignements dispensés aux
élèves africains de cette période étaient
chargés de considérations mettant en avant la grandeur, la
beauté et la prééminence de l'Europe sur les autres
régions. Par exemple, l'instituteur de Kocoumbo lui apprend les noms de
quelques auteurs français, en prenant le soin de les magnifier.
«A l'école, son maître lui avait dit
que Victor Hugo avait été un grand savant et qu'il avait
façonné la langue française (...) Kocoumbo savait par
coeur plusieurs de ses épopées et, lorsqu'il les traduisait
à son père, celui-ci affirmait que c'étaient celles d'un
très grand patriarche, le plus grand patriarche probablement que la
France ait jamais eu... »
a. L'apport des lectures et des cartes postales
Outre ces programmes scolaires pourtant liminaires et
limités, les jeunes africains s'orientent vers les lectures diverses et
les cartes postales pour accéder à ce que Mohammadou Kane a
appelé une « connaissance indirecte » de Paris.
Cette "connaissance" indirecte ou plutôt théorique de Paris est
encore plus grande chez Tanhoé Bertin. Il reconnaît lui-même
qu'en allant à Paris :
"Je vais cesser de contempler le Paris des cartes postales
et des écrans, le Paris qu'on (l'instituteur) me choisit selon l'humeur
du jour. (...) Je ne serai tributaire de personne. On ne verra pas pour moi, on
ne pensera pas pour moi ».
C'est par le fruit de ces mêmes lectures et les images
paradisiaques qu'elles véhiculent qu'il connaît "(les) Trois
Mousquetaires, Fanfan la Tulipe, Violettes Impériales, Charlie
Chaplin" Il faut souligner que l'influence des lectures dépasse
parfois la simple admiration de la "ville lumière" et porte sur d'autres
éléments et d'autres lieux de l'hexagone. Ainsi en est-il de Fara
dont le narrateur de Mirages de Paris nous dit que les lectures
renforce les rêveries :
« Une évolution lente, mais
régulière, se poursuivait en lui. Dès qu'il avait pu
sentir ce qu'il lisait, il s'était adonné, avec
frénésie, à la lecture des romans. Il y trouvait des amis
aux noms bizarres. A certain moment, il aurait souhaité s'appeler
d'Artagnan, avoir fait le voyage d'Angleterre, au risque de sa vie et rapporter
les ferrets de diamants. Faire de longues et héroïques
chevauchées dans quelque forêt de France, comme les mousquetaires
du Roy, et mettre pied à terre à l'auberge d'un village !...
Ainsi, un dangereux amour de l'exotisme prenait corps dans son âme
d'enfant encline aux illusions dorées »
D'autre part, le contenu des enseignements dispensés
à l'école coloniale incitait aussi à une découverte
théorique de Paris et de la France. On sait que cette école a
été mise en oeuvre pour imposer des conditions de civilisations
aux africains. Mais, on sait aussi par exemple que ses programmes accordaient
beaucoup de place à l'histoire et la géographie de la France et
de l'Europe au détriment de celles locales. Il n'était donc pas
rare qu'un instituteur enseigne puis interroge la culture
générale de la France. C'est par exemple le cas, dans
l'Aventure Ambiguë, où, dans sa classe de
« l'école nouvelle », le héros Samba Diallo
déploie l'étendue de ses connaissances sur la géographie
et l'histoire de la France. Assis dans sa classe aux côtés de Jean
Lacroix, le fils de M. Lacroix, un colon directeur de l'école, le jeune
homme répond à son instituteur M. Ndiaye qui demande à ces
élèves le nom du département dont Pau est la capitale et
le fait historique majeur qui se rattache à cette ville. "Le
département dont le chef-lieu est celui des
Basses-Pyrénées. Pau est la ville où naquit Henri IV"
déclare Samba Diallo dans un français correct et impeccable.
a. L'envie d'être ou de devenir le héros de sa tribu
Tous nos protagonistes savent avant même de partir
qu'ils reviendront occuper des hautes responsabilités en Afrique. Cette
éventualité les motive et augmente leur envie de partir. Avant
même d'aller à Paris, Kocoumbo évalue déjà
les différents avantages qui vont s'ensuivre dès son
retour :
« Ce qui me plait dans ce voyage, c'est le
retour ! Dans deux ans, je serai pourvu de tous mes diplômes
d'avocat et je rentrerai triomphalement au village. On dansera en mon honneur,
on me rasera la tête, on m'offrira des moutons, on remerciera les dieux.
Je raconterai en détail ce que j'aurai vu, entendu et vus, et tous,
même les vieux, m'écouteront avec recueillement. Le village entier
tournera autour de moi et j'aurai l'impression de naître une seconde
fois ! »
Enfin, mieux que la découverte d'une ville
merveilleuse, le rêve parisien de nos auteurs, du moins à travers
ce qu'ils font dire à leurs personnages, est aussi et avant tout une
occasion d'assouvir l'idée de grandeur d'une personne, d'une famille ou
même d'un peuple. La plupart des héros que nous avons cités
sont présentés comme les meilleurs élèves qu'on
envoie à Paris se frotter aux blancs. Aki Barnabas, malgré la
dissuasion de son clan, est « mandaté » par sa
mère pour aller passer des diplômes et revenir savant. Celle-ci se
justifie par le fait que son fils est le jeune et le plus brillant
élève de son village ; en plus, il connaît le latin et
le grec, et parle le français avec élégance. C'est presque
les mêmes qualités qu'on retrouve chez Fara et Kocoumbo. Ce
dernier reçoit « sa lettre de mission » de son
père en ces termes du narrateur :
« Une idée lui vint, vague encore :
ne ferait-il pas bien d'envoyer son fils en France, lui aussi ? Il
nouerait ainsi dans le village des français, des relations directes avec
les grands patriarches français à qui les dieux avaient
inspiré tant de sagesse. S'il envoyait son fils en France, Oudjo ferait
sans doute plaisir à tous ses compatriotes ».
Tanhoé Bertin s'impose lui-même comme
l'envoyé spécial chargé d'aller « ouvrir grands
ses yeux » P8. La « feuille de route » remise
à Samba Diallo, le héros de l'Aventure Ambiguë, par les
notables Diallobé stipule qu'il aille «apprendre l'art de vaincre
sans avoir raison, (...) et de lier le bois au bois ». Il y'a donc,
dans la rêverie individuelle de chacun de nos personnages, celle de
l'auteur certes, mais aussi celles d'un groupe déterminé.
a. Les autres raisons du rêve parisien
A la lecture de nombreux romans parus durant la période
coloniale en Afrique noire francophone, l'évocation des tirailleurs et
autres « retraités » des grandes guerres mondiales,
reviennent parfois comme autant d'envie pour les romanciers de montrer une
proximité des africains avec leur puissance tutélaire, des
« indigènes » avec leur métropole. Ceci est
d'autant plus vrai que, historiquement, ceux des jeunes hommes africains
enrôlés dans l'armée française pour participer
à ces conflits -notamment la première et la deuxième
guerre mondiale- qui étaient revenus vivants dans leur village, avaient,
et continuent même de servir de points de repères aux historiens,
ethnologues, journalistes et romanciers qui s'intéressent à la
description de la métropole, des populations qui y vivent et de leurs
moeurs. S'il est vrai que les détails et éléments fournis
par ces « anciens combattants » sont souvent vagues et
secondaires, ils restent importants et constituent de précieux
repères à travers lesquels nos auteurs forgent leur vision
onirique de Paris, de la France ou de l'Europe.
Cette idée est parfaitement défendue par Ousmane
Socé lorsqu'il reconnaît que « les récits des
marins noirs, ceux des anciens combattants sénégalais, ceux des
colons, qui, dans leur nostalgie, enjolivaient leurs souvenirs »
entretenaient le rêve parisien de Fara. Dans l'Aventure
Ambiguë, Cheikh Hamidou Kane va plus loin encore dans
l'évocation du tirailleur comme reflet de
« l'Occident » ; l'un de ses personnages nommé
« le fou » est un ancien combattant. C'est lui qui donne
à l'assistance du peuple des Diallobé, réunie pour saluer
le retour d'Europe de Samba Diallo, des menus détails sur la vie au
« pays des blancs », tels que « les grands objets
rapides pour se mouvoir (voitures) », ou « les objets en
fer pour manger (cuillères et fourchettes) » qu'ils utilisent.
AA P 182-183
On pourrait aussi envisager les métiers de l'art comme
d'autres raisons majeures du rêve parisien des romanciers africains de
l'époque coloniale. La musique classique par exemple, celle des Mozart,
Bach, Beethoven connaît en Afrique, comme dans tous les coins du monde,
un réel succès. Le personnage d'Oyono, Aki Barnabas, en est sous
le charme (P 12). Pour sa part, le cinéma véhicule
déjà à cette époque, l'image d'une France gaie et
d'un Paris merveilleux. C'est d'ailleurs ce qu'affirment aussi bien
Tanhoé Bertin et Fara quand ils apprennent qu'ils vont aller à
Paris. Ils parlent davantage de sa beauté que d'autres choses. La
peinture et les spectacles ne sont pas en reste, et,
« (les) beaux monuments, (les) spectacles
féeriques » évoqués par Fara (P 15) concernent
aussi bien les monuments physiques comme l'Arc de triomphe, la Tour Eiffel, le
Louvre... d'une part, que les cirques, les expositions d'autre part. En outre,
Fara « connaissait la plupart des tableaux du Louvre grâce au
Larousse que son père lui avait donné en
récompense... »
Enfin, l'image du « colon temporaire »,
touriste qui vient passer ses vacances en Afrique, et souvent
présenté comme professeur à la Sorbonne, et aussi
« grand africaniste », est aussi importante dans ce
registre du rêve parisien. C'est le cas de M. Dansette et ceux qui
descendent à « l'Hôtel de France », dans
lequel travaille Aki Barnabas. C'est parfois à leur contact que le
rêve commence à prendre forme et pousse le jeune africain à
exprimer son envie d'exil ; « je veux aller en France, je ne
vis que pour ça » dit Aki à M. Dansette, ce
à quoi ce dernier lui réponds « je vous comprends
(...) la France, c'est le plus beau pays du monde ».
On voit bien ainsi, que le rêve de Paris, n'est pas
qu'une lubie d'un jeune en mal d'aventures. C'est aussi le moyen pour un peuple
de sortir de son isolement en cherchant à connaître l'autre dans
toute sa réalité.
I. Les raisons secondaires
Ce sont notamment l'influence du colon et du citoyen de Paris
sur le regard des jeunes africains et leur impact dans l'esprit des romanciers
africains francophones.
p. L'admiration du colon présent en Afrique
Il faut rappeler que l'image du colon dans la
littérature africaine ne commence pas à l'époque
coloniale. Elle est déjà présente dans la
littérature orale. Et même bien avant. Selon Michèle
Dacher, qui emprunte aux textes de Jacques Chevrier, l'image du colon est
déjà présente dans la littérature orale africaine,
notamment à la fin du XVIIIe jusqu'au début du XIVe
siècle. Selon elle,
« Les traditions orales témoignent de
l'apparition des blancs sous forme de mythes génétiques et de
prophéties. Les premiers mythes rendent compte des différences
visibles entre les races par un accident ou par l'arbitraire divin, sans
instituer encore de hiérarchies entre elles ».
Elles sont calquées sur le schéma
chrétien -que les africains découvrent à ce
moment-là- de la venue du Messie. Le blanc a donc ainsi une posture
d'intouchable, de supérieur puisqu'il est rangé aux niveaux des
divinités. Devenu colon avec le début de la conquête
impériale, toujours d'après Michèle Dacher, il va
« quitter sa position fantasmatique pour faire irruption dans la
réalité quotidienne des noirs qu'il transforme
profondément ». Car, il est présent dans tous les
secteurs d'activité, éducation, religion, commerce,
administration coloniale... Pour cela, les colons devenaient des protagonistes
privilégiés des intrigues romanesques de l'époque
coloniale.
Dans les ouvrages de notre corpus, la vision fantasmatique de
Paris commence par l'évocation du « blanc »
présent en Afrique. Il est évoqué à plusieurs
reprises et sous plusieurs angles par nos auteurs. Ainsi par exemple, Dans
Chemins d'Europe, Oyono fait promener son héros, Aki Barnabas,
de colon en colon, présentant ses derniers comme autant de voies vers la
réussite de son héros. Leurs maisons sont belles, ils sont aussi
riches et leur standard de vie est élevé ; ce à quoi
pensent arriver en allant à Paris. Aki Barnabas, qui a l'ambition
"d'aller à la source voir comment ceux qui l'opprime vivent", ou, comme
il le dit lui-même « partir pour l'Europe, France, le seul
pays où je puisse me réaliser », parcourt les
domiciles de tous ces occidentaux présents dans sa ville afin de trouver
son chemin vers le continent européen.
De Chez Kriminopoulos, ce "vieux commerçant
crétois" (P 16), chez qui il est rabatteur, le jeune homme passera
ensuite chez les Gruchet, où il est le répétiteur de leur
jeune fille. Ici, il est en butte permanent avec les préjugés
raciaux de la dame de maison et de sa fille ; laquelle fille il est
sensé initié au latin et au grec. Toujours à la recherche
de sa voie, Aki ira aussi s'adresser à un fonctionnaire colonial
Monsieur Dansette, fonctionnaire colonial dont le séjour en Afrique
s'apparente davantage à une villégiature qu'à un
séjour de travail. Peu avant de croiser ce monsieur Dansette, il avait
travaillé comme guide touristique dans une autre famille
française, les Hébrard, qui possédaient un hôtel
baptisé à juste propos, et comme par hasard,
« Hôtel de France ». Seuls les touristes blancs y
descendaient. Toujours obstiné par son envie d'aller en Europe, et
convaincu que son bonheur sur terre n'est possible que là-bas, Aki ira
même jusqu'à adhérer à une organisation
exotérique, la secte de la Renaissance spirituelle, où, on
l'aidera enfin à trouver une possibilité pour aller en Europe.
On constate donc que l'image qu'Oyono et d'autres encore
donnent du blanc-colon, n'est guère reluisante. Ceux-ci sont
tantôt racistes, humiliants, pingres et même parfois manipulateur
comme l'est la fille Gruchet, qui essaie d'attirer Aki Barnabas dans ses bras,
en menaçant de le faire licencier au cas où il n'accepterait pas
ses avances. Même s'ils sont rares et marginaux, des exemples où
le colon est présenté sous un jour favorable sont
néanmoins présents dans ces romans. Monsieur Gabe par exemple, le
fonctionnaire colonial présent dans Kocoumbo, l'étudiant
noir est présenté comme un facilitateur, mieux, le principal
artisan du départ pour la France des jeunes étudiants africains
dont Kocoumbo fait partie.
Il recommande même ce dernier à sa soeur, Madame
Brigaud, afin qu'elle le prenne chez elle pendant les premiers mois de son
séjour à Paris. C'est d'ailleurs en voulant être comme un
autre colon, Me Sens, un avocat, que Kocoumbo voulu aussi aller à Paris.
Dans ce registre du « colon admirable », on pourrait aussi
évoquer Monsieur Lacroix, le directeur de « l'école
nouvelle » dans l'Aventure ambiguë, qui entretient des
rapports honnêtes avec les parents d'élèves, le chef du
village, ainsi qu'avec beaucoup d'autres
« personnalités » du pays des Diallobé comme
la Grande royale et le Chevalier, le père de Samba Diallo
D'autre part, et dans une toute autre vision, il faut
souligner que l'admiration des colons se caractérise aussi parfois par
une certaine assimilation qui frise même l'aliénation. Ainsi,
Koukoto, un personnage vaniteux et mythomane de Kocoumbo, l'étudiant
noir, ancien élève d'une Ecole primaire supérieure
dans son village de Côte d'Ivoire, se fait appeler Durandeau
« par amour de la langue française », dit-il,
dès son arrivée en France, pour y suivre ses études
supérieures. Il se justifie de ce choix en disant que
« Pour lui, Koukoto était un nom de
sauvage, (et que) Durandeau c'est un nom qui m'a toujours plu. Tu te
rappelles à l'Ecole supérieure, notre professeur de
français s'appelait Durandeau »
Cette assimilation, dégradante aux yeux des autres
jeunes étudiants noirs, est revendiquée par ce dernier qui pense
que le blanc est supérieur au noir ; c'est la raison pour laquelle
il fait tout pour être comme lui. La volonté d'être à
tout prix comme le blanc, est même parfois poussée jusqu'à
l'extrême déchéance humaine. Cette déchéance
peut-être parfois la délinquance ou la prostitution. On retrouve
ce dernier cas chez Nini, l'héroïne du roman d'Abdoulaye Sadji
(Nini, Mulâtresse du Sénégal, 1954).
Métisse, son seul rêve c'est d'être, vue et "admise" par un
des blancs qui vit dans sa ville de Saint-Louis du Sénégal. En ce
mettant sous leur regard elle espère rencontrer l'un d'eux qui pourra
l'épouser et l'amener vivre en Europe. Pour y parvenir, elle va de lit
en lit, animée par l'envie d'aller en France "sa patrie perdue" comme
dit le narrateur.
Comme on le voit donc, la concupiscence est aussi l'une des
voies d'attrait du blanc sur l'africain de cette époque coloniale. On a
connaissance, et cela se voit dans le roman d'Abdoulaye Sadji que nous venons
de citer, de toutes ces jeunes filles « invitées »
à se prostituer auprès des administrateurs et autres
commerçants blancs présents en Afrique avant les
indépendances. Certainement en leur miroitant, entre autres, les
attraits de la ville lumière, les colons parvenaient facilement à
« s'offrir » ces jeunes. Cette voie de la concupiscence est
un temps envisagée par Aki Barnabas lorsque, prit dans son tourbillon
d'admiration des Gruchet, il se met à envisager une aventure
adultérine entre Madame Gruchet et lui :
« elle m'attirait, dit-il, m'excitait avec le
romantisme de la femme blanche interdite, et ma nature inquiète,
enthousiaste et passionnée, avait fait de ce sentiment quelque chose qui
dépassait toutes les limites... ».
Toujours dans registre de l'admiration du colon présent
en Afrique comme reflet de Paris et de la France, on pourrait également
citer l'admiration qu'ont les jeunes noirs de leur manière de vivre
(«... ils détenaient à eux seuls la grosse part des
richesses du monde... », de leur tenue vestimentaire, de leur
régime alimentaire et même des lieux d'où ils viennent :
« les pays d'au-delà exerçaient sur (eux) une
séduction irrésistible ». On le voit bien
à travers ces exemples que le colon et tout ce qui le concerne font
rêver nos auteurs autant que peuvent le faire les images de cinéma
et celles issues des lectures et des cartes postales.
a. La connaissance du parisien : ethnologie à rebours ?
Même s'il ne sera présent que dans le Paris
réel, nous nous sommes permis ici d'anticiper sur le portrait du
parisien. C'est le citoyen de Paris, dont nous avons pensé
établir un portrait-robot à partir des évocations faites
dans les romans que nous étudions. Elle est greffée à
celle de la ville. D'ailleurs le narrateur-héros d'Un nègre
à Paris ne se trompe pas quand il assimile systématiquement
le parisien à sa ville. Le roman, dans son entièreté ne
délimite pas de frontières entre la ville et ses citoyens. En
quelque sorte Paris et le parisien ne font qu'un. Avec des qualités et
des défauts.
Pour ce personnage, « le parisien est un
être exceptionnel ; un individu qui au plus fort de ses
rêveries, ne perd jamais les pédales ».
Tanhoé Bertin, comme d'ailleurs tous les autres personnages qui arrivent
à Paris, doit s'accommoder de lui, car il est chez lui. A chaque rue,
à la fac, dans chaque endroit où nos héros se rendent, ils
doivent combiner avec un parisien. « Ils sont cinq
millions » dit Tanhoé, et à ce nombre, il serait
difficile de ne pas les croiser en chemin. Le parisien tient à sa ville
et « pour rien au monde (il) n'accepterait de voir Paris changer
de visage, d'habitudes, de comportement ». Le parisien que
rencontrent nos personnages est aussi « bon camarade,
honnête, franc », comme l'est Raymond Brigaud, le copain
français de Kocoumbo. Il est aussi très intelligent, et a du
retard et de l'absence, le plus grand mépris. Ce sont tous ces
aspects qui permettent de comprendre la périphrase Ville lumière;
« Il n'aime pas qu'on se montre en retard sur
quoi que ce soit. N'est-il pas le cerveau du monde ? Si le cerveau devait
faillir, que feraient les pieds ? C'est ce qu'il faut entendre par Paris
Ville de Lumière »
Mais le parisien a aussi ses défauts,
particulièrement envers les femmes. Habitué à vivre chez
lui et fier de ses acquis, il a le plus grand mal à considérer
les autres ; principalement les femmes : « Le parisien
si courtois, n'est pas toujours aimable envers les femmes, depuis que ces
dernières lui livrent une lutte sans merci dans tous les
domaines ». Toujours selon Tanhoé Bertin, le parisien est
aussi matérialiste et semble se préoccuper des choses plus que
des êtres ; « je soupçonne le parisien de voir
les choses plutôt que les hommes, de faire violence à son coeur
pour paraître maître de lui ». Son alter ego
féminin « la parisienne » ne trouve pas plus grâce
aux yeux de Tanhoé Bertin. Il la trouve sans relief, plastique et
habituée à « se farder pour tromper le
temps ».
Au final, les images du parisien et du colon données
par ces personnages, montrent bien que nos romanciers font aussi oeuvre
d'ethnologie. Ils se sont intéressés à l'étude
comparative des deux sociétés africaine et européenne qui
se présentent à eux. En outre, en montrant leurs traits, en
présentant aussi certains de leurs caractères, ces romanciers
visent en fait à travers ces personnages, à niveler les valeurs
entre ces « autres » et eux, de sorte qu'il n'y ait plus de
différence de perception entre le blanc et le noir, entre
l'européen et l'africain. De « sujet », ils
transforment donc le blanc en « objet » et, à
l'inverse, l'africain passe « d'objet » à
« sujet ». C'est donc ce renversement, cette inversion des
rôles que Katharina Städtler qualifie « d'ethnologie
à rebours ».
a. La mise en scène de l'altérité de l'étranger
Le couple descriptif blanc colon-parisien, offre aussi bien,
aux personnages de nos romans, qu'à leur auteur, la possibilité
de réfléchir à leur altérité, si ce n'est
tout simplement à celle des autres (blancs). L'intention de cette
démarche, c'est, outre d'inscrire ces réalités humaines
que sont le colon et le parisien, dans le cadre géographique qui s'offre
à nos jeunes personnages, mais aussi et surtout à
eux-mêmes, en tant que « Autres ».
« L'Autre » étant bien entendu, l'individu autre
(par sa race) de celui qui écrit ; c'est-à-dire le blanc.
Chacun des principaux protagonistes des romans que nous
étudions, va donc faire sien cette conception d'être humain
différent de « l'autre », le colon ou le parisien.
Ainsi, nous verrons comment certains vont avoir un regard différent sur
le parisien. Tanhoé Bertin par exemple, ne s'embarrasse pas pour dire
qu'il n'y a entre le parisien et lui aucune consanguinité. Ce dernier
n'est pas son ami et, le moins qu'il veut pouvoir faire en allant à
Paris, c'est d'effrayer le parisien : il annonce d'ailleurs à un
interlocuteur fictif avec qui il « dialogue » tout au long
du roman, qu'il va profiter de son séjour pour poser son regard
méchant sur le parisien et sur sa ville :
« j'aurai bien voulu, si cela était
faisable, emporter avec moi tes yeux pour qu'ils voient ce que je vais voir,
car je vais là-bas ouvrir grands les miens... je les ouvrirai si grands
que les parisiens auront peur. Je vais les effrayer. Je tiens à les
effrayer par ces yeux grands ouverts, cherchant à tout capter et
j'ouvrirai aussi mes pores et tout mon être... ».
Est-ce par pure fantaisie que Dadié fait de son
personnage un ambassadeur impavide ? Pire même quelqu'un de
menaçant ? Nous ne pensons pas, car en choisissant d'aller chez
« l'autre » avec l'intention de l'effrayer et de ne pas se
laisser dominer, il adopte à n'en point douter, une attitude de
révolte politique et sociale vis-à-vis de l'ordre établi
par Paris dans ses colonies. C'est comme s'il voulait absolument inverser le
schéma victime, ou colonisé (noir) - bourreau, colon (blanc). En
optant ainsi, un choix que d'autres romanciers africains postcoloniaux
suivront, ce n'est pas qu'à un renversement de rôles que
Dadié s'aventure, mais également à une
reconsidération du colonisé par le colon, des esclaves par les
maîtres, des riches par les pauvres. Cette vision n'est pas
partagée pas Socé ; son personnage est encore assez
impressionné et surpris par le blanc. Il ne se révolte jamais,
même au plus fort de sa marginalisation par les parents de sa compagne
Jacqueline Bourciez, ou d'autres personnes encore. Tel est par exemple le cas
lorsqu'il se retrouve dans cette scène des pages 31-32 face à un
conférencier blanc qui dresse un portrait lapidaire et plein d'opinions
maladroites du noir et de l'Afrique. Malgré sa colère et son
dépit, il ne trouve pas la force et le courage de contester cette
version et de rectifier ces informations qu'il sait fausses. Fara est tout
aussi écoeuré de l'attitude de Monsieur et Madame Bourciez, qui,
ne supportant pas que leur fille épouse un noir, la renient
pratiquement.
On trouve également cette image du noir manifestant son
altérité en tant qu'être inférieur, chez Kocoumbo.
Celui-ci préfère en effet regarder le blanc dans toute sa
splendeur, comme un être supérieur Ceci est visible dans son
comportement avec ses « petits camarades » du lycée
d'Anonon-les-Bains, de même qu'envers les membres de sa famille
d'accueil. Malgré sa frustration interne, il n'arrive par exemple pas
à « réagir » face aux jeunes
élèves qui l'humilient à la fête de classe du
lycée d'Anonon-les-Bains. Il maintient ce même jugement de
grandeur sur son copain Jacques Bourre -pourtant plus jeune que lui-, sur
Raymond. Le comble de la stupidité, c'est quand Kocoumbo accepte aussi
de subir l'ascendant de Durandeau. Est-ce parce que celui-ci a pris un nom
français et se comporte comme un blanc ? Assurément, car on
comprend mal comment le jeune homme, pourtant réputé au village
pour sa bravoure et son intelligence, n'a pas la même attitude envers ses
autres compatriotes Nadan, Mou ou Douk. Au delà de Kocoumbo, s'il y a
une autre constatation qu'on pourrait faire, c'est que, tous ces personnages
prennent conscience que l'image du blanc riche et opulent qu'ils avaient
à travers le colon en Afrique, n'est pas tout à fait vraie,
même si certains l'envient toujours :
« Lui (Durandeau) qui croyait, à son
départ d'Afrique, avec tous ses camarades d'ailleurs, que chaque blanc
en France avait sa voiture - à cause de l'énorme standard de vie
du plus modeste comparé à l'indigène - lui qui pensait
alors devoir de ce fait, en posséder nécessairement une (...)
avait appris que ce moyen de locomotion n'était que le privilège
d'une certaine classe vers laquelle toute son énergie et toute sa
volonté tendirent aussitôt... »
A travers ces quelques exemples, on comprend donc que ces
représentations de Paris sont aussi l'occasion de s'exprimer de
manière détendue et libre sur le « l'autre »,
c'est-à-dire le blanc. On se doit aussi de reconnaître que, la
représentation de Paris par les romanciers africains francophones,
apparaît aussi comme la seule possibilité de s'exprimer sur une
situation réelle vécue par les populations africaines pendant la
colonisation : la sujétion de l'africain par le colon blanc. Ne
pouvant exprimer leur désapprobation, ni par voie politique, ni par
aucun autre moyen, l'écriture était donc le moyen adéquat
pour exprimer leur altérité culturelle, humaine. Comment analyser
cette mise en scène dans le contexte de la littérature
française de cette époque coloniale ?
I. Le regard périphérique du colonisé ?
Parce qu'elle n'avait pas d'autres repères que ceux de
la littérature française, la littérature africaine
francophone, du moins celle du début du siècle dernier a
énormément puisé dans le réservoir de celle de la
métropole ; tant dans la forme que dans les thèmes. Sur
certains sujets (récits de voyages, description de la nature, la
représentation des villes comme Paris...) des auteurs africains se sont
appliqués à produire des ouvrages tout à fait similaires
à ceux de leurs collègues de métropole. D'autres par
contre ont choisi d'innover et, parfois de se différencier, en apportant
un regard nouveau, que la critique a qualifié de « regard
périphérique ». C'est Katharina Städtler qui
développe le mieux ce concept de « regard
périphérique », au sujet de l'approche des
écrivains d'Afrique noire francophone. Pour elle, face à un sujet
donné, (Paris en l'occurrence), la vision des écrivains venus
d'ailleurs diffère forcément de celle des auteurs de la
métropole, car, même s'ils ont la même langue en usage, ils
n'ont pas souvent la même perception du sujet, encore moins le même
rapport à ce sujet. Quels sont les éléments qui permettent
de mettre en lumière ce concept ? Quel sens peut-on lui
attribuer ?
s. Les éléments du regard périphérique
D'après certains critiques littéraires, les
textes que nous étudions sont une contribution exotique à la
littérature sur Paris. Car, ils viennent de la
"périphérie". Par cette expression, ils désignent les
lieux de production littéraire les plus éloignés du
centre, pris ici comme la France. L'Afrique francophone, comme les
Caraïbes et le Maghreb en font partie. Ainsi, Dadié, Socé,
Aké Loba et Oyono sont considérés comme des
« auteurs périphériques ». Ils sont
possesseurs d'une éducation scolaire et académique
française, mais ont aussi en même temps une culture d'ailleurs,
d'Afrique en l'occurrence, qui leur fait avoir une double appartenance
culturelle. Dès lors, la langue parlée, le français, n'a
parfois pas le même sens chez le parisien que chez eux que chez
Aragon et Hugo par exemples. De ce fait, ce ne peut donc pas
être le même rapport que le parisien a avec sa ville que le jeune
africain qui y débarque. Les expressions ne sont pas les mêmes sur
certains sujets même quand ils sont communs. La langue est davantage le
produit de la colonisation et sert à distinguer les citoyens instruits
des illettrés, chez les africains. Ceux qui la maîtrisent sont
même parfois appelés les « blancs » ;
à contrario, cette même langue est pour le parisien un
élément fondamental de sa constitution. On dirait même,
pour reprendre un truisme bien connu en Afrique francophone, « un
parisien c'est celui qui parle français ». Comme on le voit au
travers de ces quelques éléments, le clivage entre centre et
périphérie est donc perceptible et réel. Il permet aussi
de différencier les auteurs français des auteurs francophones.
Car ces derniers, les africains notamment, sont héritiers de la double
culture dont nous venons de parler.
C'est ce qui se dégage de leurs romans, à
l'exemple de ceux que nous étudions : leurs héros,
formés une première fois en Afrique -à l'Ecole
supérieure comme Durandeau- viennent à Paris parfaire leur
formation. Ils pensent pourtant posséder déjà les
fondements de celle-ci, à travers les enseignements reçus dans
leur village. Une fois à Paris, ils vont se rendre compte du contraire
et, sans les rejeter, on leur fera comprendre que cette formation qu'ils ont
reçue avec le label français, n'en est qu'une au rabais.
Même si dans leur ensemble, ils arrivent à avoir une conversation
compréhensible avec leurs différents interlocuteurs, il n'en
demeure pas moins vrai, qu'à certains moments, ils éprouvent de
réelles difficultés de compréhension. C'est ce qui arrive
à Kocoumbo, qui, en plus de ne pas comprendre le sens de la discussion
que les Brigaud et leurs autres hôtes ont sur l'art contemporain, il ne
capte pas la moitié de ce qu'ils disent car leur débit de parole
est trop rapide. Du coup, il va s'ouvrir pour lui, comme pour les autres
héros de notre corpus, une période d'incertitude et de
redécouverte d'une langue et d'une culture qu'ils pensaient
maîtriser en partie. Ce faisant, ils apprendront néanmoins
plusieurs choses Au rang des choses apprises, il y a bien sûr la
géographie, l'histoire, les moeurs de Paris, ville à laquelle ils
ont rêver.
Kocoumbo, Fara, Tanhoé Bertin et dans une moindre
mesure Aki Barnabas, vont se familiariser avec l'image du Paris réel.
Mais ils vont aussi s'apercevoir que cette image était truffée
d'erreurs et de faussetés. Confrontés aux réalités
de la métropole, le Paris rêvé de ces jeunes
conditionnés par les lectures et l'école coloniale, deviendra
générateur d'un regard nouveau, un regard
périphérique. Certains éléments, certaines
réalités seront complètement différentes de ce
à quoi ils avaient pensé, en quittant leur village. Ce nouveau
regard est amplement véhiculé par le personnage
autodiégétique de Bernard Dadié. Possédant, de tous
les héros étudiés, la meilleure culture
générale et sans doute la meilleure connaissance de Paris, il se
joue de ces symboles. Le 14 juillet, jour de la fête nationale et aussi
jour de la prise de la Bastille sont ainsi tournés en dérision en
page 28 et 29 :
« (...) Et depuis ce jour, la parisien
fête sa liberté recouvrée. Voulant toujours servir
d'exemple, il aime qu'on assiste à son 14 juillet, il veut qu'on sache
qu'il a été lui aussi la chose de ses rois et qu'à force
de patience, de labeur, d'efforts il s'est retrouvé ».
a. Une vision particulière aux africains francophones
Pour les africains francophones en général,
Paris est le centre du monde. Cela est déjà vrai avant les
indépendances des anciennes colonies françaises. Or, Paris exerce
sur ces colonies, une autorité politique économique et culturelle
de toute rigueur. Les conditions d'émancipation des peuples
colonisés sont presque inexistantes. Malgré tout cela, les
romanciers de l'époque coloniale rêvaient encore et toujours de
Paris. Leur louange de Paris se fait même parfois au détriment de
leur propre continent, et entraîne de leur part un regard critique sur
leur pays. Dans un dialogue profond qu'il a avec sa bienfaitrice Madame Brigaud
(pages 153 - 157), Kocoumbo dit ne pouvoir retourner chez lui en Afrique, parce
qu'il veut apprendre à travailler comme les français, et ainsi,
ne pas grossir le nombre d'illettrés de son village :
« J'ai eu plusieurs fois la tentation de
retourner chez moi pour vivre tranquillement heureux ; mais quelque chose
m'empêchait de suivre mes sentiments. Cette force qui me retient, je
crois savoir d'où elle vient. (...) C'est simple, la France m'a
émerveillé par le travail qu'elle a fourni, un travail dont je
n'avais pas la moindre idée quand j'étais chez moi. Lorsque j'ai
compris que toutes ces réalisations qui font partie de votre vie
quotidienne sont le fruit du savoir de l'homme et de ses pénibles
recherches, surtout lorsque je me suis rendu compte que ce savoir a
été atteint par de longs efforts, j'ai vu avec précision
les vides et la faiblesse de l'Afrique. Quand je calcule que sur cent
personnes, il y a cent ignares calfeutrés dans leur brousse et leurs
cases, qui rampent dans l'ignorance... »
Malgré cette admiration et la reconnaissance de toutes
les qualités de la France, Paris reste aussi, et nous le rappelons
juste, le lieu symbole de l'humiliation, de l'asservissement et des souffrances
de leurs peuples. C'est une ville impériale, comme le sont les villes
capitales des pays ayant bénéficié d'une part du
« gâteau » lors du Deuxième Congrès de
Berlin. Et en tant que telle, elle définit et impulse la politique de
sujétion et d'asservissement des régions qu'elle colonise.
Seulement, même si elle opprime, elle conserve un pouvoir de
séduction, qui, à l'évidence, ne laisse pas
indifférent les populations africaines. C'est donc finalement son
côté attrayant qui reste le mieux dans l'esprit des
écrivains africains. C'est sans doute pour cette raison que nos
romanciers poussent leurs personnages vers cette ville qui "ne doit pas
être une ville comme toutes les autres". Car, mus eux-mêmes
par le souci de découvrir et de connaître, ils ont "envoyé"
leur héros à Paris (Fara, Kocoumbo, Tanhoé Bertin) quand
ils ne les y ont pas précédés tout simplement (Aki
Barnabas). Ils espèrent par là être les guides de leur
peuple vers la modernité ou tout simplement leurs
« envoyés spéciaux » dans la
métropole. C'est donc, une façon d'agir en éclaireur.
C'est aussi, à des degrés moindres, opérer une ethnologie
à rebours en ce sens que c'est le noir qui va porter son regard sur le
blanc. Ceci veut dire que Tanhoé Bertin, Kocoumbo et Fara par exemples
qui s'expriment sur le parisien en particulier et le blanc en
général, contribuent ainsi à inverser les rôles de
« sujet » en « objet ».
D'autre part, le regard périphérique n'est pas
une vue uniforme à un continent. Il a aussi des particularités
à l'intérieur de lui-même, qui pourrait faire
apparaître des sous regard périphériques ; ainsi, au
sujet de Paris, les écrivains d'Afrique noire francophone n'ont pas la
même vision que leurs confères du Maghreb par exemple. Pour ces
derniers, Paris n'est pas le seul ou plutôt le premier de rêverie.
Son statut de métropole toute puissante, de
« centre » et de lieu de référence absolu
n'est pas le même. Dans leur démarche littéraire, les
romanciers francophones d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et dans une
certaine mesure d'Egypte, sont, pour des raisons religieuses et culturelles,
d'abord fascinés et attirés par l'Orient, pris comme premier lieu
de référence.
« Les rapports des écrivains
maghrébins colonisé avec Paris sont d'ailleurs complexes. Outre
la concurrence linguistique entre le français et l'arabe qui n'existait
pas en Afrique sub-saharienne, la place de la Mecque dans le monde arabe, et la
présence d'universités au Maroc, en Tunisie et en Egypte, ont
fourni un contrepoint au prestige culturel et intellectuel de Paris pendant
l'époque coloniale ».
a. Le sens du regard périphérique africain
Le regard nouveau des écrivains africains francophones
sur la ville de Paris et sur bien d'autres éléments encore, a
posé un problème aussi bien à l'administration coloniale
de cette époque, qu'à la critique littéraire
française. Il matérialisait, sur des sujets communs, une
différence parfois radicale de vue entre la métropole et ses
colonies, entre le « centre » et la
périphérie. Or, la dichotomie entre le
« centre » et la périphérie n'a pas souvent
été évoquée à Paris à cette
époque-là. Du moins, en ce qui concerne la littérature.
Ceci pour la simple raison que la France avait envisager fortement
d'intégrer ses anciennes colonies dans un ensemble culturel,
initiée par «l'école coloniale » et, poursuivie
plus tard par la Francophonie et ses organes constituants tels que l'Agence de
coopération culturelle et technique (ACCT, aujourd'hui
AIF) ou encore l'Organisation internationale de la francophonie
(OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF).
Il y avait, à travers ces
« projets », une volonté de créer un espace
culturel "homogène" et sans disparité. « L'école
coloniale » commença donc à produire les intellectuels
autochtones « made in France », qui après avoir
reçu une première formation en Afrique, allaient poursuivre leurs
études en France, afin de revenir conduire les affaires de leur pays. Ce
fut le cas pour les auteurs que nous étudions. C'est aussi ce qui
apparaît pour plusieurs de leurs personnages. Le regard
périphérique des auteurs africains francophones dès lors
se fit donc, pour certains, « collaborateur », et pour
d'autres, « résistant » à ces projets. Pour
les premiers, il consista à continuer d'être complaisant, à
accepter une injuste hiérarchie établie, et parfois, à
n'attendre son « salut » que de l'Autre.
C'est ce qu'on a observé chez Aké Loba, dont le
protagoniste principal Kocoumbo réussi chaque fois à se tirer
d'une situation difficile grâce à un deus ex machina blanc ;
La famille Brigaud à son arrivée et lors de ses congés
scolaires lui offre leur hospitalité. Jacques Bourre l'aide à
réviser ses leçons quand il a du retard dans ses cours ;
Denise lui redonne goût à la vie, avant que Monsieur Gabe ne
vienne le tirer d'un « suicide » annoncé. Aux
antipodes de cette collaboration, Tanhoé Bertin est plus critique ;
il a déjà promis d'effrayer les blancs avec ses grands yeux. Il
se moque des journalistes, « une race turbulente, à l'origine
obscure » ; il se montre aussi caustique et railleur de
certaines moeurs parisiennes comme dans ce paragraphe
« Tout me sépare du parisien : la
couleur, la mentalité, ses machines, son frigo, son
téléphone. J'ai beau l'imiter, je constate entre lui et moi, en
certaines heures, un fossé. Un homme qui peut se tuer pour les belles
jambes d'une femme et, pour confirmer une rupture, réclame quoi ?
Ses lettres d'amour, négligeant les robes et les bijoux offerts à
l'amie ! »
En somme, le regard périphérique des romanciers
africains de la période coloniale sur Paris, la France et l'Europe,
quelque soit son orientation, a joué un rôle
prépondérant dans les rapports culturels franco-africains,
rapports dont ces romanciers ont fait l'écho. Selon Katharina
Städtler, il a permis, au sujet de Paris « de manipuler
l'objet de leur regard, et (...) à déconstruire le rationalisme
et l'épistème européens ». Ce regard a
aussi favorisé la mise en place du « métissage
culturel » réclamé par Senghor, qui devait
intégrer, dans un même ensemble, la culture africaine au
même pied d'égalité que la culture française.
Il est également devenu in fine un topos, un moyen
artistique, bref un filon littéraire que d'autres après eux
exploiteront. Car, il était le résultat du séjour en
métropole de ces romanciers qui, après avoir reconnu l'objet de
leur rêve, puis, l'avoir visité et fréquenté, l'on
enfin décrit, raconté dans leurs romans. C'est aussi ce regard
périphérique qui leur donnait aussi la possibilité
d'émanciper leur regard et d'envisager de se démettre de la
tutelle politique, économique et culturelle française. Dans la
plupart des cas, ces ouvrages avaient de forts relents autobiographiques, et
c'est là encore une preuve que l'itinéraire emprunté par
le personnage principal est celui qu'a effectué le narrateur-auteur
quelques temps plus tôt. Au demeurant, il appert que Paris, pris comme
sujet, exerce sur ces romanciers, à la fois une fascination et une
attirance importantes. La formule juste de cette exaltation est toute
trouvée par Aké Loba :
« Parisien ! Tout ce qui venait de Paris avait
pour la jeunesse (africaine) un attrait passionnant, tout ce qui venait de
Paris était considéré par elle avec un respect à la
fois sacré et craintif. Les rares parisiens qu'ils avaient vus en ville
bénéficiaient de l'engouement général. On les
admirait, on les contemplait comme des oeuvres d'art ».
Il y a lieu de dire en définitive, que le rêve
parisien que développe ses personnages, et qui a aussi germé dans
la tête des nombreux jeunes africains venus étudier en France
avant les indépendances, était réel. Il était
même légitime, si l'on tient compte des éléments qui
motivent ce rêve. Ce qu'ils ont appris à l'école, ce qu'ils
ont vu au cinéma et dans divers livres, par exemples, les a convaincu
d'aller à Paris. Sujets français, ils étaient donc aussi
un peu chez eux à Paris. La splendeur de cette ville, sa beauté,
bref toutes ses qualités méritent d'être touchées du
doigt. Le rêve entretenant la réalité, il leur a permis de
faire la moitié du trajet vers ce lieu abstrait, symbole du bonheur,
qu'ils se sont imaginés. Rêver de Paris dans ce contexte,
c'était donc se donner l'illusion de vivre pleinement, de progresser et
de « devenir quelqu'un ».
La simple intuition de voir réaliser ce rêve
donnait des ailes. Pire même, la réception d'un
élément matérialisant le départ pour la
métropole (billet de voyage, lettre d'invitation), rendait certains
d'entre eux hystériques et d'autres présomptueux.
L'hystérie, c'est ce qui s'empare de Tanhoé Bertin quand il
reçoit son billet d'avion pour Paris. Son récit sur cet
état de fait dure près de trois pages (7 à 10). Chez
Kocoumbo, c'est plutôt un sentiment de supériorité, de
mépris et de dédain qui s'empare de lui. Dans ses rêves de
futur parisien, il se donne de l'importance devant ses amis et
dévalorise même son village.
« Sa démarche se fit de plus en plus
fière. Il ne put s'empêcher de relever un peu ses coudes, de faire
légèrement bomber sa poitrine, de rejeter sa tête en
arrière lorsqu'il passait devant les jeunes filles ».
Cette attitude condescendante et méprisante, qui lui
fera perdre des amis, peut être considérée comme l'envers
du décor du caractère de civilisé auquel ces jeunes
croient arriver en allant à Paris. Du coup, on peut se demander si, une
fois qu'ils seront parvenus dans cette ville, ils sauront être à
la hauteur de « l'homme civilisé ». L'objet de leur
rêve sera t-il à la dimension de ce qu'ils avaient
imaginé ? En d'autres termes, le Paris réel sera-t-il la
copie pratique et concrète du Paris rêvé ?
Troisième partie : LE PARIS REEL ET LE PARIS VECU
La deuxième partie de ce travail a montré
à travers quelques éléments que la rêverie de la
Ville lumière fait partie du quotidien des jeunes africains. Paris, la
France et l'Europe sont des lieux qu'ils veulent absolument visiter. Dans cette
troisième partie, nous poursuivrons le voyage entrepris par nos
romanciers à travers leurs personnages principaux, rendus à
présent à Paris. Il s'agira à présent de passer
d'une ville abstraite à une ville concrète, d'un mirage à
une réalité. Car, comme le reconnaît le
protagoniste-narrateur de Bernard Dadié,
« La France ! Jusqu'à aujourd'hui
elle avait été pour lui un simple nom ; bien plus une
abstraction qui s'éloignait sans cesse ; quelque chose de si
extraordinaire qu'il en admettait l'existence sans grande
conviction »,
Comment se présente l'objet de leur rêve ?
Que feront-ils là-bas ? Pour le savoir, nous présenterons
leur séjour, dans un premier temps à travers la description
physique de Paris, telle qu'elle est observée dans les romans de notre
corpus. Le deuxième volet de cette dernière partie de notre
travail sera quant à lui, réservé aux différentes
fonctions et aux symboles auxquels renvoie la ville de Paris, à la
lumière d'Un Nègre à Paris, Mirages de
Paris, Kocoumbo l'étudiant noir et Chemins
d'Europe.
VII. La description physique de Paris
Le premier contact des jeunes africains qui ont quitté
leur village pour venir à Paris leur révèle une ville
à des années lumière de ce qu'ils s'étaient
représentés jusque-là. Le choc est immense, car
« Paris est un véritable univers », où,
« les maisons (sont) grises, démesurément hautes,
l'air très confortable. Les rues, larges, infinies, solidement
pavées ». Ce choc est donc d'abord physique ; ils
découvrent une ville gigantesque, énorme et imposante dans sa
matérialité. Aucune rue ne ressemble aux pistes de leur
brousse ; aucun immeuble, palais, château n'est non plus semblable
aux maisons de leur village. Quand bien même ils la rapprochent des
villes de leur pays, le fossé est toujours très grand :
« c'est vraiment beau tout ce que je vois ici...
architecture, transports, confort, hygiène, ordre, activité, tout
est sur un plan supérieur à celui de l'Afrique, tout est sur un
rythme affolant comparé aux choses africaines »
Tout leur semble donc nouveau, meilleur, et, devant cette
nouveauté, ces jeunes ne restent pas insensibles à ce qu'ils
voient. Leur regard est sans cesse renouvelé par le côté
esthétique des éléments qui composent la ville de
Paris ; de même que leur envie de savourer cette beauté
croît au fur et à mesure qu'ils prennent pied dans la ville de
leur rêve. Il y a même ceux qui vont jusqu'à penser que
Paris est une ville imprenable:
« Paris, par la construction de ses maisons
collées les unes aux autres, par ses nombreuses rues ne se coupant
jamais à angles droits, est une ville qu'on ne peut enchaîner.
Cela se sent de prime abord. C'est son premier air »..
C'est donc cette ville gigantesque qu'ils décrivent au
fur et à mesure que leur séjour passe, à travers plusieurs
éléments qu'ils côtoient ou qu'ils fréquentent. Nous
les classerons en trois catégories : les
« éléments » de transition, les
« éléments» nouveaux et les
« éléments » ordinaires :
v. Les « éléments » de transition
Dans cette rubrique nous mentionnons les
éléments physiques qui montrent la passage entre le lieu
d'origine des personnages (l'Afrique) et leur futur lieu de résidence
(Paris, France, Europe).
1) Le port, l'aéroport et la gare
Principales portes d'entrée dans un pays, le port et
l'aéroport sont aussi les lieux d'arrivée en France des
personnages des romans de notre corpus. Après plusieurs jours de voyage,
Fara débarque dans le port de Bordeaux :
« Le soir du neuvième jour de
traversée, on entra dans les eaux profondes de Gironde. On devait
arriver à Bordeaux vers minuit et l'on ne débarquerait que le
lendemain. (...) Il alla s'asseoir sur le même cabestan à l'avant
du navire qui glissait sans secousse sur l'eau calme de la
Gironde ».
Pour leur part, partis du port d'Abidjan après avoir
laissé quelques jours plus tôt Kouamo leur village, Kocoumbo et
ses compatriotes, arrivent en France par le port de Marseille :
« le voyage s'achevait. Bientôt ils allaient débarquer
à Marseille ».
Nous avons déjà signalé plus haut qu'on
ne sais pas grand-chose du séjour parisien d'Aki Barnabas, encore moins
du lieu où il accosta en France. Beaucoup plus chanceux que Fara et
Kocoumbo, qui ont passé plusieurs jours en bateau avant d'entrer en
France, Tanhoé Bertin arrive, lui, par un aéroport de Paris.
Celui d'Orly en l'occurrence. Seul Fara décrit l'environnement de son
lieu de débarquement en France : « les maisons
étaient grises, démesurément hautes, l'air très
confortable ». Tous, ils ont en revanche une idée
très précise de la gare dans laquelle ils prennent leur premier
train. Surtout pour ceux qui sont arrivés par « la
province » (Marseille et Bordeaux). C'est à la gare Saint-jean
que Fara, accompagné de ses hôtes (le Syrien et le
commerçant), prit son train pour Paris. Celle où Kocoumbo prend
sa correspondance, n'est pas mentionnée, mais on sait que le lendemain
de son arrivée en France, il prend « un train du soir pour
Paris ». Ces différents lieux revêtent une
importance particulière dans le début du séjour parisien
de ces personnages, que l'évocation des moyens de transport devrait
compléter.
1) Les moyens de transports : avion, bateau, train
Le bateau et l'avion sont les moyens de locomotion dont se
sont servis nos héros pour venir en France. A les entendre, c'est la
première fois qu'ils empruntent l'un ou l'autre. Ce sont, à leurs
yeux autant d'éléments qui collent davantage à la
réalité de l'Europe qu'à celle de chez eux. Bien
sûr, l'un comme l'autre de ces éléments les impressionne et
le commentaire qu'ils en font, montre bien qu'ils ne sont pas en face d'un
élément ordinaire, ni même d'une situation habituelle,
comme en témoigne cette tirade de Tanhoé Bertin.
« L'avion m'emporte. Chaque fois qu'il plonge
dans un trou d'air, je m'accroche à mon fauteuil comme si le fauteuil
était un appui sûr dans une chute. Les autres passagers ont le
même réflexe. (...) Le gigantesque oiseau emporte les oeufs que
nous sommes. Où nous posera t-il ? Tant qu'il y'a des trous d'air.
On dirait des obstacles sur le chemin de Paris ».
La description du moyen de locomotion est aussi une
façon de commencer à se familiariser avec son nouveau milieu.
Pressentant qu'il allait dans un monde nouveau, où il va voir des
personnes nouvelles, Tanhoé Bertin constate qu'il est déjà
le seul noir dans l'avion qui le transporte pour Paris. Cela lui permet de
comprendre qu'il ne part pas en terrain conquis. Bien plus, que pour avoir
droit à quoi que ce soit il devra le conquérir, le gagner. Rien
n'est fait en somme pour qu'ils pensent qu'il aura la vie facile dans cette
nouvelle ville.
Dans son bateau, baptisé
« l'Asie », Fara découvre les paysages sublimes qui
jonchent leur itinéraire : « les lumières de
Rufisque », les « archaïques
réverbères » de l'île de Gorée. Kocoumbo
et ses compagnons apprennent dans leur embarcation, comment se sauver en cas de
naufrage. Puis, c'est dans le train qu'ils prennent pour Paris qu'ils
commencent à sentir la différence d'avec leur village, et, en
éprouvent même furtivement l'envie d'y retourner au plus vite.
« Ils s'installèrent dans un compartiment
à moitié vide ; deux vieilles dames occupaient un
coin ; un journal marquait la place du troisième voyageur qui
fumait dans le couloir ».
a. Les « éléments » nouveaux et communs
En général, certains
« éléments » urbains, notamment à
Paris, se détachent de la vision d'ensemble de la ville et ils
méritent, de part leur « corps » et leur
fonctionnalité, qu'on leur consacre une étude
particulière. Ces « éléments », plus
nombreux, peuvent être des espaces précis, ou des
éléments se produisant dans ces espaces
3) Le métro
Nous n'avons pas classé le métro avec les autres
moyens de transport, parce qu'il est à la fois lieu et engin. En outre,
il représente dans l'imagerie de ces jeunes, un élément de
rupture par rapport aux autres sus évoqués. A la
différence des autres qu'ils ont aussi aperçu en Afrique, le
métro est une véritable nouveauté. Il est donc
certainement l'élément qui attire le plus leur attention.
Même à envisager qu'ils en aient peut-être entendu parler
dans la triade « métro-boulot-dodo », ils n'en ont
pas une idée tangible. Les lectures faites au pays, ne les ont pas assez
renseigné sur ce moyen de locomotion. Pas plus qu'elles ne leur ont
décrit la frénésie qui s'empare des parisiens quand ils
sortent du travail en début de soirée et qu'ils doivent
l'emprunter pour regagner leur domicile.
Tout ce qu'il sait avant d'arriver à Paris, c'est qu'il
y a un métro qui roule dans le souterrain. Les définitions que
nos héros en donnent ne laisse aucune place au doute sur leur
« connaissance » du métro. Le métro c'est
« Cette gigantesque toile d'araignée
souterraine prenant Paris dans ses rêts (...) ; ce réseau
fait de couloirs, d'escaliers roulants, de montées de descentes, de
stations, est un enchevêtrement de lignes menant à tous les coins
de Paris », dit Tanhoé Bertin.
Pour le héros de Mirages de Paris, Fara, c'est
« une suite de wagons sans locomotive » qui surgit
de la pénombre d'un souterrain et qui roule rapidement. Plus simple est
cette définition de Durandeau, « un train qui passe sous
la terre ». L'émerveillement de Kocoumbo est sans borne
à son premier contact avec le métro :
« C'est ça le métro, le train qui
passe sous terre ! (...) Quel beau plafond ! Quelle belle
voûte ! De gros fils la parcourent. Les lampes sont-elles
toujours allumées ? Ces carreaux blancs sur le mur, quel
travail ! Comme cela semble solide !» P85. En somme, le
métro c'est « une invention magique »
Ce qui est aussi frappant et plus inattendu pour ces
personnages, c'est l'usage qu'en font les parisiens et la place qu'occupe le
métro dans leur quotidien. Le métro est pour eux, un compagnon
quotidien fidèle, et que chaque parisien s'est approprié.
« Dans les rues, on se presse parce qu'il y a le
métro à prendre (...) c'est dans le métro qu'on saisit le
plus le rêve prodigieux du parisien d'être le roi de ses machines,
de se faire porter par elles, d'avoir le droit de paresser, de jouir de la vie
parce qu'il s'est substitué à lui les machines... »
Dans cette longue réflexion de Tanhoé Bertin, on
comprendra allègrement toute l'étendue de la complexité du
métro et les difficultés d'usage pour le jeune africain qui
débarque à Paris.
« Lorsque tu viendras à Paris, dans ce
Paris qui vit sous terre, à circuler dans le métro,
achète-toi aussi un guide. (...) Muni de ce plan, perds-toi dans les
dédales de couloirs et de flèches, de plaques indicatrices et de
coulées humaines, de sens interdits, de montées de descentes
(...) »
Malgré ces difficultés d'usage, il
n'empêche que cet élément nouveau est
apprécié des jeunes africains. Ils lui reconnaissent un
côté pratique dans le transport des personnes. Bien plus, ils sont
même d'avis à reconnaître que, c'est le lieu par excellence
des rencontres et surtout de familiarisation avec les habitants autochtones de
la ville : « n'empêche, dans les couloirs et les voitures,
on coudoie beaucoup de monde pour se faire une idée exacte de la vie
à Paris. Je dirai même que pour connaître le parisien, il
faut l'aborder dans le métro, soit qu'il se rende à son travail,
soit qu'il en revienne». On voit donc à travers ces exemples que,
pour être en phase avec la ville il faut se familiariser avec le
métro :
« Qui n'aime pas le métro, n'aime pas
Paris. Car, Paris respire, tousse, vomit, avale, résiste et se rebelle
par le métro, qui est à la fois sa bouche, ses poumons, ses
artères, ses veines, son coeur ».
Maîtriser ses itinéraires, son usage et
même connaître sa symbolique, sont des données importantes
pour les jeunes africains qui arrivent à Paris. Comme le sont aussi la
connaissance des palais et des musées.
1) Les palais et les musées
Pendant la période coloniale, il n'y a presque pas de
musées en Afrique noire francophone. Quelques palais existent tout de
même ; ce sont les résidences privées des chefs
traditionnels locaux. Ces palais, sanctuaires des trésors culturels de
ces localités, étaient riches en valeurs symboliques.
Néanmoins, ils ne sont pas comparables à ceux que vont
découvrir nos héros à Paris. Par exemple le palais
oriental d'Angkor, construit pour l'Exposition coloniale : tout juste
arrivé à Paris, Fara visite l'avenue des Colonies et ses nombreux
palais. Là, il se met à admirer le palais d'Angkor, le plus
apprécié de tous, que le narrateur décrit de la
sorte :
« Le palais d'Angkor était le plus
admiré. Sa masse gris bleuté se détachait du ciel parisien
où se reflétaient, en poussières multicolores, les
lumières d'en bas. Il se dégageait des dragons et des dieux
asiatiques, la rigidité mystique des sphinx ».
L'autre palais qui revient avec récurrence dans les
descriptions de ces personnages, c'est le palais de Versailles -bien que
situé en dehors du Paris urbain. Le narrateur-héros d'Un
nègre à Paris souligne le fait que ce lieu soit propice aux
amours de tous genres.
« Tout dans le parc de cette demeure royale
incite au rêve, aux confidences, aux effusions : les allées,
les jets d'eau, le bois, le silence, le reflet du soleil à travers les
feuillages, l'air, la brise, les parfums, le sourire des gens, l'éclat
des regards... ».
Pour sa part, Kocoumbo -et son ami Durandeau- arpente parfois
les artères du palais du Luxembourg, où siège les
sénateurs, à la recherche d'un représentant d'Outre-mer.
Il s'émerveille devant l'architecture de ce bâtiment et reste coi
à l'évocation de sa richesse historique ;
« les couleurs claires et les proportions du palais de Chaillot
réveillèrent en lui une émotion
troublante ».
Tout comme pour les palais, les personnages des romans de
notre corpus sont aussi frappés d'une très grande admiration
quand ils visitent les musées parisiens et découvrent les
trésors qu'ils recèlent.
« J'ai donc vu dans un de ces
musées, le Musée Grévin, le chapeau de paille que le plus
grand de leurs empereurs, Napoléon, portait à
Sainte-Hélène ; sa table de travail dans cette
île ».
Fara, comme Kocoumbo, parlent davantage du musée du
Louvre et de se nombreux objets d'art. Ils ont même l'occasion de le
visiter.
1) Les rues, les avenues et les boulevards
Une autre « découverte » faite par
nos personnages, concerne les routes. A la place des pistes et des routes non
bitumées auxquelles ils sont accoutumés, ils ont droit à
Paris à une diversité de voies, les unes aussi belles que les
autres. Elles n'ont pas toujours la même étiquette, car, selon
leurs dimensions, on les appelle rues, allées, boulevards, avenues.
Plusieurs d'entre-eux figurent dans les ouvrages que nous étudions. Leur
évocation est tantôt précise, tantôt vague. Certaines
n'ont pas de symbole particulier et d'autres, si. Au demeurant, on dirait que
nos auteurs en font mention, davantage pour montrer qu'ils sont bien à
Paris, que pour autres choses. De manière rassemblée, on pourrait
citer la Rue Coloniale (là où se déroule l'Exposition
coloniale), la rue des Ecoles, la Rue marchande de Rivoli... La rue Fontaine
décrite dans Mirages de Paris se présente comme le coin
des boîtes de nuit. Sur cette rue,
«Aux frontons des boîtes de nuit, les
lumières multicolores se mouvaient en un tournoiement chatoyant qui
incitait aux folies de jeunesse. Les autos, glissantes, bêtes
sombres, dardaient leurs yeux incandescents sur tout ce qui peuplait la
rue »
Les Boulevards Saint-Michel, de la République et
surtout les Grands boulevards sont autant de lieux où,
Tanhoé Bertin et Fara disent pouvoir aller flâner, de même
que Kocoumbo, à son retour du lycée d'Anonon-les-Bains. Dans ce
registre des routes, la palme de la description revient sans conteste à
l'Avenue des Champs-Élysées :
« Dans le taxi qui le conduisait à
l'avenue des Champs-Élysées, il regardait à travers les
vitres les multitudes de maisons défiler, hautes grises, portes et
fenêtres innombrables toujours closes (...) Dans cette avenue (...) les
maisons avaient encore été plus hautes, les enseignes
multicolores plus lumineuses ! Partout glaces, verreries scintillantes,
bijoux aux mille reflets, automobiles miroitantes dans des vitrines
tapissées et fleuries »
Alors que Kocoumbo, en compagnie de Raymond Brigaud admire sur
cette avenue « tous les lampadaires qui brillent comme autant de
fleurs lumineuses » P94, Durandeau pense que c'est tout
simplement « le plus beau quartier de Paris ».
a. Les « éléments » ordinaires
Ici, en dehors des églises dont la description est
précise et les occurrences nombreuses, d'autres éléments
à l'importance réduite, mais significative ont aussi
attiré notre attention.
6) Les Eglises
Toujours animés par leur souci de découverte,
nos personnages visitent aussi les Eglises, même sans être
particulièrement fervents chrétiens -Fara est musulman, Kocoumbo
croît en ses ancêtres, Tanhoé Bertin s'amuse de toutes les
religions et on ne sait pas grand-chose d'Aki Barnabas à Paris. Comme
d'autres touristes, le narrateur-héros d'Un nègre à
Paris sillonne le quartier de Montmartre. Là, il visite le
Sacré-Coeur et reconnaît qu'on ne peut pas
«Aller à Paris et ignorer
Montmartre (car), le Sacré-Coeur veille sur ses montmartrois et
regarde d'un oeil placide les voyageurs plus pressés de photographier
que de parler aux gens ». C'est la cathédrale Notre-Dame
de Paris qui est la mieux représentée :
« c'est la plus grande (...) églises. Une merveille
d'architecture. Les hommes ont dans la pierre gravée leur foi. Pour te
faire une idée de la majesté de l'édifice, figure-toi
qu'ils ont mis deux cents ans pour l'achever ».
Sublimé devant sa beauté et la fréquence
de fréquentation de ce monument, le personnage d'Aké Loba essaie
même de donner ses dimensions et la symbolique de certains
éléments y figurant :
« (...) cette église sommée de deux
tours s'élevant à quatre-vingt-neuf mètres, (avec) trois
étages. Il n'y a rien (ici) qui ne vous tienne un langage : la
pierre grise, la dalle usée sous les pas des rois, des fidèles
des touristes, les striges qui se tiennent la tête... »
Fara aussi est impressionné par cette
église de style gothique; il l'est d'autant plus qu'il sait que
Notre-Dame de Paris a prêté son nom et son antre à
quelques romans qu'il a lu
« Notre-Dame produisit sur lui sa plus profonde
impression parisienne. Que de foi ardente se matérialisait en ce
gigantesque « rêve de pierre » qui
s'élançait vers l'éternité ! Il admira
longuement les vitraux, les dentelles de pierre, les scènes
allégoriques ».
L'évocation des églises parisiennes dans ces
romans, reste sommaire. Les narrateurs n'évoquent que leurs aspects
physiques extérieurs ; aucun détails ou presque, n'est
donné sur l'intérieur de ces maisons de prière. Est-ce
à dire que le décor intérieur est inexistant ? Ou
alors, peut-on voir dans cette simple description de l'architecture
extérieure des églises de Paris une certaine banalisation de la
religion ? Cela pourrait être possible, car, on voit
déjà chez Aki Barnabas, à sa sortie du séminaire,
un anticléricalisme vigoureux qui se caractérise par le fait de
tourner les prêtres en dérision. C'est à peu près le
cas aussi chez le narrateur de Kocoumbo, qui présente Joseph Mou, le
séminariste, comme un jeune homme coincé et amorphe, qui ne
trouvera son « salut » que dans l'alcoolisme. Les
églises parisiennes ne seraient donc que de simples bâtiments
comme d'autres. Le narrateur d'Un nègre à Paris, emploie
quant à lui quelques paraboles évangéliques, sans grandes
incidences sur l'intrigue, ni sur l'itinéraire
1) Les quartiers et les places
Exception faite de Aki Barnabas, dont le séjour
à Paris ne nous est pas conté par L.F Oyono, tous les autres
personnages des romans que nous étudions ont visité le Quartier
latin. Centre intellectuel, ce « haut lieu de
connaissance » est censé être le lieu de rencontre et de
résidence de tous les élèves et étudiants. Il
« est situé sur la montagne
Sainte-Geneviève » et on l'appelle ainsi
« parce que les maîtres et les élèves ne se
parlaient qu'en latin ». C'est dans ce quartier que se trouve la
Sorbonne, l'université prestigieuse dans laquelle tous les jeunes
africains rêvent d'entrer. C'est aussi le lieu où sont
présents plusieurs librairies et bibliothèques. Aké Loba
le présente aussi comme un milieu dépravé dans lequel
commence à se faire tous les trafics, du fait de la présence des
étudiants africains, qui ont transformé l'un des secteurs du
Quartier latin en « bidonville », baptisé
Cité des étudiants d'Afrique noire. Ici, il règne une
ambiance permanente de fête, où bruits de radios et tourne-disques
le dispute aux « clabaudages des hommes, les criailleries des
femmes et les pleurs des enfants ». P186. Cette ambiance tranche
d'avec celle des quartiers résidentiels où logent par exemple la
famille d'accueil de Kocoumbo (les Brigaud), au «18, place de la
République, 2e étage, porte gauche », ou la
belle-famille de Fara (les Bourciez), au « 125, rue Croisière,
à la République ». On trouve aussi à Paris
« des maisons si sérieuses d'aspect qu'on dirait qu'elles
ont conscience de ce qu'elles sont ou représentent. Elles sont de Paris.
Elles sont Paris ».
Sur la place de la Concorde, Kocoumbo est saisi
d'étonnement et d'admiration par tout ce qui y figure :
« son saisissement fut plus extraordinaire que celui du premier
archéologue qui pénétra dans la Vallée des Rois.
Les jets d'eau lui parurent des fleurs aux pétales renversés, en
adoration musicale face au ciel ». La place Vendôme quant
à elle séduit Tanhoé Bertin à travers la statue
hissée de l'empereur Napoléon. Ce sont-là quelques preuves
que les places aussi font leur effet sur nos personnages
1) Les autres éléments
On citera au rang des autres éléments
découverts à Paris, des lieux aussi variés les uns que les
autres, dont l'impact est tout de même réel dans les romans de
notre corpus. Le panthéon par exemple, est évoqué dans la
plupart d'entre-eux. Il ressort de leurs évocations que c'est
« un grand édifice -bâti sur une montagne- où
le parisien enterre ses grands hommes. Dans le crypte reposent des
écrivains illustres, Rousseau Voltaire, Zola, Hugo, des
généraux et des maréchaux ».
Ils décrivent aussi leurs dortoirs, chambres et
appartements ; de même que les cafés et les restaurants,
définis comme « les seuls endroits où le parisien
accepte de perdre du temps » 108. L'hôtel de ville, les
bibliothèques et librairies, le stade de foot, les hôtels qu'ils
voient dans la rue sont autant de lieux qui les fascinent et dont-ils parlent.
Les bars dancing, comme celui de la Cabane cubaine,
« musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait
envoyé un spécimen ». Ils évoquent aussi,
les berges de la Seine, « le fleuve qui coule à
Paris », les bateaux-mouches ; plus loin, les Invalides,
Montmartre et ses boites de nuit, « le quartier des
artistes », Saint-Denis, où «sont
enterrés les grands rois de France ».
Au rang des monuments célèbres dont ils ont
entendu parler avant leur arrivée en France, il y a également
l'Arc de Triomphe, dont certains savent déjà que c'est le
portique où se trouve le monument du soldat inconnu:
« Il (Fara) arriva devant l'Arc de triomphe,
tourna à plusieurs reprises autour du monument et déchiffra tous
les noms de batailles jusqu'à ceux inscrits très haut sur la
pierre. Arcole, Montdovi, Castiglione, Austerlitz, ressuscitaient son
enthousiasme d'écolier lorsqu'il suivait, haletant, les luttes de
l'empereur, bataillant pour réaliser son rêve
surhumain ! »
Les forêts de Rambouillet et de Fontainebleau, le zoo de
Vincennes sont aussi cités par Tanhoé Bertin comme autant de
lieux agréables de la région parisienne où il faut aller
se divertir.
« L'hiver, ses loisirs se passaient au
cinéma ; l'été, il préférait les
excursions au bois de Boulogne et parfois en vraie campagne jusqu'à la
forêt de Fontainebleau. Ils partaient le matin, de bonne heure, toutes
provisions prises, pour d'agréables pique-niques sur l'herbe».
Dans cette longue liste d'éléments monumentaux
cités, on ne saurait oublier la Tour Eiffel dont ils ont abondamment
entendu parler quand ils étaient encore en Afrique, et dont l'image est
déjà célèbre à travers le monde
entier :
« Ils prirent un taxi et se dirigèrent
vers l'Arc de Triomphe. Dès la rue de Rivoli, Kocoumbo fut
émerveillé. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la
Concorde, il se crut dans un jardin aux arbres magiques : tous les
lampadaires brillaient comme autant de fleurs géantes lumineuses.
Lorsque Raymond lui dit : « nous sommes sur les
Champs-Élysées », il se souvint de cette appellation
qu'on lui avait rabâchée en Afrique : Paris,
ville-lumière ».
En somme, au regard de ce qui précède, Paris est
sur le plan physique, une ville nouvelle pour ces personnages. Nouvelle parce
que, son architecture, ses monuments, ses rues et quartiers, et aussi ses
citoyens, sont différents de ceux auxquels ils étaient
habitués dans leur village. Ils trouvent que ces éléments
du Paris physique sont beaux et magnifiques ; ils en sont séduits
et le disent : « belle, vieille, fleurie, pleines de femmes
spirituelles et coquettes, abreuvée de lumières, cette ville,
Paris, a tout pour attirer l'aventurier ». Parfois, certains
d'eux ont l'impression de vivre quelque chose d'inédit :
« Ils descendirent de voiture pour traverser les
Tuileries. Kocoumbo marchait comme un saint qui met les pieds au paradis. Un
vent frais lui soufflait au visage ; les arbres étaient pleins de
bourgeons. Il avait l'impression que le monde venait de naître, que le
Créateur finissait d'achever son chef-d'oeuvre ».
Seulement, ce seul attrait physique pourrait-il leur suffire
à assouvir leur envie de connaître Paris ? Autrement, leur
rêve parisien se serait-il réalisé juste par la description
matérielle que nous venons de présenter ? Il nous semble que
l'étude de la symbolique et des fonctions véhiculées par
Paris pourraient donner plus de sens et plus de consistance à la
réalisation de ce rêve.
I. La symbolique et les fonctions de Paris
Paris, « ville de surmonde, bâtie par des
géants » comme le dit le narrateur de Mirages de
Paris, est-elle une ville si particulière ? Que
représente Paris pour nos auteurs et leurs personnages ? Ces
derniers ne sont-ils que des « nègres qui aspirent au paradis
blanc » ? Que font-ils durant leur séjour et, quels
rapports entretiennent-ils avec leur nouvelle ville ? Toutes ces questions
sont utiles pour arriver à dégager les différentes
fonctions de la ville de Paris.
y. Paris, lieu d'exode
Pour de nombreux élèves et étudiants du
monde, Paris a toujours été un lieu d'exode
privilégié, où ils viennent pour se former. Cela est aussi
vrai pour les africains. Ce qu'il faut savoir, c'est que, avant leur
indépendance, la plupart des pays d'Afrique noire francophone ne
possèdent pas d'université. Pas plus que d'autres structures pour
préparer aux études supérieures. L'exode, des
néo-bacheliers africains vers la France et ses universités,
s'inscrit presque automatiquement dans le processus de continuité, qui
veut qu'après le lycée, on rentre en fac. Celle-ci se trouvant en
France, alors, ceux qui avaient obtenu le baccalauréat et qui
souhaitaient poursuivre des études supérieures, venaient
s'inscrire dans une université en métropole. La formation
dispensée ici devait produire les futurs hauts cadres du continent noir.
Paris, et les autres villes de l'hexagone qui disposent d'une
université, étaient donc de fait, des lieux d'exode -certains
diront d'exil- de la jeunesse africaine en quête de connaissance et de
savoir.
Pour Lilyan Kesteloot, « la capitale
française semble avoir été le creuset où se
forgèrent les idées d'une élite de couleur qui allait, non
seulement fournir des cadres directeurs des nouveaux Etats africains, mais
encore jeter les bases de véritables mouvements culturels distincts de
ceux de la métropole»..
Paris, plus que les autres villes de France, offrait de
nombreuses possibilités sur le plan académique (le nombre, le
prestige et la renommée de certaines de ses fac) et sur le plan social
avec, l'installation préalable d'autres membres de la communauté
africaine en son sein, les loisirs, les activités économiques,
culturelles, politiques. Elle allait donc cristalliser dans ses murs la
majorité du contingent étudiant africain en France. Les
personnages de notre corpus figurent dans cette majorité. Si Kocoumbo
par exemple, reste un temps à Anonon-les-Bains, c'est parce qu'il doit y
aller en internat dans un lycée. Il finira par venir s'installer, comme
ses camarades d'aventure (Durandeau, Douk, Mou, Nadan), et les autres
héros que nous étudions (Fara, Tanhoé) à Paris.
Ainsi présents à Paris, ils vont s'instruire et se former de
plusieurs manières différentes.
a. Paris, lieu d'instruction et de formation scolaires et académiques
Si on excepte Fara, dont le but premier était de venir
participer à l'Exposition Coloniale, et Tanhoé Bertin dont la
« mission » est plutôt celle de raconter ce qu'il
voit dans la capitale française, les autres personnages viennent
à Paris d'abord pour étudier et se former à devenir les
cadres de demain dans leur pays. Leur avenir immédiat à Paris est
donc, un moment d'apprentissage qui devra déboucher sur la
réussite scolaire et académique, préalable à
l'accès aux postes de responsabilité qui les attendent à
leur retour. Des fois, ils évoquent en groupe leur avenir :
« Ce n'était pas un sujet nouveau puis
que les jeunes gens parlaient de leur avenir (...) Tous étaient
appelés à être demain les élites de leur tribu. Un
jour, ils y joueraient les plus grands rôles. Ils étaient
envoyé en mission vers la France, pépinière fabuleuse de
leur jeunesse exaltée ».
En effet le désir d'instruction est grand chez ces
jeunes, comme en général chez tous les jeunes africains de cette
époque-là, surtout quand ils intègrent la finalité
de leur apprentissage. Des postes de responsabilité les attendent
dès leur formation achevée. Si, ils ont de telles garanties
d'emploi dans leur pays, c'est que ceux-ci ne possèdent pas encore la
ressource humaine nécessaire, dont ils ont besoin pour leur
développement. Ainsi, ceux qui étaient envoyer aux études
à l'étranger, devaient réussir absolument pour que la
tradition se perpétue
« Puisque nous avons la possibilité de
venir nous instruire, il faut que ceux qui commencent réussissent, non
pas pour leur orgueil personnel, mais pour donner espoir à ceux qui les
suivront. Si je repartais, je crois que je ferais du tort à mon pays.
Les pères diraient à leurs enfants : « Inutile
d'essayer de vous instruire, vos aînés ont
échoué ».
Emerveillés par la sagesse du colon-blanc, mais aussi
soucieux de mieux connaître des disciplines comme le français, la
philosophie, la science et ses merveilles, ils vont émigrer à
Paris, par leur propre volonté ou mandatés par leur famille et/ou
leur clan, pour parvenir à ces fins. Kocoumbo -ses compatriotes de
voyage aussi- en est un parfait exemple. Ainsi, malgré son âge
avancé, il s'inscrit en quatrième au lycée
d'Anonon-les-Bains ; en dépit du retard de connaissances qu'il
accuse sur ses camarades, tous plus jeunes que lui, il s'applique dans sa
formation, et, à force de ténacité et d'abnégation
réussira à avancer de quelques classes jusqu'en première.
Au passage, il devient excellent dans certaines matières, alors que son
handicap était grand lorsqu'il arrivait.
Ses professeurs de géométrie et de
français le félicitent. Les enseignants de physique et de chimie
aussi louent ses efforts. Loin de se satisfaire de ces compliments, Kocoumbo
redouble d'ardeur au travail, en partie grâce à Jacques Bourre
« son camarade préféré, son ami, le plus
brillant élève de la classe de seconde » (P103) qui
l'aide à réviser et l'encourage quand il essaye de se
démotiver. On peut aussi rappeler que, conformément au besoin
d'expertise scientifique qui est celui des pays colonisés en
général et africains en particulier, à l'époque
coloniale, les protagonistes envoyés à Paris choisissent en
priorité les disciplines comme, les mathématiques, la
médecine, les sciences.
« Pour moi, la science est un
phénomène sacré. Ce n'est pas seulement un bienfait que
l'on porte en soi, quand on la détient. Il faut penser qu'en
matière de savoir humain, les puissants sont toujours
derrière », dit Kocoumbo à madame Brigaud, pour
tenter de justifier le bien fondé de son instruction.
Après son baccalauréat, qu'il obtiendra à
la suite de plusieurs échecs, mais surtout après avoir fait
l'expérience des « petits boulots de survie », il
s'inscrira en faculté, tout en continuant à travailler comme
manoeuvre dans de petites entreprises. Même s'il ne restera jamais bien
longtemps dans ces usines, se faisant renvoyer à chaque fois, il
réussira à obtenir des diplômes universitaires et à
être nommé magistrat en Afrique ; ce sera pour lui, la
satisfaction d'être parvenu à son but : celui de venir
s'instruire en France pour exercer des fonctions importantes ensuite dans son
pays.
Ses compatriotes et camarades « d'exil »
dans cette aventure de formation à Paris, ne connaîtront pas la
même réussite que lui. Ils se sont pourtant inscrits, pour
certains, à la fac de la Sorbonne bien avant lui ;
bénéficiant de meilleurs professeurs et de meilleures conditions
de travail, ils ne sont pourtant pas parvenus à tirer le meilleur des
enseignements qui leur étaient dispensés. Kocoumbo, lui, a
gardé le cap et a toujours privilégié l'essentiel ;
c'est-à-dire les études. Contrairement à un personnage
comme Samba Diallo, qui est intelligent, doué, mais qui choisit, d'une
part de partager des sympathies communistes et mondaines, et, d'autre part,
opte pour les études de philosophie, « l'itinéraire le
plus susceptible de (le) perdre », selon ses propres termes, le
héros d'Aké Loba ne « sort pas de route », en
dépit des nombreuses difficultés qu'il rencontre en chemin.
Ousmane Socé, lui, n'a pas mis son héros
à l'école. Du moins, pas à celle conventionnelle à
laquelle sont allés les personnages d'Aké Loba. L'école de
Fara, c'est son périple amoureux avec Jacqueline. En revanche, un autre
personnage de Mirages de Paris, le dénommé Sidia est
présenté comme philosophe. De lui, le narrateur dit que c'est
rien moins qu'un savant. Il possède chez lui une bibliothèque de
deux étagères. Celle-ci contient une panoplie de livres de
littératures contemporaine et étrangère : Les
nègres de Delafosse, Terre d'ébène,
d'Albert Londres, le Livre de la brousse de René Maran en sont
quelques-uns. Pour sa culture, quand il lui reste du temps libre après
ses cours qu'il prend à la Sorbonne, il a aussi
lu « Durkheim (Du suicide), Adolph Hitler (Mein
Kampf), et d'autres où il n'était question que de
physiologie de l'intelligence, Raisonnement inductif, La métaphysique
jugée par la physique... ».
Pourquoi cet étalage d'érudition chez ce
personnage ? Ousmane Socé veut sans doute ici railler, le
côté intellectuel obsessionnel, « tête bien
pleine », uniquement basé su une connaissance des oeuvres
contemporaines et un raisonnement cartésien, qu'affichaient quelques-uns
des premiers intellectuels africains. Pour preuve, le parcours
académique brillant de Sidia semble être moins valorisé que
celui de Fara, quasi-inexistant. Idem pour celui de Durandeau (pourtant
remarquable, au regard de ce qu'il en dit lui-même), par rapport à
celui plus laborieux de Kocoumbo.
En définitive, Paris est bien le cadre d'une
instruction scolaire et académique diversifiée de ses personnages
des romans de notre corpus. Vu les formes variées qu'elle revêt,
on peut se demander à quoi leur servira cette éducation dans
l'immédiat ? Favorisera t-elle par exemple leur
développement personnel ?
a. Paris, lieu d'épanouissement et de solidarité inter raciale
S'il est une idée marquante qui se dégage de
tous les romans auxquels nous avons référé jusqu'ici,
c'est que, tous les personnages qui ont fait le voyage de Paris sont jeunes,
naïfs et parfois immatures. Leur regard sur la vie est encore
énormément teinté de rêve, de candeur et d'optimisme
démesuré. C'est cet optimisme qui leur fait envisager Paris comme
un Eldorado. Pour la plupart d'entre eux, ils ont jusqu'à leur
départ pour Paris, vécu au village, sous l'oeil bienveillant et
les gâteries de leurs parents. Ils sont âgés de vingt un ans
(Kocoumbo), ou moins pour les autres. Aucune expérience sentimentale ne
leur est connue ; presque aucune prouesse sociale n'est à mettre
à leur actif -si ce n'est que tous ont décroché leur
certificat d'études primaires et élémentaires, ou que
Kocoumbo, a tué de ses mains un énorme sanglier.
Paris, dans lequel ils vont venir vivre, leur servira, dans
ce contexte, de lieu d'épanouissement, de maturité et de
développement de leur personne. Ils vont avoir l'occasion de devenir
plus « consistants » et matures, à travers les
évènements heureux ou malheureux qu'ils vont vivre. L'annonce du
voyage et le voyage en lui-même leur ont déjà servi
d'expériences enrichissantes. La découverte des
éléments physiques de Paris, pour la plupart inhabituels à
leurs yeux, a commencé à donner corps à leur rêve
parisien et renforcé leur culture générale. Mais, ce sont
les expériences vécues au quotidien par chacun d'eux qui
emmèneront un apport significatif à leur existence. Car, à
Paris, tout ce qu'ils voient, entrevoient ou font, constituent des
leçons de vie.
De part sa position autodiégétique, le narrateur
d'Un nègre à Paris par exemple, tire de tout ce qu'il
voit à Paris, un enseignement utile pour lui et pour les africains. Il
se fait d'ailleurs analyste et critique de tous les sujets parisiens, des
individus aux activités, en passants par les monuments et autres objets.
Chaque attitude, chaque faits et gestes du parisien, de même que chaque
réalisation de ce dernier, sont autant d'éléments qu'il
cherche à comprendre et, desquels, il souhaite tirer un enseignement
bénéfique. Tous, conscients du retard en tous points qui est le
leur, ces personnages espèrent de Paris, qu'elle les transforme aussi
bien en intellectuel, qu'en sage.
Malgré, les préjugés, malgré la
complexité de la vie à Paris, la Ville lumière se
révèlera au final être, pour ces jeunes, un lieu où
ils pourront apprécier la solidarité des autres à leur
endroit. Kocoumbo en fait l'expérience dès son arrivée en
France :
« Le soir, au repas, on lui témoigna tant
de sympathie qu'il en fut tout triste. Lui, un garçon d'un pauvre
village, était reçu comme un prince dans une belle maison de
Paris ; on lui parlait avec bonté, on s'intéressait à
ses projets, on se préoccupait de son sort comme s'il était le
fils de la maison, comme s'il allait de soi qu'on dût lui montrer cette
attention amicale et chaleureuse »..
Cette solidarité se manifeste aussi entre les africains
eux-mêmes ; Kocoumbo, comme d'autres encore, se fait accueillir
à la Cité de l'étudiant nègre, par d'autres
étudiants africains. Ambo et Sidia, apporte tout leur soutien à
Fara, quand celui-ci mène une « bataille
rangée » contre les parents de Jacqueline sa compagne. Et
lorsqu'il est éploré par la mort de sa bien-aimée, la
solidarité entre ces jeunes étudiants africains se fait encore
plus visible. Il reçoit chez lui les condoléances de ses
amis :
« arrivèrent Mamadou Keita, un soudanais,
Jacques Diett, un mulâtre de la Côte d'Ivoire, Sango, un Mossi de
Haute Volta, Micky Roler, de la Nigeria, des sénégalais, des
antillais, des Guyanais. La plupart d'entre eux ne connaissaient pas Fara. Il
avait suffi qu'un malheur fût arrivé à un noir de n'importe
quelle origine pour que tous accourussent, obéissant à je ne sais
quelle solidarité. Il était venu aussi des femmes et des hommes
blancs, amis de Jacqueline ou collègues des marchés de
Fara ».
Ce dernier exemple montre bien collaboration qu'il y avait
entre les étudiants noirs des années 30, 40 et 50, une
collaboration et une solidarité importante, qui aboutit à la
création des fonds d'aide et des mouvements culturels et syndicaux tels
que la FEANF ; ces mouvements seront d'ailleurs de véritables porte
drapeau de la culture africaine à Paris.
a. Paris, capitale culturelle des africains
Depuis toujours, Paris a été un creuset des
cultures. Le foisonnement culturel est l'une des qualités qui a toujours
été mis en avant pour vanter les mérites de la capitale
française. L'art africain fait son apparition au début du XXe
siècle dans la capitale française, en tant que composante de
l'art nègre. Des représentations de cet art et des expositions
commencent à se faire progressivement et, le public découvre par
exemple les statuaires, les masques et d'autres
« fétiches » africains. Paris est surtout
considéré comme le lieu de rencontre des noirs de tous les
horizons, chacun d'eux venant ici avec un bout de sa culture. « Paris
était une cour d'appel des noirs » dit le narrateur de Mirages
de Paris P117. Les occasions et les lieux pour se rassembler au prétexte
de la culture ne manquent pas dans nos romans.
9) L'Exposition coloniale
Elle était organisée assez souvent pendant la
période coloniale ; elle servait de foire d'exposition à
l'art nègre et permettait à des artisans et des artistes
africains de venir exposer leur savoir-faire. C'est d'ailleurs à
l'occasion de l'une de ses éditions que le héros de Mirages
de Paris, Fara, et une vingtaine de sénégalais viennent
à Paris. Dans le roman, la manifestation est organisée à
la grande avenue des Colonies françaises ; elle est décrite
par le narrateur comme le rassemblement culturel de l'art des colonies
françaises à Paris. Il y reconnaît le stand de
l'A.O.F :
« Il atteignit l'A.O.F composé d'un
groupement de bâtiments ocres styles Tombouctou-Dienné ; tout
autour, des cases, de vraies cases ; les tirailleurs ouest-africains,
chéchia écarlate, armes au pied, contrastaient avec la
pâleur des visages et les toilettes claires »
De l'autre côté du pavillon de l'A.O.F, se trouve
un autre stand important ; il comporte plusieurs de nombreux objets d'art,
et est tenu par un personnage aux traits particuliers.
« En face du pavillon du Soudan, voici accroupie sur
des nattes une sonraïe. La finesse des traits, le cuivre de son
teint, l'ardeur de son regard, trahissaient une ascendance touareg ; la
longueur de son port de col, une demi-origine soudanaise. Le foulard marron et
bleu, noué autour des cheveux, la mosaïque multicolores des perles
qui ceignaient son front, ses lourds bracelets d'ébène
incrustés d'argent, le boubou de soie jade qui la drapait faisaient
étrange, malgré le décor d'alentour dans la foule de
blanches où la couleur était détrônée par la
nuance, l'ampleur et la majesté des formes par la minceur du volume et
la netteté de la ligne »
Il y a aussi à ce lieu de l'Exposition coloniale,
« la Martinique, la Réunion, la Guadeloupe (qui)
évoquaient les Iles selon les traits classiques qu'en donnent la
littérature »
1) La « Cabane Cubaine », lieu de rendez-vous des noirs
Toujours dans le cadre de l'expression de leur culture
à Paris, les jeunes africains se rendaient dans des salles de spectacle
de d'autres lieux de réjouissances qui s'ouvrirent à cet effet.
L'un de ces lieux s'appelle la « Cabane cubaine » ;
c'est un bar-dancing de la rue Fontaine. Il y vient des Américains qui
se distinguent à leur look, mais aussi « à leur couleur
pitchpin, leurs traits où transparaissent des origines anglo-saxonnes,
juives, voire germaniques » P54. On y voit aussi des
Sénégalais « reconnaissables à leurs teints
toujours très foncés : jais, goudron, cacao ; à
leur port de tête altier, à leur assurance dans le
geste » P55, des Antillais, toisant les autres noirs, et aussi
des noirs, sujets Britanniques.
Le narrateur de Mirages de Paris décrit
d'ailleurs ainsi la variété de jeunes noirs qui s'y
trouvent :
«Fara fit découvrir à Jacqueline dans
la foule des noirs, si peu différents en apparence, des Africains, des
Haïtiens, des Mauriciens. On eût dit que la Cabane cubaine
était un musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait
envoyé un spécimen ».
On peut dire que, par cette présentation de la
« population » diversifiée de la Cabane cubaine,
Ousmane Socé ne raconte pas seulement la vie parisienne des Africains,
mais aussi celle des Américains, des Antillais et des noirs d'autres
origines et nationalités. Il le fait aussi dans la scène du
mariage de Fara, où ce dernier invite tout le gratin du Paris noir,
étudiants, commerçants, et même des « colons
blancs » P110. A la Cabane cubaine donc, il y a une
représentation de diversité culturelle noire, de même
qu'une description et un discours anthropologique du narrateur.
1) Les autres manifestations du Paris capitale culturelle d'Afrique
Pour sa part, Tanhoé Bertin découvre en visitant
les bibliothèques de Paris, que l'art nègre est plus
représenté ici en France que dans toute l'Afrique. D'autre part,
il découvre aussi un art jusque là inconnu de lui, le
journalisme, exercé par des journalistes, qu'il définit comme
« une race turbulente (...) des gens à l'esprit fort
curieux, et à la plume hardie, alerte, faisant uniquement métier
d'écrire » P111. Kocoumbo quant à lui, remarque
dès les premiers que les gens sont courtois et s'excusent au moindre
contact dans la rue, même s'il n'a pas été violent. Le
jeune homme constate qu'il s'était fait une fausse idée en
croyant que « les français n'étaient polis qu'entre
eux (...) ils (peuvent) accorder de la considération à des gens
qui (sont) d'une autre couleur » P 86.
Il apprécie leur amour pour la culture, qu'il
découvre lors d'une d'un concert de piano auquel ses hôtes (les
Brigaud) assistent. Il s'emploie à son tour à faire accepter sa
culture aux autres :
« On respectait ses petites manies. Sur le mur
de sa chambre il avait suspendu un masque africain, symbole de sa terre. Ce
masque avait quatre yeux, d'immenses oreilles rondes et une trompe
d'éléphant - pour exprimer la puissance, l'intelligence et la
sensibilité. A l'une des oreilles il avait suspendu un chapelet,
à l'autre un oeuf. L'Afrique doit allier sa culture ancestrale à
la culture française, méditait-il à longueur de
journée quand il ne médisait pas ».
C'est avec Samba Diallo qu'on assiste à un
véritable choc entre deux cultures distinctes à Paris. En effet
le jeune Diallobé, fervent croyant, élevé à la
culture religieuse musulmane, rencontre à Paris des gens qui ne croient
pas et qui ne « rythment plus au coeur des choses et des
êtres », qui utilisent des les grands objets rapides pour se
mouvoir (voitures), ou « les objets en fer pour manger
(cuillères et fourchettes). Son séjour parisien sera en partie
fait de discussion avec ses interlocuteurs blancs des différences entre
les cultures africaines et occidentales. C'est le cas avec le pasteur Louis et,
avec Lucie, son amie communiste. Kocoumbo fera aussi l'expérience de
pareilles discussions avec Madame Brigaud et avec Denise une
« camarade communiste », qui tentera de l'enrôler
dans un syndicat.
a. Paris, ville des libertés et ville universelle
Pour Tanhoé Bertin, « on peut vivre à
Paris comme on veut » P99. La dimension de Paris, ville des droits de
l'homme et des libertés individuelles peut aussi être mise en
relief à la lumière des romans de notre corpus. Nous avons
déjà dit précédemment que l'une des raisons qui
attirait les protagonistes de ces romans vers Paris, c'est que, dans cette
ville, ils se libèreraient du carcan des traditions de leur village. A
Paris, « l'homme retrouve sa valeur et il en prend
conscience ». Le séjour ici va aussi leur donner
l'occasion de vivre, à la fois l'abri, de ces pesanteurs
traditionnelles, et d'autre part, dans un environnement où on est mieux
considéré.
C'est d'ailleurs ce à quoi aspire Aki Barnabas par
exemple. Lui qui connaît le latin, le grec et le français, lui qui
est diplômé de l'école primaire de son village, n'arrive
pas à avoir la considération des siens, encore moins celle des
colons présents dans sa ville. Pour sa part, Tanhoé Bertin admet
que Paris redonne goût à la vie, et assigne même une mission
à ceux qui l'ont un jour visité :
« On ne peut venir de cette ville sans
être une torche dans les ténèbres qui régnaient chez
nous. Et par chaque touriste, Paris continue sa mission, celle
d'éclairer le monde, de traquer les injustices, de sortir l'homme des
servitudes avilissantes, de toutes les griffes. Paris ainsi par sa vocation,
accueille tous ceux qu'on déshérite de par le
monde ».
Il y'a aussi la dimension de certains monuments de Paris qui
lui confèrent un statut à la fois internationale des
libertés, comme le remarque le narrateur de Kocoumbo, l'étudiant
noir dans cette séquence :
« Bien qu'il marchât sans se presser, en
savourant de tous ses yeux ce Paris aux mille paysages, il fut bientôt
devant la statue de la République. (...) Aujourd'hui, cette statue le
subjuguait car elle représentait la grande Révolution
française, le fondement de l'égalité entre les
hommes »
Comme cette statue, d'autres monuments de la capitale
française contribuent à lui donner une stature internationale.
Unanimement, tous les protagonistes de nos romans vont profiter de leur
liberté à Paris ; car,
« De toutes les métropoles, Paris, par
son extrême sensibilité, son passé illustre, doit
être la plus humaine (...) Paris serait la dernière capitale
à mettre des fers à d'autres hommes »
D'un autre côté, on a pu s'apercevoir, à
travers « l'épisode » de la Cabane cubaine et
la multiplicité d'origine des gens présents dans ce dancing,
que la capitale française était une ville universelle. Paris
offre aux noirs d'Afrique et d'ailleurs un cadre idéal à leur
plein épanouissement. Cet universalisme est porté par
l'hospitalité du parisien et inscrit dans la devise de la ville ;
«Cet honneur est contenu dans la fière devise
Fluctuat Nec Mergitur (Il flotte sans être submergé1). C'est du
latin. Et nous touchons à l'universalisme du parisien qui, pour donner
l'exemple, n'hésite pas à adopter des mots
étrangers : Football, Strep-tease, Wagon... Il y a même une
place de l'Europe à laquelle aboutit une artère portant le nom de
chacune des capitales du continent ».
En somme, universelle, facilitant une liberté de
s'instruire, une liberté d'aimer, une liberté de se distraire...
Paris n'aurait-elle que des avantages ? N'y a-t-il pas de passages
négatifs dans le séjour parisien de ces personnages ?
a. Paris, lieu d'aventures sentimentales
Paris est la ville des amours, dit-on parfois. Ce truisme
s'applique aussi bien à quelques situations rencontrées dans les
romans de notre corpus. Tanhoé Bertin, remarquant que les gens à
Paris affichent en public leur complicité affective, cherche à
comprendre :
« Je ne comprends pas pourquoi les gens dans
tous les coins de Paris, se donnent tant de baisers. Etre né dans
ce pays, c'est voir le jour sous le signe de l'amour ».
Pour certains des personnages, le séjour à Paris
va connaître une dimension sentimentale particulière, importante
pour la compréhension de certains évènements. Nous
analyserons pour illustrer cette partie entre Fara et Jacqueline d'une part,
et, d'autre part, celle entre Kocoumbo et Denise.
12) Fara et Jacqueline
La relation amoureuse entre Fara et Jacqueline, est un
élément important qui donne de la consistance à l'action
de Mirages de Paris. L'auteur la décrit comme un conte de
fées entre une belle et son chevalier venu de contrées exotiques.
Venu assister à l'Exposition coloniale, Fara fait la rencontre de
Jacqueline, une jeune fille de famille bourgeoise, avec qui il se lie
d'amitié. Devenu commerçant et, éloigné de ses
rêves d'études, le jeune sénégalais ne justifie par
la suite sa raison d'être à Paris que par l'envie de vivre
auprès de Jacqueline ; ainsi, dans une lettre qu'il rédige,
il dit à la jeune fille,
« Il me faut, désormais, Vous et Paris,
Paris dans Vous et Vous dans Paris. Je ne pourrais vous dire ce que je ressens
qu'avec des mots faits de douleur, de tendresse, de regret et
d'espérance aussi. Je ne puis rien faire pour dévier de la pente
dangereuse où j'engage mon existence »
On est étonné de voir que dans cet environnement
qui lui est étranger, et même parfois hostile, le héros de
Socé se décuple pour séduire et obtenir de sa jeune amie
blanche, l'amour qu'il lui propose. Il retrouve toute sa joie de vivre
auprès d'elle et, narre ainsi le premier échange physique :
« Le premier baiser de l'aimée, suave
comme un fruit d'automne flamboyant comme le lever d'un soleil de bonheur,
odorant comme une émanation d'âme, immense comme une
félicité ! »
Progressivement, un tourment irrésistible s'empare de
Fara, proche de l'envoûtement qu'il attribuait à la ville
lorsqu'il était encore en Afrique. Il y a même chez Fara une
identification symbolique de Paris dans Jacqueline. Justifiant son refus de
retourner en Afrique après l'Exposition coloniale, il lui dit :
«Dans ce qui me retient, il y a, sans doute aussi, le
charme puissant de la Capitale. J'aime sa vie et ses plaisirs. Sans vous, sans
Paris, mon coeur perdra sa force et sa jeunesse. Il me faut désormais,
les perspectives vertigineuses de la capitale, sa féerie multicolore des
soirs des spectacles, sa vie trépidante »
Il y a également dans cette relation un apport
spécifique et important de Paris en tant que cadre de vie. La
beauté du lieu influence positivement les sentiments des amoureux
L'auteur admet que Fara aime Paris à travers le prisme de
Jacqueline :
« Un jour pluvieux d'hivernage, il avait
été pris de tristesse. Il redésira Paris, il
redésira Jacqueline, cet éden dont il n'avait point
pénétré les prairies. Il l'avait admiré de
près : des effluves de fleurs odorantes et de fruits capiteux
l'avaient alléché ».
La mort de Jacqueline, alors qu'ils attendent un
bébé, viendra briser cette belle idylle. Fara redeviendra
solitaire, mais marquée à jamais par cette histoire d'amour. On
serait bien tenter de savoir pourquoi l'auteur choisit de faire terminer ainsi
cette relation d'amour ? Veut-il par-là montrer le
côté tragique de Paris ? La mort de Jacqueline n'est-il pas
prémonitoire de la « chute » à venir du
héros de Socé ? De manière plus globale, le cadre
amoureux de Paris, ne dessert pas nos jeunes personnages plus qu'il ne les
sert ?
1) Kocoumbo et Denise
Nous avons dit que le séjour parisien de Kocoumbo
était fait de nombreux actes, de plusieurs évènements
s'enchaînant les uns à la suite des autres ; nous avons
déjà évoqué son arrivée, son installation,
son séjour à Anonon-les-Bains et chez les Brigaud... Un autre
épisode de ce séjour, c'est sa relation avec Denise. D'apparence,
cette relation ne paie pas de mine. Quand il fait la rencontre de Denise dans
une usine de Paris, Kocoumbo est devenu, un jeune immigré errant de
petits boulots en petits boulots ; qui n'a pas réussit à son
bac et est loin de son ambition initiale de réussite académique
et sociale. Elle, militante communiste est décrite comme
« une grande fille carrée, aux courts cheveux noirs (...)
avec une franchise masculine » P238.
Venue à lui pour le convaincre aux idées
communistes et essayer de l'enrôler par tous les moyens au syndicat qui
est le sien, Denise va finir par s'éprendre du jeune
« ambassadeur » de Kouamo. Lui aussi finira par l'estimer,
puis l'aimer. Ils finissent par se mettre ensemble et se découvrent des
points communs. Il est séduit par la l'engagement politique de sa
compagne, de la force et de l'énergie qu'elle y déploie. Elle
l'admire parce qu'il est drôle et qu'il s'intéresse à elle.
« Il s'attachait à elle sans le savoir, et elle l'aimait
plus qu'elle ne l'aurait supposé. Exception faite des questions de
doctrine, les deux jeunes gens s'entendaient bien... ». Leur
relation ne dure pas dans le temps, mais elle est suffisante pour
épanouir le héros d'Aké Loba. Mais c'est un
épanouissement de façade, car au fond de lui subsiste la question
du bien fondé de cette relation. Il fait d'ailleurs un rêve,
où des voix venues d'Afrique le raille en ces termes :
« paresseux ! Tu as perdu ton temps à bavarder comme
une femme au lieu d'étudier pour nous rapporter du pain, des
vêtements ! ».
Ce rêve apparaît comme une façon pour
l'auteur de recadrer son personnage. On pourrait se demander dès lors
dans quel intention lui fait-il vivre cette aventure amoureuse ? Est-ce
tout simplement pour inscrire davantage son héros dans la
réalité parisienne où, cherche t-il à
présenter un nouvel angle des amours interdites blanc - noir ? Se
peut-il que Aké Loba se serve de la mort de Denise et du tourment qui
s'ensuivra de son héros, pour ouvrir une voie de sortie à ce
dernier ?
1) Amours à Paris, amours fatales ?
En se référant aux deux
« histoires » susmentionnées, peut-on dire que les
romanciers de notre corpus font de Paris une ville cruelle en amour ? De
manière plus globale, le cadre amoureux de Paris, ne dessert pas nos
jeunes personnages plus qu'il ne les sert ? A première vue,
on serait tenter de répondre par l'affirmative ; car, en observant
bien le récit fait par Socé et Aké Loba, la mort de leur
compagne, fait perdre à leur héros sa raison d'aimer
Paris :
« Il déposa la couronne sur la tombe du
côté où devait se trouver le visage, et,
agenouillé, il se courba de douleur sur l'inscription qui disait le nom
de la morte ; (...) Ne la reverrait-il jamais plus ? Qu'est-ce qui
aimerait désormais pour lui ? » S'interroge le narrateur
de Mirages de Paris.
Plus loin, il dira même que « la mort de
Jacqueline, en modifiant le cours normal de sa vie -celle de Fara - modifiait
aussi ses perceptions » P 164. Apprenant la mort de Denise, Kocoumbo,
lui est pris d'un profond dégoût de la vie :
« Il ne put rien manger de la
journée ; il ne put dormir ; il ne se leva pas pour aller
à l'usine le jour suivant. Des yeux fixes grands ouverts, un long corps
figé dans un lit désert, un tourbillon de remords, de chagrin, de
désespoir... c'est tout ce qui restait de l'amant de Denise. Dans sa vie
douloureuse ce nouveau malheur lui donnait un vertige de plus en plus
âpre ».
En outre, même en exceptant ces deux cas, il y a chez
d'autres personnages de ces romans, des attitudes en amour qui font croire que,
les auteurs que nous étudions n'ont pas voulu faire de Paris un cadre
propice à l'épanouissement amoureux de leur personnage. Du moins
dans ces romans. Car, en dehors de Kocoumbo et de Fara, dont les aventures se
terminent dans la douleur, Durandeau multiplie les flirts sans envergures et
sans aucune envie de les rendre sérieux. Il change assez souvent de
compagnes -toujours blanches-, et semble n'avoir pour seule moralité que
de les séduire afin de les escroquer. Il finit par être
découvert dans son jeu et se retrouve bien seul, non sans s'être
vu retirer son « butin » (voitures, appartement...) par ses
ex copines.
Comme Fara et Kocoumbo, il finit dans la solitude ; mais
à la différence de ces derniers, il semble moins entamé
moralement et psychologiquement. Néanmoins, avec les autres, il semble
être, à des degrés moindres, des éléments
symboles d'un refus de mixité raciale. En effet, il a germé
à l'époque où ces romans ont été
écrits, un courant qui reprenait en quelque sorte cette
idée ; Sidia, le philosophe de Socé le dit même
très bien à Fara quand ce dernier lui apprend que Jacqueline
Bourciez et lui vont avoir un bébé :
« (...) ce qui préoccupe (...) c'est que
tu vas avoir un enfant métis. (...) Il ne faut pas que nous,
élite noire ayons des enfants métis. (...) Moi je n'aimerai pas
une femme blanche parce que je sais que de tous mes devoirs c'est le
premier ! ».
a. Paris, lieu de désillusionnement
« Paris cache des drames angoissants aussi bien
dans les palais que dans les taudis. Chaque jour des coeurs se meurtrissent,
des illusions tombent, des liens se dénouent, et plus d'un homme, plus
d'une femme rencontrée porte au coeur une plaie fraîche ou vieille
qu'il n'ose exhiber par décence. Quelques-uns voudraient partir à
Paris, être nés sous notre ciel par exemple, sortir de l'engrenage
infernal, s'affranchir des contraintes. Leur isolement leur pèse et ils
marchent, caressant des rêves lointains ».
Telle une sentence, le narrateur de Dadié prononce ces
mots, qui résument bien les situations que nous venons de
décrire. Nous analyserons le chapitre du Paris désillusionnant
sous trois angles : le racisme, la débauche et enfin l'échec
et la mort. Ce sont trois situations qui permettront de comprendre l'issue du
séjour à Paris de ces personnages.
15) Le racisme et le rejet : premiers niveaux du désillusionnement
Parler de racisme dans le contexte qui est celui de la
parution des romans que nous étudions, n'est pas bien difficile. Nous
sommes au début du XXe siècle et il existe encore beaucoup de
manifestations du rejet des noirs et d'ostracisme. Cela s'est
déjà vu dans l'attitude du colon présent en Afrique. C'est
aussi observable dès les premiers contacts des protagonistes des romans
de notre corpus avec la réalité de Paris. Ainsi, dès qu'il
se mêle aux gens de la rue, Fara se rend compte de la singularité
de la couleur de sa peau :
« Parfois, il heurtait un passant car lui
n'était pas habitué à circuler dans la foule aussi dense
et aussi méthodique dans sa promenade précipitée. Cette
immensité d'hommes blancs le troublait. Ce fut la première
fois de son existence qu'il eut une aussi forte sensation de son être et
de sa couleur ».
La couleur de la peau est aussi le détail qui fait
prendre conscience à jeunes africains à Paris de leur isolement.
Tanhoé Bertin en fait l'expérience déjà quand il
est dans l'avion qui le conduit à Paris :
«Je suis le seul nègre parmi tant de voyageurs
blancs. Je prends place d'un hublot. Personne ne veut s'asseoir près de
moi. Tous les voyageurs passent en regardant le siège vide près
du mien. Par affinité, ils vont s'asseoir à côté des
autres passagers afin qu'il y ait ton sur ton (...) ce soir, je me rends compte
jusqu'à quel point les couleurs divisent les hommes ».
Dès son arrivée au lycée
d'Anonon-les-Bains, Kocoumbo est toute suite transformé en
« mascotte », parce qu'il est différent des autres
élèves. Certes, il est beaucoup plus âgé que ses
camarades de classe, mais c'est sa couleur qui attire l'attention de ces
camarades de lycée :
« Il (Kocoumbo) traverse la cour, longe le
préau. Une tête enfantine se montre à l'une des
fenêtres des classes, puis, une autre. Les vitres se tapissent de visages
espiègles, de museaux curieux. Lorsqu'ils disparaissent, d'autres
surgissent, et les yeux se braquent sur lui avec insistance et attention. Il
presse le pas, poussé par la désagréable impression
d'être pour la première fois de sa vie un point de mire, une
attraction ».
Pire, conformément à quelques idées en
vogue à cet époque, ces personnages, Kocoumbo en particulier,
sont perçus parfois comme des produits exotiques importés
d'Afrique. On sait que des ouvrages d'ethnologues et autres historiens
véhiculaient de telles idées au début du siècle
dernier. D'autre part, le sentiment général de rejet que
ressentent ces personnages est exacerbé lorsqu'ils sont victimes des
railleries ou des humiliations. Aki Barnabas, se fait traiter de tous les noms
d'oiseau par son employeuse blanche Madame Gruchet et sa fille. Fara est
régulièrement déconsidéré et humilié
par des passants. Le narrateur résume ainsi cette situation :
« Fara sentait que cette foule blanche
l'assimilait mal. Elle n'arrivait à le tolérer qu'à force
de bienveillance. Il se croyait exposé aux plaisanteries grotesques des
« sans éducation », aux quolibets des innocents
bambins à qui les livres d'images, le cinéma, et les
récits fantasques enseignaient qu'un Noir était un guignol
vivant »
Tous ces détails démontrent une fois de plus que
les romanciers africains francophones, en présentant des situations
comme celles-ci, réfléchissent à la particularité
du regard des « autres », et, partant, expriment à
travers les attitudes leurs personnages, leur altérité.
1) La débauche et la dégradation des moeurs : autres manifestations de la désillusion
Lorsque le narrateur-héros d'Un nègre à
Paris affirme que «Paris est un monde (...) un océan dans
lequel on risque de se noyer si l'on ne sait pas nager », est-ce
une prémonition de la noyade qui arrivera à certains de nos
protagonistes ? Venus à Paris avec pleins de rêves,
d'illusions et de projets, les personnages principaux de nos romans vont
très vite déchanter. Passée l'euphorie de l'annonce du
départ, et des premiers instants en France, ils vont être, pour
certains, emporter par un tourbillon négatif matérialisé
par un changement de mentalité où le vulgaire le dispute au
ridicule. Paris exerce t-elle sur eux une influence perverse ?
Sans doute au regard de ce que deviennent les compagnons de
voyage de Kocoumbo par exemple. Certes, ils sont jeunes, naïfs, souvent
pas aux niveaux scolaire et social des autres enfants de Paris. En prime, ils
sont victimes de discriminations et d'incompréhensions par ceux qui sont
chargés d'être leurs alter ego dans la capitale française.
Mais, ces raisons suffisent-elles à expliquer l'altération de
leurs bonnes manières et la dégradation de leurs moeurs ?
Sans doute, la somme des « ingrédients » que nous
venons de mentionner justifient cette dérive. Mais on pourrait aussi
trouver une autre explication dans la nature même de la ville.
Déjà sur le continent africain, certains de ces
jeunes se livre déjà à des
« activités » douteuses ; Nini,
l'héroïne d'Abdoulaye Sadji se prostitue à Saint-louis du
Sénégal ; Koukoto, devenu Durandeau était
déjà falot en Afrique. Quant à Kocoumbo, l'annonce de son
départ prochain pour Paris, commence à le
« dégénérer ». C'est que,
contrairement au village qui est leur lieu originel, et où ils sont sous
les feux des anciens et des traditions, la ville leur offre des
commodités, des loisirs et des activités nouvelles, qui ne laisse
que peu de place à la peur et à la honte, perceptibles chez ceux
qui vivent au village. Il y a donc de fait, une absence de dimension
traditionnelle et sociale dans ces villes et cela se ressent au comportement
des personnages qui émigrent en ville.
Mohamadou Kane explique bien ce double phénomène
quand il affirme que, d'une part, « (...) dans le roman africain,
c'est l'espace urbain qui semble tout naturellement entraîner la
dégradation des moeurs » ; et d'autre part, que
« l'absence de dimension sociale dans la modernisation (...)
explique (dans les villes africaines), les progrès du vice et de la
débauche »
Est-ce donc parce qu'ils sont déracinés que
certains de nos protagonistes se galvaudent? Pour certains, oui. Joseph Mou par
exemple était un séminariste dévoué en
Afrique ; à Paris, il devient ivrogne. Nadan devient apprenti
escroc dans le sillage de Durandeau, qui lui, se dévergonde
complètement. Tous deux, étaient pourtant parmi les meilleurs
élèves, sages et appliqués en Afrique. Kocoumbo, lui
refuse de s'encanailler, mais, conscients qu'il partage le quotidien des
autres, se rend compte que la situation à laquelle ses amis et lui sont, n'a
rien d'enviable :
« Les noirs comme Durandeau, les voyous qui
s'exhibent au Quartier Latin sont des monstres, ils se prennent pour le
commencement et la fin du monde ! Quand je me suis trouvé à
Paris, que je voyais Douk et les autres faire les malin, j'avais honte sans
savoir pourquoi ; je ne me sentais rien de commun avec ces voyous et
pourtant il me semblait que c'était moi qui me dégradais en
public comme si je m'étais dédoublé, comme si j'avais
triplé, comme si j'étais une hydre à cent têtes.
Quelle horreur ! C'était vrai, cette
dégradation... »
Fara, après la mort de Jacqueline, erre comme une
âme en peine. Le héros de l'Aventure Ambiguë, Samba Diallo, a
perdu ses repères traditionnels et spirituels à cause des
fréquentations mondaines qu'il fait à Paris. D'une manière
ou d'une autre, tous ces personnages sont des victimes de Paris.
1) Le retour et la mort : phases terminales de la désillusion parisienne
On ne pourrait pas parler du séjour parisien des jeunes
étudiants africains dans le roman colonial sans en présenter la
fin. Celle-ci, est souvent tragique comme dans la plupart des romans
d'aventure. L'alternative ici se résume entre le retour au pays ou la
mort.
- le retour ; conformément à la
« mission » qui leur est assignée, les
étudiants africains qui viennent étudier à Paris pendant
la période coloniale, doivent revenir en Afrique après leurs
études. Beaucoup reviennent effectivement ; mais, dans certains
cas, au lieu des intellectuels et « héros »
attendus, ce sont souvent de personnages déséquilibrés,
inconsistants et parfois marqués au fer rouge qui vont arriver dans les
villes d'Afrique. C'est qui est perceptible chez Samba Diallo, qui revient
« désaxé » au pays des Diallobé. C'est
dans une moindre mesure ce qu'on pourrait dire de Tanhoé Bertin, qui
finit son « reportage » à Paris, annonce son retour,
tout en reconnaissant qu'il n'est pas entièrement parvenu à son
but : « moi aussi, il faut que je parte, sans avoir pu,
hélas ! Tout voir. (...) je regarde une dernière fois ce
peuple amoureux des fleurs et des femmes que chantent les
poètes ». Quant à Kocoumbo, son narrateur pose
avant tout ce regard, comme pour embellir l'issue non moins glorieuse de son
héros, une façon de préparer le lecteur à la
réussite au forceps de son héros :
« Pour Kocoumbo, l'Europe était un vaste
bassin où se heurtaient des idéologies qu'il n'était pas
préparé à comprendre. C'était un monde tout
à fait étranger au sien, déroutant »
Certes, à la fin du roman, on apprend qu'il revient en
Afrique comme juge de paix, ce qui représente en quelque sorte un
succès dans le fond. Mais quand on évalue le nombre de
revirements et d'aventures qu'il a connu, quand on sait qu'il a flirté
avec la débauche et a collectionné les petits boulots de
manoeuvre dans les usines pour survivre et donner un sens à sa vie, il
serait difficile de ne pas envisager cet itinéraire comme un
échec dans la forme. En plus, il sera mêlé à un
scandale de photos pornographiques, dont la nouvelle parviendra jusqu'à
son village, ce qui ne pourraient vraisemblablement faire de lui, le
héros victorieux qu'Aké Loba nous présente à la fin
de son roman. Ses compagnons, comme Durandeau n'ont même plus le courage
d'envisager leur retour, et, même quand ils le font, c'est par sursaut
d'orgueil. Il ne serait donc pas exagéré de dire, à la
lumière de ces exemples, que ce n'est pas en situation de
« vainqueurs », mais de « vaincus » que
ces personnages retournent en Afrique ; ce qui une nouvelle preuve de la
désillusion de Paris.
- la mort ; parfois, le retour du
« héros » n'est pas effectif ; car, celui-ci
décide de se suicider c'est ce qui arrive à Fara.
Traumatisé par la mort de Jacqueline, incompris par les parents de cette
dernière, avec qui, il ne s'entend pas au sujet de l'enfant qu'il a eu
avec leur fille, en rupture avec ses amis comme Sidia et même Ambo, son
confident, le personnage de Socé va demander son rapatriement au
ministère des Colonies. Il est conscient que son retour au pays lui fera
plus de bien que la poursuite de son séjour à Paris. Surtout que
sa présence ici, s'apparente de plus en plus à un
calvaire :
« Fara méditait ainsi, en flânant,
tout le jour, dans Paris. (...) Dans ses promenades, une foule d'idées
grouillait dans sa tête ; elles encombraient son cerveau comme les
feuilles mortes que l'on voit, en fin d'automne, couronner le sommet des
arbres ; c'était des idées sans dynamisme qui ne
l'émouvaient pas, ne le poussaient à aucune
action... ».
En proie à toutes ces difficultés, ce personnage
va terminer sa « mission » par le suicide.
L'itinéraire du retour ne le conduira pas en Afrique, mais plutôt
dans « l'eau froide de la Seine », où il semble voir
Jacqueline qui lui tend les bras. Du suicide, il en est aussi question dans
l'Aventure Ambiguë, quand, à l'issue de sa
« mission » parisienne, Samba Diallo, à son retour
en Afrique, se laissera poignardé par le « fou ». Le
suicide est donc aussi la résultante du désenchantement de Paris
sur ces personnages.
Au demeurant, il y a lieu de dire que ces issues (retour,
mort) au séjour parisien des personnages des romans de notre corpus,
s'inscrivent dans le rêve initial formulé au sujet de cette ville.
Aller à Paris, y exprimer son altérité, signifie à
cette époque-là aussi, sacrifier une partie de leur culture.
CONCLUSION
Notre travail aura consisté à montrer l'image de
Paris à l'époque coloniale décrite par des romanciers
d`Afrique noire francophone. Nous l'avons fait, en prenant comme axe de
travail, les aventures parisiennes des personnages de Mirages de
Paris, Chemins d'Europe, Un nègre à Paris,
et Kocoumbo, l'étudiant noir. Nous avons montré par
exemple que ces personnages avaient un « vécu » de
Paris bien avant de l'avoir vu ; parce qu'ils l'avaient
rêvée, et que dans leurs rêves, l'ayant vue belle et
paradisiaque, ils se l'étaient appropriés. Nous avons
également évoqué les raisons de ces rêves et les
sens qu'ils pouvaient avoir ; à ce niveau, nous avons
expliqué qu'une des raisons de ces rêves tenait au fait que ces
personnages, possédant en partie une culture française et,
connaissant Paris à travers l'école coloniale, les livres lus et
par le contact avec le colon présent dans leur ville, ils avaient
pensé qu'il était indispensable de transformer leur rêve en
réalité. Concrètement, d'aller voir Paris à
laquelle ils ont rêvé.
Dans la deuxième partie de notre travail, nous avons
ressorti, à travers certains exemples textuels, les grandes
articulations du séjour parisien de ces personnages, à
présent en face de l'objet de leur rêve. Ici, nous avons
parlé de l'admiration qu'ils ont éprouvé pour le Paris
physique, notamment des éléments comme le métro, les
palais et aussi de certains monuments que l'Arc de triomphe ou la Tour Eiffel,
conformes à la réalité des cartes qu'ils avaient
découvertes auparavant sur ces éléments. Toujours dans
cette partie, nous avons montré aussi que certains protagonistes des
romans de notre corpus, vouaient aussi une admiration pour le citoyen de Paris,
duquel ils donnaient des caractéristiques comme s'ils se livraient
à son portrait. Cela nous est apparu comme, d'une part, une ethnologie
à rebours, et, d'autre part, comme la mise en scène de leur
altérité en face d'un autre, le parisien, avec qui il pensait
partager la même culture et les mêmes valeurs.
La dernière partie de notre travail nous a conduit
à nous pencher sur les significations que Paris pouvait avoir pour ces
personnages et partant, sur leurs auteurs et sur tous les jeunes africains
francophones de cette époque-là. Nous avons
démontré que si, Paris représentait un rêve de
Paradis, à son contact, ce paradis se transformait en enfer ; et
que les protagonistes partis pour y vivre avaient échoué dans
leur mission d'acquisition de connaissance et d'appropriation de Paris, et,
comme issue de sortie à la suite de leur échec, se
s'étaient réfugiés dans un retour sans gloire au pays,
quand ils ne se suicidaient pas tout simplement.
Mais la question de fond de notre travail était de
savoir si, à la lumière de ces ouvrages auxquels nous avons fait
référence, il y avait un regard spécifique de la
littérature africaine sur la ville de Paris. De manière globale,
il nous est apparu que ces romans véhiculaient bien évidemment
une vision particulière sur Paris ; car, même si les textes
semblent différer par leur année de production, leur structure
interne et quelques autres éléments comme la
« stature » et l'itinéraire de leur héros, il
semble au moins évident que, tous ont voulu montrer un aspect
précis et important des rapports que la métropole
française entretenait avec ces colonies africaines, avant les
indépendances de celles-ci. De ce fait, l'objet de leur regard n'est pas
le Paris réel, sinon, par métaphore, le Paris imaginaire,
capitale de la colonie. Du coup, plus qu'une entreprise littéraire et
culturelle, c`est une à une démarche politique que ces auteurs se
sont engagés. Il ne serait donc pas faux de dire, comme Katharina
Städtler*, qu'une telle entreprise d'écriture de la part de ces
écrivains francophones, visait à « s'insérer
dans un projet commun de toutes les périphéries (colonies),
à savoir la relativisation, puis la destitution du discours
eurocentrique » et la théorie de la grandeur occidentales
ambiantes à cette époque-là.
Aubin KUIETCHE FONKOU
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