Laissons Wana marcher
Jétry Dumont
Jétry Dumont
En défense de l’indéfendable je dirai, ou plutôt, Pascal dirait ceci: «La vraie morale se moque de la morale.»
Pour les quelques mots qui vont suivre, je transgresserai ma philosophie de la morale qui tend au manichéisme. Surtout quand il s’agit des autres. La morale semble être de retour dans mon pays chéri. Cette semaine j’ai lu et écouté autant dans les médias traditionnels que sur ma page Facebook des critiques acides, peut-être justes, envers la musique chaude du moment: «Fè Wana mache». Je m’étais réjoui et vite dit que la morale avait encore une chance sur la terre de Toussaint.
Mon devoir était alors d’écouter le fameux tube. Je l’ai fait mercredi. Un rythme assez entraînant et des mots extrêmement dénigrants. Un texte qui implicitement dit beaucoup et qui, à peine, voile pas mal de grossièretés facilement repérables par un enfant de dix ans. Ce n’est pas du Gainsbourg quoi ! En tout cas, la morale semble être bel et bien de retour. Mais madame Morale serait-elle en retard ? « Mieux vaut tard que jamais » me répondrait-elle sûrement. La Morale aurait même visité l’État haïtien, doublement surpris ! «Fè Wana mache» est maintenant sous censure générale. Il paraît que les camionnettes de Carrefour-Feuilles sont pénalisées si elles laissent marcher Wana. La morale a fait son grand retour en Haïti.
La censure institutionnalisée, je suis idéologiquement contre. Parce qu’elle a cette capacité de commencer par Tony Mix et, comme par magie, finir sur Lyonel Trouillot. Et puis j’ai lu un jour que « Les fleurs du mal » de Baudelaire fut censuré. Un comble. La censure est personnelle, je pense. Elle commence par l’individu qui refuse de consommer le produit offert. Si Wana marche, ou du moins marchait bien sur les stations de radio, sur le web et dans les tap-tap, c’est tout simplement parce que la demande (immorale ?) existe. N’attaquons donc pas, comme à l’accoutumée, le problème par le mauvais bout, l’aval, analysons-le en amont. Remontez avec moi cette pente décadente de ces quarante dernières années de la société haïtienne à travers sa musique populaire.
Le goût s’apprend. Il s’acquiert avec les expériences de la vie, mais surtout avec l’éducation. Il se trouve que depuis les années 60 et 70, il y a un déclin palpable du goût dans notre société. Il n’y a qu’à regarder la réduction du nombre de musiciens dans les groupes «konpa». Je suis né en 88, je jouis donc beaucoup plus d’un Konpa kreyol que d’un Skah Shah, mais je sais et suis néanmoins convaincu que l’aîné de ces deux groupes est de loin supérieur en qualité. La qualité musicale a clairement plongé de 70 à nos jours. Si je suis sûr de cette descente en qualité, je ne suis pas aussi sûr que Wana en soit le résultat. Wana est malheureusement vieille de 40 ans.
Wana était présente quand le Roi Koupe Clouwe chantait «Sosis». Wana s’est délectée du « Pi gwo, pi long, pi apetisan» de Tabou. Elle a dansé «Chat Fifi» avec Caribbean Sextet. Son cœur a tremblé quand Allan Cavé et Zin lui ont dédicacé «Nan Nannan». Elle a eu sa danse présidentielle avec «Sisisi» de Sweet Micky et tant d’autres tubes. Au nouveau millenium elle s’est laissée emporter par le rythme envoûtant de «Touchèch» ou de «Ti sourit». Et il y a seulement quelques mois,Wana s’était exprimée à travers son amie, Shassy, qui réclamait de l’argent pour un appel et bien d’autres faveurs, je suppose. Aujourd’hui tout le monde semble être offusqué qu’elle soit en train de marcher, alors qu’elle danse, piaffe, chante depuis belle lurette.
Serait-ce vraiment la dérive de trop? Je ne le pense pas. Wana marche et continuera son chemin. Elle n’est, plus que jamais, que trop bien accompagnée : à sa droite l’analphabétisme, et à sa gauche la misère.Wana peut maintenant courir vers l’abîme sans peur, car les murs de l’éducation sont tombés. Pour notre défense, nous avons quand même construit ce canal pour l’empêcher de trop déborder de son chemin: l’hypocrisie. L’hypocrisie se manifeste par cette censure qui ne fera qu’attiser la fronde de la jeunesse. Interdite, Wana sera beaucoup plus convoitée par un adolescent. Et puis, n’oublions pas que Wana gardera sa liberté sur le web. Cette bataille ne peut être gagnée que par un retour aux racines de la bonne éducation familiale traditionnelle haïtienne. Maintenant que cette éducation familiale traditionnelle est polluée, ses racines doivent être vivifiées par l’engrais d’une éducation républicaine de qualité ouverte à tous, car sont malheureusement profondes, nombreuses et vivaces les racines de notre ignorance. C’est une bataille qui est peut-être encore gagnable. Mais, je doute fort que cette hypocrisie à l’haïtienne soit l’arme qu’il faut.
Dj Tony Mix et Mosanto, les compositeurs de ce dernier tube, sont dénoncés, pointés du doigt, avilis par plusieurs. Moi, du coin de l’œil, je regarde dans le rétroviseur de la vie et je vois l’Histoire. Cette dernière se répète assez souvent comme pour nous expliquer notre condition socio-économique, culturelle et morale. Inquiets, Dj Tony Mix et Mosanto me demandent comment l’histoire va finir. Je leur réponds avec une voix grave à l’Al Pacino : « l’hypocrisie n’est que passagère, mes fils. Aujourd’hui vous êtes les sans pudeur, les immoraux, les voyous. Moi, je vois, contrairement au pays, un futur prometteur pour vous. Je vous vois ministres; je vous vois députés; je vous vois présidents».
En défense de l’indéfendable je dirai, ou plutôt, Pascal dirait ceci: «La vraie morale se moque de la morale.»
Pour les quelques mots qui vont suivre, je transgresserai ma philosophie de la morale qui tend au manichéisme. Surtout quand il s’agit des autres. La morale semble être de retour dans mon pays chéri. Cette semaine j’ai lu et écouté autant dans les médias traditionnels que sur ma page Facebook des critiques acides, peut-être justes, envers la musique chaude du moment: «Fè Wana mache». Je m’étais réjoui et vite dit que la morale avait encore une chance sur la terre de Toussaint.
Mon devoir était alors d’écouter le fameux tube. Je l’ai fait mercredi. Un rythme assez entraînant et des mots extrêmement dénigrants. Un texte qui implicitement dit beaucoup et qui, à peine, voile pas mal de grossièretés facilement repérables par un enfant de dix ans. Ce n’est pas du Gainsbourg quoi ! En tout cas, la morale semble être bel et bien de retour. Mais madame Morale serait-elle en retard ? « Mieux vaut tard que jamais » me répondrait-elle sûrement. La Morale aurait même visité l’État haïtien, doublement surpris ! «Fè Wana mache» est maintenant sous censure générale. Il paraît que les camionnettes de Carrefour-Feuilles sont pénalisées si elles laissent marcher Wana. La morale a fait son grand retour en Haïti.
La censure institutionnalisée, je suis idéologiquement contre. Parce qu’elle a cette capacité de commencer par Tony Mix et, comme par magie, finir sur Lyonel Trouillot. Et puis j’ai lu un jour que « Les fleurs du mal » de Baudelaire fut censuré. Un comble. La censure est personnelle, je pense. Elle commence par l’individu qui refuse de consommer le produit offert. Si Wana marche, ou du moins marchait bien sur les stations de radio, sur le web et dans les tap-tap, c’est tout simplement parce que la demande (immorale ?) existe. N’attaquons donc pas, comme à l’accoutumée, le problème par le mauvais bout, l’aval, analysons-le en amont. Remontez avec moi cette pente décadente de ces quarante dernières années de la société haïtienne à travers sa musique populaire.
Le goût s’apprend. Il s’acquiert avec les expériences de la vie, mais surtout avec l’éducation. Il se trouve que depuis les années 60 et 70, il y a un déclin palpable du goût dans notre société. Il n’y a qu’à regarder la réduction du nombre de musiciens dans les groupes «konpa». Je suis né en 88, je jouis donc beaucoup plus d’un Konpa kreyol que d’un Skah Shah, mais je sais et suis néanmoins convaincu que l’aîné de ces deux groupes est de loin supérieur en qualité. La qualité musicale a clairement plongé de 70 à nos jours. Si je suis sûr de cette descente en qualité, je ne suis pas aussi sûr que Wana en soit le résultat. Wana est malheureusement vieille de 40 ans.
Wana était présente quand le Roi Koupe Clouwe chantait «Sosis». Wana s’est délectée du « Pi gwo, pi long, pi apetisan» de Tabou. Elle a dansé «Chat Fifi» avec Caribbean Sextet. Son cœur a tremblé quand Allan Cavé et Zin lui ont dédicacé «Nan Nannan». Elle a eu sa danse présidentielle avec «Sisisi» de Sweet Micky et tant d’autres tubes. Au nouveau millenium elle s’est laissée emporter par le rythme envoûtant de «Touchèch» ou de «Ti sourit». Et il y a seulement quelques mois,Wana s’était exprimée à travers son amie, Shassy, qui réclamait de l’argent pour un appel et bien d’autres faveurs, je suppose. Aujourd’hui tout le monde semble être offusqué qu’elle soit en train de marcher, alors qu’elle danse, piaffe, chante depuis belle lurette.
Serait-ce vraiment la dérive de trop? Je ne le pense pas. Wana marche et continuera son chemin. Elle n’est, plus que jamais, que trop bien accompagnée : à sa droite l’analphabétisme, et à sa gauche la misère.Wana peut maintenant courir vers l’abîme sans peur, car les murs de l’éducation sont tombés. Pour notre défense, nous avons quand même construit ce canal pour l’empêcher de trop déborder de son chemin: l’hypocrisie. L’hypocrisie se manifeste par cette censure qui ne fera qu’attiser la fronde de la jeunesse. Interdite, Wana sera beaucoup plus convoitée par un adolescent. Et puis, n’oublions pas que Wana gardera sa liberté sur le web. Cette bataille ne peut être gagnée que par un retour aux racines de la bonne éducation familiale traditionnelle haïtienne. Maintenant que cette éducation familiale traditionnelle est polluée, ses racines doivent être vivifiées par l’engrais d’une éducation républicaine de qualité ouverte à tous, car sont malheureusement profondes, nombreuses et vivaces les racines de notre ignorance. C’est une bataille qui est peut-être encore gagnable. Mais, je doute fort que cette hypocrisie à l’haïtienne soit l’arme qu’il faut.
Dj Tony Mix et Mosanto, les compositeurs de ce dernier tube, sont dénoncés, pointés du doigt, avilis par plusieurs. Moi, du coin de l’œil, je regarde dans le rétroviseur de la vie et je vois l’Histoire. Cette dernière se répète assez souvent comme pour nous expliquer notre condition socio-économique, culturelle et morale. Inquiets, Dj Tony Mix et Mosanto me demandent comment l’histoire va finir. Je leur réponds avec une voix grave à l’Al Pacino : « l’hypocrisie n’est que passagère, mes fils. Aujourd’hui vous êtes les sans pudeur, les immoraux, les voyous. Moi, je vois, contrairement au pays, un futur prometteur pour vous. Je vous vois ministres; je vous vois députés; je vous vois présidents».
Jétry Dumont
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