Haiti-Littérature : « Chronique de la dérive douce » de Dany Laferrière ou plaidoyer pour une perspective « jeune » de la migration
dimanche 28 octobre 2012
Share on facebook
Share on twitter
Share on myspace
Share on digg
Share on email
Share on favorites
Share on print
+
Par Wooldy Edson Louidor
Bogota, 28 oct. 2012 [AlterPresse] --- Le dernier roman en date de Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce (Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2012), décrit la vie d’un jeune haïtien de 23 ans récemment arrivé à Montréal en 1976, fuyant l’une des dictatures les plus féroces (« dictature tropicale en folie ») que le monde ait jamais connue.
Dédié « à celui qui vient d’arriver dans une nouvelle ville », le roman nous insère dans la nouvelle vie que mène ce jeune immigré du tiers-monde (« encore vaguement puceau ») qui débarque au Canada pour sauver sa peau de la machine à tuer du régime duvaliériste.
Tout est nouveau sous le ciel canadien pour le jeune immigré : « un couple en train de s’embrasser », « sur un balcon fleuri, quelques fêtards en train de converser et de boire », « un homme complètement nu courant sur le trottoir », « des adolescents jouant au hockey dans le parking »…
Dans une écriture migrante qui va de Canada à Haïti dans un voyage circulaire, le jeune livre au lecteur, dans une mixture de sincérité et désinvolture, les impressions éparses, les regards ambigus, les réflexions clairsemées et les expériences personnelles diverses (autour du travail, du sexe, de la littérature, du rapport à l’autre, à la nature, au climat et de son insertion sociale) qu’il tisse dans son nouveau monde, avec comme toile de fond son ancien monde qu’il fuit.
« J’ai quitté là-bas, mais je ne suis pas encore d’ici » : cette phrase traduit la schizophrénie dans laquelle se débat le jeune immigré. Comme d’ailleurs toute personne qui s’est vu obligée, pour une raison ou une autre, de laisser son pays d’origine.
Cependant, Chronique de la dérive douce fait le pari de présenter la perspective d’un jeune, la manière dont il vit sa schizophrénie. Un jeune, dont le souci majeur n’est pas de trouver un emploi, de travailler, de faire des économies. Il n’a qu’une préoccupation : vivre.
La perspective des jeunes immigrés est très souvent oubliée dans les études en sciences sociales (sociologie, anthropologie, relations internationales) sur le phénomène migratoire, voire dans les politiques publiques des pays d’arrivée ! On tend à mettre tous les migrants dans le même sac. Sans faire aucune différence !
Les mêmes prismes « limités, voire restrictifs » avec lesquels on a tendance à juger et jauger le migrant sont toujours de mise, à savoir : son statut légal (régulier ou non), la catégorie à laquelle il appartient (migrant économique, réfugié, étudiant, travailleur), son degré d’intégration (connaissance de la langue du pays d’arrivée, de ses us et coutumes, etc.), et souvent les mêmes stigmates sur son pays d’origine et la couleur de sa peau.
Par exemple, le fonctionnaire du bureau de dépannage des immigrés sur la rue Sherbrooke, chargé du dossier de Dany Laferrière, lui a dit ouvertement que « si j’acceptais de déclarer que je suis un exilé, et non un voyageur comme j’obstine à le répéter, il pourra me donner soixante dollars au lieu des vingt qu’il distribue aux simples immigrés ».
Le jeune immigré refuse de mentir ici au Canada ; il s’explique : « je n’ai pas été exilé, mais j’ai fui avant d’être tué ». Son argument, c’est que « on ment en Haïti pour survivre, et ça je peux le comprendre, mais qu’on ne nous demande pas de mentir ici aussi ».
Le jeune ne fait pas que changer de pays, mais il change aussi de valeurs, voire d’éthique, de conception du monde, de philosophie. C’est un nouvel homme qui s’annonce, qui pointe à l’horizon !
Chronique de la dérive douce présente le jeune immigré se trouvant à un carrefour de son existence, broyé par une question pertinente : comment articuler les deux mondes, l’ancien qu’il abandonne et le nouveau où il arrive et où il est en train de se forger une nouvelle vie ?
Bien sûr que, depuis, les deux mondes ont changé : Haïti ne vit plus sous une dictature et les pays d’arrivée sont beaucoup plus multiculturels, voire pluriethniques dans certains cas.
Cependant, le défi reste le même pour les jeunes immigrés : osciller à la jointure d’une blessure et d’une cicatrice. Blessure d’être déraciné (déchouqué) et cicatrice qu’a laissée cette plaie dans sa nouvelle vie.
On peut trouver la trace de cette blessure-cicatrice dans des fragments de Chronique de la dérive douce :
Au Canada : « J’ai connu les quatre saisons. J’ai connu et la jeune fille et la femme. J’ai connu la misère. J’ai connu aussi la solitude. Dans une même année. »
En Haïti : « Si j’étais resté à Port-au-Prince je n’aurais pas connu autre chose que ma famille, mes amis, les filles de mon quartier et, peut-être, la prison. »
Le défi auquel fait face le jeune immigré est bien spécifique : il va au-delà du fait de pouvoir trouver un emploi, de faire de l’argent…
Il veut connaitre de nouvelles choses et personnes, faire d’autres expériences, vivre une nouvelle vie !
Dans le cas du jeune immigré haïtien de Chronique de la dérive douce, il y a plus : il a laissé son pays pour ne pas perdre sa vie. Maintenant, il veut regarder la vie avec espérance, la vivre avec intensité.
Pour lui, la migration n’est pas une question avant tout économique, mais plutôt vitale. Elle répond à son désir profond de vivre, d’espérer, de ne pas perdre l’unique occasion de construire son futur et de transformer son expérience de vie en tant que jeune en une dérive douce, dont le roman de Dany Laferrière n’est que la chronique.
Chronique de la dérive douce est un plaidoyer en faveur de cette nouvelle perspective qui invite à voir le jeune migrant par-delà ses multiples visages de migrant, de travailleur, d’étudiant, d’étranger. À regarder et analyser le phénomène migratoire à travers les yeux et l’expérience des jeunes !
Cette perspective « jeune », suggérée par Dany Laferrière dans son roman, « rajeunit » les visions, les conceptions et les compréhensions traditionnelles autour de la migration.
Ce plaidoyer vaut autant, voire plus qu’un livre de sociologie, de sciences politiques, d’anthropologie, de philosophie. [wel gp apr 28/10/2012 13 :00]
Dany Laferrière,Chronique de la dérive douce, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2012
Bogota, 28 oct. 2012 [AlterPresse] --- Le dernier roman en date de Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce (Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2012), décrit la vie d’un jeune haïtien de 23 ans récemment arrivé à Montréal en 1976, fuyant l’une des dictatures les plus féroces (« dictature tropicale en folie ») que le monde ait jamais connue.
Dédié « à celui qui vient d’arriver dans une nouvelle ville », le roman nous insère dans la nouvelle vie que mène ce jeune immigré du tiers-monde (« encore vaguement puceau ») qui débarque au Canada pour sauver sa peau de la machine à tuer du régime duvaliériste.
Tout est nouveau sous le ciel canadien pour le jeune immigré : « un couple en train de s’embrasser », « sur un balcon fleuri, quelques fêtards en train de converser et de boire », « un homme complètement nu courant sur le trottoir », « des adolescents jouant au hockey dans le parking »…
Dans une écriture migrante qui va de Canada à Haïti dans un voyage circulaire, le jeune livre au lecteur, dans une mixture de sincérité et désinvolture, les impressions éparses, les regards ambigus, les réflexions clairsemées et les expériences personnelles diverses (autour du travail, du sexe, de la littérature, du rapport à l’autre, à la nature, au climat et de son insertion sociale) qu’il tisse dans son nouveau monde, avec comme toile de fond son ancien monde qu’il fuit.
« J’ai quitté là-bas, mais je ne suis pas encore d’ici » : cette phrase traduit la schizophrénie dans laquelle se débat le jeune immigré. Comme d’ailleurs toute personne qui s’est vu obligée, pour une raison ou une autre, de laisser son pays d’origine.
Cependant, Chronique de la dérive douce fait le pari de présenter la perspective d’un jeune, la manière dont il vit sa schizophrénie. Un jeune, dont le souci majeur n’est pas de trouver un emploi, de travailler, de faire des économies. Il n’a qu’une préoccupation : vivre.
La perspective des jeunes immigrés est très souvent oubliée dans les études en sciences sociales (sociologie, anthropologie, relations internationales) sur le phénomène migratoire, voire dans les politiques publiques des pays d’arrivée ! On tend à mettre tous les migrants dans le même sac. Sans faire aucune différence !
Les mêmes prismes « limités, voire restrictifs » avec lesquels on a tendance à juger et jauger le migrant sont toujours de mise, à savoir : son statut légal (régulier ou non), la catégorie à laquelle il appartient (migrant économique, réfugié, étudiant, travailleur), son degré d’intégration (connaissance de la langue du pays d’arrivée, de ses us et coutumes, etc.), et souvent les mêmes stigmates sur son pays d’origine et la couleur de sa peau.
Par exemple, le fonctionnaire du bureau de dépannage des immigrés sur la rue Sherbrooke, chargé du dossier de Dany Laferrière, lui a dit ouvertement que « si j’acceptais de déclarer que je suis un exilé, et non un voyageur comme j’obstine à le répéter, il pourra me donner soixante dollars au lieu des vingt qu’il distribue aux simples immigrés ».
Le jeune immigré refuse de mentir ici au Canada ; il s’explique : « je n’ai pas été exilé, mais j’ai fui avant d’être tué ». Son argument, c’est que « on ment en Haïti pour survivre, et ça je peux le comprendre, mais qu’on ne nous demande pas de mentir ici aussi ».
Le jeune ne fait pas que changer de pays, mais il change aussi de valeurs, voire d’éthique, de conception du monde, de philosophie. C’est un nouvel homme qui s’annonce, qui pointe à l’horizon !
Chronique de la dérive douce présente le jeune immigré se trouvant à un carrefour de son existence, broyé par une question pertinente : comment articuler les deux mondes, l’ancien qu’il abandonne et le nouveau où il arrive et où il est en train de se forger une nouvelle vie ?
Bien sûr que, depuis, les deux mondes ont changé : Haïti ne vit plus sous une dictature et les pays d’arrivée sont beaucoup plus multiculturels, voire pluriethniques dans certains cas.
Cependant, le défi reste le même pour les jeunes immigrés : osciller à la jointure d’une blessure et d’une cicatrice. Blessure d’être déraciné (déchouqué) et cicatrice qu’a laissée cette plaie dans sa nouvelle vie.
On peut trouver la trace de cette blessure-cicatrice dans des fragments de Chronique de la dérive douce :
Au Canada : « J’ai connu les quatre saisons. J’ai connu et la jeune fille et la femme. J’ai connu la misère. J’ai connu aussi la solitude. Dans une même année. »
En Haïti : « Si j’étais resté à Port-au-Prince je n’aurais pas connu autre chose que ma famille, mes amis, les filles de mon quartier et, peut-être, la prison. »
Le défi auquel fait face le jeune immigré est bien spécifique : il va au-delà du fait de pouvoir trouver un emploi, de faire de l’argent…
Il veut connaitre de nouvelles choses et personnes, faire d’autres expériences, vivre une nouvelle vie !
Dans le cas du jeune immigré haïtien de Chronique de la dérive douce, il y a plus : il a laissé son pays pour ne pas perdre sa vie. Maintenant, il veut regarder la vie avec espérance, la vivre avec intensité.
Pour lui, la migration n’est pas une question avant tout économique, mais plutôt vitale. Elle répond à son désir profond de vivre, d’espérer, de ne pas perdre l’unique occasion de construire son futur et de transformer son expérience de vie en tant que jeune en une dérive douce, dont le roman de Dany Laferrière n’est que la chronique.
Chronique de la dérive douce est un plaidoyer en faveur de cette nouvelle perspective qui invite à voir le jeune migrant par-delà ses multiples visages de migrant, de travailleur, d’étudiant, d’étranger. À regarder et analyser le phénomène migratoire à travers les yeux et l’expérience des jeunes !
Cette perspective « jeune », suggérée par Dany Laferrière dans son roman, « rajeunit » les visions, les conceptions et les compréhensions traditionnelles autour de la migration.
Ce plaidoyer vaut autant, voire plus qu’un livre de sociologie, de sciences politiques, d’anthropologie, de philosophie. [wel gp apr 28/10/2012 13 :00]
Dany Laferrière,Chronique de la dérive douce, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire