Voici un texte publié par le Dr Rosalvo Bobo, en 1903, à propos de la fête du Centenaire (100 and d'indepence).
"Haïtiens, vous parlez de fêter le centenaire de
votre Liberté. Ce n'est vraiment pas ingénieux comme trouvaille
d'occasion de nouvelles fantasmagories. Je suis fatigué, ô mes
compatriotes, de nos stupidités. Faisons grâce au monde, qui nous sait
exister, de caricatures révoltantes. Un peu de vergogne, voyons, à
défaut de grandeur morale. Centenaire de notre liberté ? Non. Centenaire
de l'esclavage du nègre par le nègre. Centenaire de nos égarements, de
nos bassesses et, au milieu de vanités incessantes, de notre
rétrocession systématique. Centenaire de nos haines fraternelles, de
notre triple impuissance morale, sociale et politique. Centenaire de nos
entr'assassinats dans nos villes et savanes. Centenaire de nos vices,
de nos crimes politiques. Centenaire de tout ce qu'il peut y avoir de
plus odieux au sein d'un groupement d'hommes. Centenaire de la ruine
d'un pays par la misère et la saleté. Centenaire de l'humiliation et de
la déchéance peut-être définitive de la race noire, par la fraction
haïtienne, cela s'entend. Je vous en prie, n'allons pas profaner les
noms de ceux-là que nous appelons aussi pompeusement que bêtement NOS
AÏEUX. C'est assez d'être traîtres, n'allons pas à l'imposture. Voyons,
mes amis, un peu de calme et de conscience. Puisque nous avons cent ans,
que sommes-nous ? C'est une vieille prétention de croire que nous
sommes quelque chose aux yeux du monde civilisé Eh bien, NON ! Il faut
se placer en pleine Europe pour se faire une idée de notre petitesse.
Petit lieu lointain habité par des nègres. Les plus curieux savent que
nous avons une légère teinte de civilisation française. Quelle faveur!
L'immense reste se contente de nous savoir sauvages. Entre nous, quand
j'entends ces mots "Peuple haïtien", "Nation haïtienne", il se produit
en moi un débordement d'ironie. Non, mes amis, "des groupes, des
individus isolés régis par un groupe stigmatisé, du nom de
GOUVERNEMENT". Et comme, au point de vue de la chose commune, nous
avons, par suite de graves dislocations dans le groupement primitif, des
intérêts, des goûts, des idées, des idéals différents, nous en sommes à
vivre chacun comme dans un désert, ne pouvant pas compter sur les
forces sociales et politiques, puisque la société et la politique
n'existent plus. La masse peut passer d'un moment à l'autre. Que lui
importe d'être fauve, elle ne tient pas à elle-même. L'individu a à se
défendre contre la masse. Vive et soit bien qui peut.Mais, attention !
Affiches autour de cette monstrueuse et fatale caricature, guipures du
pagne : RÉPUBLIQUE, CHAMBRES, CONSTITUTIONS, LOIS . Ah! Le mal de la
France! Ce doit être un plaisir pour l'orang-outang de rappeler la bête
humaine ! Allons ! Rapprochons-nous davantage et causons. Comme on doit
le faire en famille, sans scrupule, sans forfanterie. Ceux d'entre nous
qui ont appris à lire un peu dans les grands livres se croient du coup
grands. Les belles choses les émerveillent. Et avec un enthousiasme le
plus souvent mercantile, ils se mettent, au fur et à mesure qu'ils
tournent les pages, à plaquer des grandeurs artificielles sur notre
petitesse immuable. Hélas! Petitesse de nos misérables cerveaux !
Venons-en donc décidément à nous persuader que nous sommes des gens d'en
bas, des apprentis capables de besognes déterminées. Nos petitesses
uniformes seraient si admirables ! Le génie chez le grand est remplacé
par la vanité chez le petit. Avouons que nous avons besoin tout au moins
d'un peu d'intelligence à défaut de génie. Et résignons-nous à
l'humiliation d'en demander l'aumône aux riches cerveaux de l'humanité
d'en haut. Et que mesurons-nous à l'étalon de la moralité ? Maisons
publiques, maisons officielles? Bourbiers ! Les plus malins, verrats
embusqués dans des formes humaines, en émergent avec quelques paillettes
d'or. Mais le sentiment du beau nous faisant défaut, nous n'en savons
pas user. Et nous sommes depuis cent ans des jouisseurs avides. Des
immoraux, des pédants, des orgueilleux ! Par conséquent, des niais et
des réfractaires, voilà ce que nous sommes ! Ayons le courage, l'heure
est venue, de nous dénoncer tels à nous- mêmes. Et le 1er janvier 1904,
s'il faut quand même faire quelque chose, au lieu de semer les lauriers
sur les mânes introuvés de nos aïeux, après avoir passé un siècle à les
oublier, à les souiller, à nous moquer outrageusement de leur héroïsme ;
au lieu du pourpre et des flammes, nous tendrons un deuil d'un bout à
l'autre du pays, en témoignage de notre remords et, la bouche contre
terre, tenant chacun un bout de crêpe pendant au drapeau bicolore, nous
demanderons pardon à Dessalines, à Toussaint, à Capois, à toute la
phalange immortelle de notre histoire. Pardon de notre ingratitude, de
notre esclavage, malgré eux. Pardon de nos folies. Pardon de nos
parjures et de notre croupissement. Et nos pleurs plairont mieux à ces
dieux que les fêtes bêtes, déloyales et scandaleuses, qu'à contrecoeur,
par fausse pudeur, nous nous évertuons à leur préparer. Non. Je proteste
de toute la force de mon âme. Nous ne fêterons pas, parce que, pour
bâcler ces fêtes, étant misérables, chétifs, sans le sou, il nous faudra
encore fouiller dans la bourse du paysan et faire manger au peuple la
dernière vache maigre. Nous ne fêterons pas, parce que, tandis qu'au
palais, dans nos salons somptueux, nous viderions la coupe au vin d'or
et chanterions ivrogneusement l'an sacré 1804, ce paysan dépouillé, ce
peuple miséreux pourrait le maudire. Et leurs malédictions en feraient
sortir d'autres du sein de la terre. Eh bien donc, un peu de vergogne et
travaillons à sortir du stupre de tout un siècle. Et s'il nous plaît de
commencer bientôt, 1904 ne sera la fête de rien du tout, mais la
première année d'existence d'une collectivité de braves gens nègres
travaillant modestement et moralement à être un peuple. Et la petite
république d'Haïti pourra être une immensité en pleine Europe ! Et le
vieux continent pourra se préoccuper, en l'an 2004, du premier
centenaire de la GRANDE LIBERTÉ du PEUPLE HAÏTIEN !" Dr. Rosalvo Bobo
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire